VENDREDI 20 / 19 HEURES
L'estomac de Ninon gargouillait, mais elle n'osait pas sortir de sa chambre, de peur que si Louis l'entendait dans le salon, il la trouverait pour s'excuser. Elle préférait l'éviter, quitte à ne pas manger jusqu'au lendemain matin. Le malaise lui tordait les tripes, des frissons électrique de gêne traversaient son corps quand elle y repensait. Elle ne voyait pas ce qu'elle avait fait de travers. Peut-être avait-elle donné de faux indices, ne s'était pas tenue correctement, avait été trop avenante dans ces gestes. Pourtant, elle ne trouvait pas... Il n'y avait qu'à voir la distance sacrée qu'elle imposait entre deux, et le rituel du lavage des mains qu'elle suivait si celle-ci avait le malheur d'être briser. Ninon ne voyait pas où elle avait dérapé.
Qui plus est, elle ne voulait plus le voir. Même pas, elle ne pouvait plus le voir. Effrayée par l'idée qu'il recommence. Chose difficile, ils vivaient ensemble. Pire, ils étaient coincés ensemble. C'était sa faute. Elle avait baissé sa garde, elle avait arrêté d'être cette colocataire tatillonne, elle ne lui avait foutu assez de pression pour qu'il fasse la vaisselle. Elle n'aurait jamais dû franchir la limite, elle aurait dû veiller à garder les relations cordiales.
C'était peut-être la fièvre. Louis avait vrillé car il était malade, il n'avait pas toute sa tête... Elle lui cherchait des excuses, mais même avec cette conviction, son embarras ne diminuait pas. Ninon n'envisageait pas de l'avoir en face d'elle. Plus jamais. Comment lui reparler maintenant que ça s'était passé ?
Sa mère appela dans la soirée, elle avait toujours le don pour appeler aux pires moments.
─ Allô ? décrocha Ninon d'une voix lasse.
─ Allô Ninon ? René, il est malade.
C'était ainsi qu'elle parlait, sans prendre de précautions, sans annoncer qu'elle avait une nouvelle, précisant encore moins si elle était bonne ou mauvaise. Elle livrait l'information brute, sans chichis, et c'était à l'interlocuteur de se dépatouiller et en faire ce qu'il voulait. Ninon se redressa sur lit, le cœur battant.
─ René est malade ? répéta-t-elle.
─ René est malade. Il tousse, il transpire, il est bouillant, là, il respire pas trop bien, mais ça va. Il dit que ça va.
─ Mais et toi ? Vous ne vous touchez plus, rassure moi. Il a été chez le médecin ?
─ Moi, ça va. Pis, si je l'ai, je l'ai, hein. Il a appelé le docteur, ils ont fait ça sur le téléphone. J'étais pas d'accord, j'ai dit le docteur, il voudra te vendre des médicaments, comme tous les docteurs, mais il insistait. Le docteur a dit faut pas sortir, ni lui ni moi. Alors moi, je me demande comment on va faire maintenant.
Ninon crisait à l'autre bout du combiné. C'était peut-être l'accumulation de tous les événements de la veille et la journée, c'était peut-être le trop-plein d'émotions qui brassaient en elle. Le geste déplacé de Louis, les confidences qu'elle lui avait faites et dont il s'était royalement moqué. Elle lui disait qu'elle angoissait à l'idée des microbes, de la saleté, il cherchait à l'embrasser alors qu'il était malade ! C'était un tout. Sa mère qui ne l'écoutait jamais, son mémoire qui attendait dans son ordinateur et sur lequel elle bloquait, son abruti de colocataire qui ne faisait jamais la vaisselle. Elle avait toujours été trop. Trop gentille, trop maniaque, trop bête, trop silencieuse. Ses proches lui marchaient dessus et elle restait docile, ne froissait personne, rentrait dans les cases. Où l'avait mené ce comportement ? À être enfermée dans un appartement miteux, loin de sa famille, avec un coloc' pourri et sa santé mentale qui se dégradait !
Elle explosa au téléphone.
─ Tu m'écoutes maintenant Maman. J'en ai rien à foutre de tes huiles essentielles et de ta cure de raisin, on parle de ta santé. Tu veux que je te ressorte ton dossier médical ? C'est ça que tu veux ? Tu veux que je t'envoies par courrier recommandé la longue liste de tes antécédents qui te mettent à risque de crever de ce truc ? Donc c'est fini. C'est fini. Tu appelles le médecin, tu lui expliques tout, et tu exiges un test. Si tu l'as, tu guettes tous tes symptômes, et à la moindre toux suspecte, tu files aux urgences. Les urgences, maman ! Et si tu l'as pas, tu restes loin de René. La maison est assez grande, vous n'êtes pas obligés d'être dans la même pièce. C'est dur, mais c'est ta santé. Et moi, je ne perds pas ma maman à cause d'un truc comme ça !
Elle ne voulait même pas entendre la réponse indolente de sa mère, elle la connaissait déjà. Calme-toi, Nini, c'est rien. Moi, j'ai vu sur Facebook, les gens, ils disent que c'est une grippe. Une petite grippe. Comme si elle oubliait qu'une grippe pouvait, elle, l'envoyer en réanimation. Elle raccrocha avec furie, et lança son téléphone au bout du lit, se mordant la joue. Puis cette chambre trop familière, et l'impression d'étouffement. Ninon n'en pouvait plus, elle voulait se casser, partir loin, passer ce confinement à la montagne, seule, là où personne ne l'emmerderait.
D'un mouvement impulsif, elle sortit de sa chambre et se dirigea vers l'entrée. Elle craignait que Louis ne veuille l'attraper au vol, mais heureusement, il n'en fut rien. Il resta silencieusement dans sa chambre, pendant qu'elle prenait son jeu de clés et claquait la porte derrière elle. Elle descendit l'escalier en trombe. De l'air, un peu d'air, c'était tout ce qu'elle demandait. Elle ne toucherait à rien, elle ne parlerait à personne. Les flics ne tournaient même pas dans le quartier, elle ne voyait aucune voiture du balcon. Elle resterait en bas de l'immeuble, ou peut-être irait-elle un peu plus loin, pour s'assurer que Louis ne l'épiait pas de sa fenêtre.
Elle poussa la porte de l'immeuble, et la première bouffée fut salvatrice, lui aérant les poumons et l'esprit. Il n'aurait pas été étonnant d'apprendre que l'air était meilleur. Pas de voiture, moins d'usines, moins d'avion, elle respirait en même temps que la planète. Ninon ferma les yeux. Ça allait mieux. Comme une cocotte-minute dont on aurait relâché la pression, elle se vidait des ondes négatives, même si la rancœur lui restait bloquée dans la gorge. Elle préféra rester sur le parvis de l'immeuble, sur les marches. Les pierres étaient fraîches sous ses fesses, par-dessus les immeubles mitoyens, la soleil achevait sa courbe. La rue était plongée dans l'ombre, il commençait à faire froid.
Ninon ne reparlerait pas à Louis. C'était décidé. Ils termineraient ce confinement comme ils auraient dû le commencer : à distance l'un de l'autre. Ils n'étaient pas amis, ils étaient colocataires, et mélanger les deux avait été une faute de sa part. Ninon et Louis vivraient leur existence de leur côté, elle se prenant la tête avec sa mère, et lui... lui faisant ce qu'il avait à faire, elle s'en fichait de toute manière.
Prise dans ses pensées, les yeux sur les pavés pour mieux réfléchir, elle ne les entendit même pas arriver. Ce fut seulement quand une ombre encore plus grande assombrit sa vision qu'elle releva la tête.
─ Vous avez votre attestation, mademoiselle ?
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