JEUDI 19 / 11 HEURES 30
Ninon avait imprimé le petit papier pour l'autoriser à sortir et l'ordonnance que Louis lui avait transmise. Il était réveillé, elle l'avait entendu tôt dans la matinée traîner ses lourds pas à travers le couloir, mais elle ne lui avait pas parlé. Elle préférait rester loin de lui et de sa maladie. Quand elle avait quitté l'appartement, il était dans sa chambre. Confiné à deux fois.
Dehors, un grand soleil irradiait les façades des immeubles. La lourde porte en bois claqua derrière elle, et Ninon se planta au bas des marches de son immeuble, tournant la tête à droite, puis à gauche. Personne. Un cycliste passa en trombe à un croisement, mais plus rien. On entendait les oiseaux pépier dans les arbres des cours intérieures, de l'autre côté des murs. Au loin, la sirène d'une ambulance hurlait sa complainte. Ninon frissonna, pourtant il faisait chaud. Les poils de ses bras s'étaient hérissés d'un certain effroi. Elle n'avait jamais connu de quartier aussi vide, pas même les dimanches d'août, à 15 heures, quand les citadins étaient dans leurs maisons de campagne et que ceux qui restaient faisaient la sieste. À ceci, s'ajoutait le calme. Pas de vent, pas de musique qui s'échapperait d'une fenêtre ouverte, pas de moteur de voiture. On aurait dit que le temps s'était suspendu, que les habitants s'étaient volatilisés pour fuir la planète. Une ville à l'arrêt. Au moins, les gens avaient compris.
Ninon serra son sac à main contre elle, et descendit la rue, le nez en l'air. La pharmacie n'était qu'à deux cents mètres, juste à côté de la supérette bio. Elle en profiterait pour faire quelques achats. Dans les deux commerces qu'elle visita, les gens ne parlaient pas, portaient parfois des masques ou des gants, se tenaient loin les uns des autres, et si deux personnes avaient le malheur de passer un peu trop près l'une de l'autre, elles s'évitaient avec grâce, tournant les épaules d'un côté.
L'ambiance n'était pas seulement dans les rues vides ou les images de grandes places désertes, elle s'inscrivait dans les corps, sur les visages. Les gens étaient plus austères, rabattant le col de leur manteau à la vue de leur voisin et gardant leurs mots au strict minimum. Des questions, oui ou non, et si on pouvait communiquer par signes de la main, c'était encore mieux. Au lieu du « Allez-y » chaleureux, le caissier lui indiqua simplement le terminal pour qu'elle y appose sa carte bancaire. L'heure n'était plus à la vague de panique, même si elle avait trouvé des rayons vidés. En ce moment, c'était la résilience, l'acceptation. Il fallait en passer par là. Alors, les fameux gestes barrières préconisées se muaient peu à peu en une méfiance de tout instant. Et si lui l'avait ? Si elle, qui avait palpé tous les fruits et légumes des étals, était porteuse ? On ne pouvait faire confiance à plus personne, chacun devenait danger potentiel.
Ninon fut heureuse de rentrer à l'appartement. Louis était sorti de sa chambre, l'estomac probablement tiraillé par la faim. Elle déposa les médicaments sur la table, et sortit aussi quelques sachets de poudre à la tomate de son sac de courses.
─ De la soupe, commenta-t-elle.
─ Oh, trop cool ! s'étonna Louis. C'est pour moi ?
Elle acquiesça. Il s'empressa d'attraper les achats, laissant tomber un cachet dans un verre d'eau et versant la poudre dans le fond d'une tasse. En le regardant mettre de l'eau dans la bouilloire, Ninon remarqua que l'évier plein laissé avant de partir ne l'était plus.
─ Tu as fait la vaisselle, dit-elle impressionnée.
Il se contenta de sourire. Il n'était pas obligé, elle ne le lui aurait pas demandé, d'autant plus qu'il n'avait rien sali depuis mardi.
─ Merci, souffla-t-elle.
Louis hocha la tête avec complaisance, l'air de dire « De rien ». Quand l'eau eut fini de bouillir, il attrapa son verre d'eau médicamenteuse et sa tasse de soupe fumante pour se réfugier dans sa chambre. Ninon lui souhaita une bonne nuit, d'abord pour rire, mais comme il répondit d'une voix blanche, elle pensa qu'elle ne le reverrait peut-être pas jusqu'au lendemain. Quand il fut parti du salon, machinalement, elle frotta l'évier et la poignée de la bouilloire avec un peu de savon.
Son téléphone vibra, et en voyant Maman s'afficher sur l'écran pour la première fois depuis de longs jours, une chaleur se diffusa dans la poitrine de Ninon. Enfin, elle avait terminé de bouder. Elle décrocha.
─ Allô, Maman. Comment tu vas ?
─ Ah pas bien du tout ! Pas bien, du tout, du tout. Je vais devenir folle. Tu m'entends Nini, je vais devenir tarée à tourner chez moi à pas savoir quoi faire. Pis René qui veut même pas me laisser prendre un peu l'air et aller me balader dans la forêt d'à côté. Pis la voisine qui veut venir prendre le café mais qui peut même pas parce que je peux pas ouvrir la porte. Elle va quand même pas passer par la fenêtre ! Moi je te le dis, c'est du n'importe quoi cette histoire, c'est sûr que c'est même pas vrai, cette histoire de virus. On nous cache des trucs, ils nous cachent des trucs, là-haut, au gouvernement. Si ça se trouve, c'est même eux qui l'ont fait dans leurs laboratoires ! Et avec l'argent du contribuable en plus !
Elle cracha sa colère et ses théories du complot pendant cinq bonnes minutes encore, alors Ninon posa le téléphone sur la table. La voix ne devint qu'une succession de bruits indignés. La jeune femme poussa un long soupir. Elle aurait dû s'en douter. Sa mère croyait tout ce qui passait sur les réseaux sociaux, et plus c'était gros, plus elle le gobait. Alors si en plus, ça collait avec ses rancœurs personnelles, ici, le fait qu'elle ne pouvait pas sortir, c'était le gros lot. Le seul avantage de la situation, c'était qu'à râler contre des ennemis invisibles, voire inexistants, sa mère en oubliait qu'elle en voulait à sa fille.
Quand enfin, Ninon réussit à en placer une, elle lui redemanda comment elle se sentait, si elle n'était pas fiévreuse ou qu'elle ne toussait pas. Grave erreur.
─ Non, non, non. Pis, tu me connais, hein, si jamais, hop, huile essentielle et cure de raisin et je suis sur pieds. Et toi ? Comment tu vas, toi ?
Ninon souffla, n'y croyant plus. Elle lui parla de Louis qui était malade, pas confirmé car pas testé, mais sûrement contaminé. Sa mère ne la mit pas en garde de ne pas s'approcher, elle ne lui dit même pas de faire attention. Elle lui conseilla seulement de prendre des vitamines pour renforcer son système immunitaire, et Ninon avait beau essayé de la convaincre que ça ne changeait rien, que l'important, c'était la transmission aux autres, sa mère ne l'entendait pas.
Ninon préféra raccrocher, un peu agacée des propos tenus par sa mère. Elle s'était toujours voilée la face, de toute manière. Elle refusait d'aller voir un médecin et prenait tout à la légère. Alors Ninon devait redoubler de vigilance.
Elle se repassa du gel hydro-alcoolique sur les mains, espérant que René n'allait pas craquer et la laisser sortir.
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