V. Je fuis l'odorat
Une semaine plus tard, j'allais beaucoup mieux, enfin du point de vue des médecins. Pour moi, tant que je ne pouvais pas jouer de mon instrument favori, ça n'allait pas. Je n'irai bien pour le reste de ma vie.
Le médecin me l'avait confirmé ce matin : je ne pourrais plus jamais jouer de harpe. Mon coude luxé et brisé s'était beaucoup enraidi, et je pouvais seulement le tenir à quatre-vingt-dix degrés avec un peu de marge. Avec les séances de kinésithérapie, je gagnerais un peu en souplesse, mais pas assez pour redevenir la harpiste douée qui passait en dernier aux concerts de l'Opéra de Lyon, envoûtée par le son et les fragrances émanant de son instrument.
Cette Rhéane-là est morte le jour de ses dix-huit ans. Plutôt ironique, non ? À l'âge où je devrais savoir comment gérer ma vie future et avoir une idée du métier que j'entreprendrais, ou une idée de la vie que je veux me créer, je recommençais tout à zéro. Je décidai donc d'abandonner la musique classique, car le moindre morceau me faisait penser à ma harpe, et cela me faisait indéniablement pleurer. Pile à ce moment, j'avais très mal au coude, comme s'il se réveillait juste pour me dire : « Et oui, je suis là, moi, je t'empêche de réaliser ton rêve ! ». La musique classique était devenue désormais la musique que j'écoutais quand je suis triste, car c'était la seule chose que j'étais capable de ressentir en l'écoutant.
Je fuyais l'odeur du bois poli et des cordes qui était de partout chez moi en allumant des bougies parfumées ou en mettant en marche un diffuseur d'huiles essentielles.
Je fuyais la salle où toutes mes partitions, ma harpe ainsi que le piano étaient entreposés, je me renfermais dans une seule activité : ne rien faire.
Mon principal problème était que mon monde tournait autour de la musique, et que chaque élément qui le composait avait un lien avec. À connaître le système des notes, des portées, des rythmes, des gammes, des tonalités et tout ce qui allait avec, j'y voyais un rapport – quoique moindre – avec les éléments de ma vie quotidienne.
Durant le mois qui suivit, je me concentrai sur les cours pendant presque tout mon temps libre. Je tentai diverses nouvelles activités, mais sans succès. Ma mère essaya de m'initier à la pâtisserie, mais tous les cookies que je fis étaient infâmes, certains sans sucre, d'autre durs comme du bois. J'essayai de dessiner, de peindre, de modeler, de sculpter, de découper, de coller, mais à chaque fois, le résultat de ma production ne me plaisait pas : on aurait dit du travail d'un enfant de trois ans. Mon père m'avais poussée à faire du sport, mais avec ma « patte folle », je ne pouvais pas faire grand-chose ; j'avais bien essayé de courir, mais avais trébuché après cinq minutes et m'étais mal rattrapée, blessant mon coude de nouveau. Mêmes mes amies n'avaient pas réussi à me sortir de mon état de déprime et de léthargie.
Le jour où on m'avait autorisée à enlever mon attelle, j'essayai de jouer de nouveau, mais je ne pouvais pas étendre mon bras et attraper les cordes un peu éloignées, ma fluidité ainsi que ma dextérité s'étaient envolées. Après cet échec, j'enfilai la robe du concert, attachai mes boucles de la même façon que ce soir-là, et me postai devant le miroir de la salle de bains. Je ris d'abord, avec l'allure de pingouin estropié que me renvoyait la glace. Mais rapidement, mes rires se muèrent en larmes.
L'odeur du bois avait imprégné le tissu de la robe et mes cheveux. Je m'empressai de me débarrasser des effluves d'une vie impossible en me lavant deux fois, pour être sûre que le parfum du gel douche remplace celui qui était devenu l'odeur de mes cauchemars.
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