JEUDI 19 / 23 HEURES 30


Louis ne savait déjà plus quel jour on était. Il s'était réveillé en début de soirée pensant que c'était le matin du lendemain. Il avait vu l'heure sur son radio-réveil, puis avait cru qu'il avait dormi 36 heures d'affilée. Il lui avait fallu dix bonnes minutes avant de comprendre qu'il avait seulement roupillé tout l'après-midi. Dans les vapes, et avec une pressante envie d'aller aux toilettes, il se traîna hors de son lit. Une lumière bleue émanait du séjour. En y jetant un coup d'œil, il remarqua Ninon, emmitouflée dans un plaid, qui regardait un jeu télévisé dans l'obscurité. Les cris des candidats et la musique catastrophe grimpèrent à la tête de Louis, encore tremblant et fébrile de fièvre.

Elle ne le remarqua même pas, posté là dans l'encadrement de la porte, et même quand il se glissa dans le salon, passant à deux mètres d'elle, il lui fallut un temps avant de sursauter.

─ Merde, tu m'as fait peur. Ça va mieux ?

Louis haussa les épaules. Il était encore fatigué. C'était d'ailleurs une sensation étrange. Il avait l'impression d'être une poupée de chiffon, les jambes flageolantes, qui pourrait s'effondrer d'un instant à l'autre, déposséder de toute énergie. Chaque geste, même le plus petit, même tendre un bras était éreintant. Si quelques courbatures le lancinait, ce n'était pas le plus dérangeant. En revanche, l'épuisement était insupportable. Et la fièvre... Chaud, froid, chaud, froid. La sueur qui collait son corps à ses vêtements et le tournis qui lui donnait accès à toutes les dimensions du monde.

Il avait faim aussi. Son corps s'était réveillé lui aussi, criant à la famine. Eh, oh, ça fait deux jours qu'on a rien bouffé, t'exagères mon gars. Il avait envie de jambon. Sans nitrite. Et de pâtes avec du ketchup. Fort heureusement, c'était tout ce qu'il mangeait en temps normal. La nature était bien faite.

Il alluma la lumière au-dessus des plaques de la cuisine, Ninon l'avait déjà oublié. Il nota qu'elle avait quand même baissé le son, et Louis lui en fut reconnaissant, ça tapait moins au crâne. Quand il eut pleinement émergé de sa longue nuit en pleine après-midi, il devint plus enclin à faire la conversation.

─ Comment ça se fait que t'es encore debout ?

Bientôt minuit, et elle n'était pas dans son lit. Ninon se retourna sur le canapé, elle avait posé la couverture sur sa tête et avait enroulé le reste de son corps dans les grands pans du plaid. Louis ricana intérieurement. On aurait dit un burrito, et dans la pénombre, le visage de Ninon lui faisait pensé à une tomate. Il se massa les yeux, la fièvre lui montait.

─ J'attends minuit, lui expliqua-t-elle. Pour acheter Animal Crossing.

─ Oh, OK.

L'eau ne bouillait pas encore, mais son estomac gargouillait à la mort. Louis roula une tranche de jambon – sans nitrite – à même le paquet et la porta à sa bouche. La petite voix de Ninon s'éleva :

─ On se fait chier, quand même.

─ Putain, ouais, souffla Louis.

Et encore, lui était malade, il y avait eu un peu d'animation dans sa vie. Ninon avait dû tourner dans l'appartement pendant deux jours, à ne pas savoir quoi faire.

─ Je devrais travailler pour la fac, mais je n'y arrive même pas, se plaignit-elle. C'est horrible, ça me prend toute mon énergie mentale, cette histoire.

Il la comprenait dans un sens. Il aurait dû ouvrir son espace de cours en ligne depuis une semaine, et il ne l'avait toujours pas fait. Quelque part, sur un serveur, une dizaine d'e-mails de ses chargés de TD devaient s'entasser, avec eux, des centaines de pages d'articles à lire pour les examens à venir. Louis n'avait pas eu la force d'affronter la réalité, même avant de tomber malade. Mais il se considérait plus chanceux que Ninon, la peur ne le saisissait pas à la gorge comme elle semblait le faire avec elle. Il se racla la gorge, encore prise, et lui demanda :

─ Qu'est-ce que tu crains ?

─ Hein ? s'étonna Ninon.

─ T'as bien peur, non ? De la situation. T'as peur de quoi, concrètement ?

Il voulait essayer de comprendre. Depuis le début, il la voyait prendre mille et une précaution sans jamais piger d'où venait son obsession. Jusque là, il n'en avait retenu qu'une chose : ça le soûlait. Bien avant le confinement. Mais il devait y avoir une raison derrière son comportement. Ninon haussa les épaules, perdue. Elle avait coupé le son de la télévision.

─ Honnêtement, je ne sais pas. J'avais des TOCs quand j'étais petite, et j'imagine que le climat anxiogène les fait un peu revenir. Puis, ma mère a cette relation compliquée avec la médecine, alors j'ai peur que si elle attrape le virus, elle refusera de se soigner.

Louis resta planté dans la cuisine, immobile et concentré. Il avait moins mal au crâne. Ninon reprit.

─ Ma mère est la seule personne qui me reste de ma famille. Alors... enfin, tu vois.

Il acquiesça, les traits graves. Un crissement aigu le fit sursauter, l'eau s'était mis à bouillir et quelques éclaboussures avaient sauté sur la plaque brûlante. Louis s'empressa de verser les pâtes et baisser le feu. Ninon était silencieuse, fixant la table basse devant elle, partie dans ses pensées. Louis se glissa sur l'autre bout du canapé, enjambant le dossier. En tombant sur le moelleux des coussins, une vague de fatigue l'agita, il soupira. Ninon releva la tête, comme revenant sur Terre, et esquissa un sourire triste.

─ Tu sais, dit-il, presque dans un murmure. Moi aussi j'avais des TOCs quand j'étais petit. Avant de manger, je devais toucher huit fois mon nez, et tirer quatre fois chaque lobe de mes oreilles. Puis si c'était pas bon, je le faisais avant chaque bouchée, un peu pour conjurer le sort, tu vois. Comme si le rituel allait rendre les aliments meilleurs. Mais bon, mes parents ont vite capté, j'ai été chez le psy et tout. Maintenant ça va.

─ Je savais pas ça sur toi, réalisa Ninon.

─ Je crois l'avoir déjà dit à quelqu'un, pour être honnête. C'est tellement loin, mais c'est arrivé. Alors je te comprends.

Il ferait un effort, se promit-il. Il ferait la vaisselle plus souvent, il se laverait les mains devant elle, pour la rassurer. Il ne voulait pas la faire paniquer plus qu'elle ne l'était déjà. C'était la moindre des choses. Ninon plia ses genoux contre sa poitrine, elle n'était plus qu'une boule de couverture avec un visage rond. Après une longue inspiration, elle déclara :

─ Je commence à me sentir étouffée, quand même. Pas à cause de toi, hein, juste de rester toujours à la maison. Tous les jours se ressemblent, parfois, je regarde l'heure, et je me dis : « Merde, il est déjà 16 heures » et je réalise que j'ai rien fait de ma journée. On tourne en rond, et on n'avance pas. Ce matin, je suis sortie, et je te jure, le monde s'était arrêté. Je me dis que nous aussi, on s'est arrêté, tu vois. Et quand tout va reprendre, quand les gens sortiront, ça nous fera tous l'effet d'un énorme gueule de bois.

Il acquiesça, il compatissait à la perfection. Lui n'était pas sorti depuis le lundi, alors qu'il ne passait jamais une journée sans mettre le nez dehors. Il se sentait comme un de ses animaux au zoo qui tournaient en rond dans leur enclos, à jouer avec les nez collés des visiteurs sur la vitrine. Sauf que lui ne pouvait même pas faire de singeries pour amuser la galerie et passer un peu le temps. Louis eut alors une idée.

─ On devrait sortir !

Ninon roula les yeux. Elle ne le prenait pas au sérieux, il insista :

─ Non, pour de vrai. On est en pleine nuit, il n'y aura personne dans les rues, c'est pas risqué. Puis, on va pas loin. Dans le centre-ville, puis on revient, juste le temps de prendre l'air. Allez, Ninon. On peut même prendre le petit papier pour te rassurer.

─ T'es malade, lui rappela-t-elle.

C'était vrai. Mais soudain, l'adrénaline avait dissipé toute trace de fatigue en lui. Il ne rêvait plus d'une chose : respirer l'air extérieur. Il avait solution à chaque argument, alors il dit :

─ J'ai quelques masques. Mes parents m'en envoient toujours pour la grippe. J'en mettrai un. Allez ! Ça nous fera du bien.

─ Louis, s'il te plaît...

─ Allez !

Ninon soupira, la lueur dans ses yeux trahissait son envie. Elle considérait la proposition. Louis insista un peu plus, la sentant sur le point de craquer. Elle céda :

─ D'accord. Mais on attend minuit, pour Animal Crossing.

Louis hocha la tête, ça lui convenait. Il devait manger de toute manière. Il se releva, requinqué. Il toussa, dans son coude, et se lava les mains juste après. Ninon le remarqua, et esquissa un sourire tout en remontant le son de la télévision.




(nda : NE SORTEZ PAS !!!! Restez chez vous) 

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