SAMEDI 14 / 19 HEURES 45
Ninon était tarée. Elle était revenue avec deux gros sacs remplis de courses. En la voyant débarquer dans l'entrée, son écharpe couvrant sa bouche, essoufflée d'avoir monté ses réserves à bout de bras sur trois étages, Louis se moqua.
─ Tu sais que c'est pas l'Apocalypse, hein ?
Elle ne releva pas. En fond sonore, le Premier ministre s'exprimait à son pupitre, lisant attentivement ses notes d'un air grave. Louis avait allumé la télévision, plus par mimétisme que par réel intérêt. Ninon traîna ses gros sacs jusqu'à la cuisine, et le jeune homme ne lui proposa même pas son aide, occupé à faire défiler sur son téléphone les blagues des gens sur Twitter. Sa colocataire rangeait ses denrées sur l'étagère lui étant destinée dans le réfrigérateur quand la prochaine phrase du chef du gouvernement la stoppa dans son geste. Louis se redressa dans le canapé à son tour, interpellé.
Le couperet tomba. Bars, restaurants et autres commerces non-indispensables fermeraient dans la nuit. La mâchoire de Louis chuta à son tour. Qu'est-ce que ça voulait dire ? Il ne pourrait même plus sortir prendre un verre ? De qui se fichaient-ils ? Tout ça pour un petit virus ? Ninon resta silencieuse, reprenant la valse de ses courses. Le jeune homme, insurgé, se tourna vers elle.
─ Mais ils sont dingues ! Ça devient n'importe quoi cette histoire !
─ S'ils ferment les écoles, ils ferment les restaurants, c'est logique.
─ Il faut que j'appelle Malik, qu'on aille boire un coup avant la punition.
Ninon soupira.
─ T'as vraiment rien compris ! Ça veut dire « Restez chez vous » pas « Bourrez-vous la gueule une dernière fois ».
Louis haussa les épaules, le téléphone déjà contre l'oreille, dans l'attente de la réponse de son ami. Il se moquait bien de ce qu'elle pensait. Elle réagissait de manière excessive, la preuve, elle venait de remplir le réfrigérateur comme si une attaque nucléaire venait d'être annoncée. Louis chercha à se défendre :
─ Je ne suis pas malade, de toute manière.
─ Ça signifie pas que tu ne l'as pas.
─ Ouais, comme tu veux.
Malik décrocha enfin, et quand Louis lui exposa son envie de sortir, ce fut la douche froide. Son ami refusa. Il avait encore du mal à se remettre de la soirée de la veille, et sa mère préférait qu'il reste à la maison.
─ Tu comprends, elle est diabétique. Moi, je prends pas de risques de choper le truc et lui refiler. Je reste chez moi, mec.
La conversation s'arrêta là, et Louis resta les bras ballants. Il perçut un sourire discrètement amusé sur les lèvres de sa colocataire. Il n'abandonna pas son idée pour autant, et envoya tout de suite un message sur la conversation de son groupe d'amis pour leur proposer. Mais personne ne voulait, tous enclins à un sévère cas de gueule de bois. Lui pétait la forme ! Les deux heures de ménage de la matinée lui avait donné une pêche d'enfer. Le jeune homme se résigna. Il ne sortirait pas ce soir-là.
Son ventre gargouilla, pour se consoler, il allait se faire à manger. Il n'écoutait déjà plus ce que le Premier ministre déblatérait, blessé dans sa fierté. Il bouscula un peu Ninon, sans trop de violence, pour jeter un coup d'œil à son étage. Là, trônait tristement un paquet de jambon blanc avec une seule tranche et un demi-citron. En soufflant, il attrapa la pitoyable tranche restante. Ninon extirpa d'un de ses sacs un paquet neuf, et le lui tendit.
─ J'ai fait un peu de courses, pour toi, aussi.
Louis fronça les sourcils, décontenancé par le geste. Depuis pensait-elle à lui pendant les courses ? Il n'y avait pas plus proche de ses sous que Ninon. Elle réclamait qu'ils paient le loyer dès le premier du mois et insistait pour qu'il mette une plus grande partie de la facture d'eau et d'électricité. Apparemment, il serait plus grand consommateur ! Il ne savait pas d'où elle sortait ses statistiques approximatives. Il se méfia même, se disant qu'elle allait non seulement lui demander de rembourser l'avance, mais qu'elle allait lui demander des intérêts avec. Pourtant, elle avait l'air sincère. Louis saisit timidement le paquet de jambon blanc.
─ Pourquoi ? fut la seule question qu'il fut en mesure de poser.
─ Je ne sais pas, je pense qu'on va finir par rester coincés ici, autant avoir un peu de stock.
─ Tu crois ?
Il n'y croyait pas jusque là, mais vu la vitesse à laquelle de nouvelles mesures tombaient, Louis commençait à douter de ses certitudes. Ninon se contenta de hausser les épaules et continua le rangement. Troublé, le jeune homme garda son paquet de jambon blanc contre sa poitrine et ouvrit son placard. Il en sortit une boîte vide, où trois pâtes se battaient en duel.
─ Eh ! l'interpella Ninon.
Il tourna la tête, et elle lui lança un paquet plein qu'il réceptionna avec surprise.
─ Euh... bégaya-t-il. Merci, c'est cool.
Surtout après ce qui s'était passé la veille. Il lui avait dit des choses horribles, et elle ne semblait tenir aucune rancœur. Super, maintenant il passait pour un gros con ! C'était peut-être même un plan machiavélique de sa colocataire : être gentille pour laisser la culpabilité le ronger. Mince, ça fonctionnait bien. Il se sentait comme une merde désormais. Louis mit de l'eau à chauffer, et en mesurant les pâtes qu'il allait verser, il retint son geste. Ninon rangeait les sacs vides dans un tiroir.
─ Je t'en mets pour toi ? proposa Louis.
Elle mit un temps à répondre, à son tour sous le choc, mais finit par accepter. Louis doubla donc la dose, et ils restèrent en silence tout le temps de la cuisson, écoutant à nouveau ces petits bonhommes de journalistes qui débattaient sur les annonces du soir. Le minuteur indiqua que le repas était prêt, et pendant que Louis égouttait le tout, Ninon installa deux assiettes, deux fourchettes, deux couteaux et deux verres. Ils ne dirent rien, ne firent aucune remarque, pourtant, ils n'en pensaient pas moins.
C'était la première fois. La première fois en huit mois de vie commune qu'ils mangeaient ensemble, assis à la même table. Louis ne savait pas ce qui avait changé, d'autant plus qu'ils ne s'étaient pas mis d'accord. Ils l'avaient fait sans se parler. Quand ils s'installèrent face à face, leur silence meublé par les commentaires de la télévision, ça fit tout drôle à Louis, qui avait trop l'habitude de manger dans sa chambre, devant une vidéo Youtube. Ninon lui servit de l'eau, et c'était encore plus étrange. Ils ne se parlèrent pas, se contentant de mastiquer en écoutant religieusement la télévision, mais c'était déjà un progrès immense.
Louis raclait les derniers morceaux de fromage râpé quand Ninon dit :
─ Est-ce je peux te demander un service ?
Décidément, la scène était irréelle. Qui étaient-ils ? Et qu'avaient-ils faits de Louis et Ninon, les colocataires qui ne pouvaient pas s'encadrer ? Le plus étonnant, ce fut que Louis acquiesça sans se méfier. Ninon baissa les yeux sur son plat, faisant tourner sa fourchette dans ses pâtes.
─ Ne sors pas si tu n'en as pas besoin.
Louis secoua la tête, c'était trop lui demander.
─ Non, je peux pas. Je suis hyperactif comme gars. J'arrêterai de sortir quand on me menacera de me flanquer une amende au cul, pas avant.
Ninon soupira mais ne combattit pas plus longtemps. Soudain, Louis se souvint pourquoi elle l'énervait : elle n'avait aucune personnalité. Il ramassa son assiette et alla s'enfermer dans sa chambre. Il aurait bien aimé pouvoir sortir ce soir-là, tant pis, il y en aurait d'autres.
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