IV. Perte de sens
Une mélodie résonnait dans mon esprit. Elle tournait sur elle-même, s'enroulait, faisait des vagues, se frayait un chemin à travers mes neurones, passait d'un bout de mon cerveau à un autre. Parfois douce et limpide, parfois dure et agressive, elle devenait de plus en plus nette. D'abord des sons graves, réguliers, bas. Puis une sorte de brouhaha servant de mélodie qui s'ajoutait par-dessus. Ensuite, des bruits aigus, qui se faisaient entendre au hasard. Bientôt, les sons graves devinrent des bruits de pas, le brouhaha des conversations des raclements, des claquements, des sifflements, ou des frappements. Enfin, les bruits aigus se muèrent en sirènes de pompiers retentissant non loin d'où j'étais. Le volume avait lui aussi évolué, d'abord faible, puis montant petit à petit, décibel par décibel, onde sonore par onde sonore, comme le bouton d'un poste radio que l'on tournerait lentement. Le monde n'était plus noir : il se teintait de nuances d'orange derrière mes paupières, parfois plus jaune, parfois plus rouge, voire même bordeaux. À un moment il devint si clair que la barrière protectrice de mes paupières ne suffit pas à protéger mes yeux, que je fermai avec plus de force en gémissant.
Je les ouvris finalement, et fus d'abord déboussolée. Tout était blanc, propre, impersonnel. Puis, avant que j'aie le temps de réfléchir, ma tête me lança tellement fort que je dus les refermer pour calmer la douleur. Au lieu de voir, je me concentrai sur mes sensations. Tout allait à peu près bien, sauf ma tête et mon bras droit.
D'un coup, les souvenirs occupèrent toutes mes pensées, me submergeant de détails. Je revis ma journée. Les ballades dans les rues. L'Opéra. L'accident. Ma tête. Mon bras.
Mes yeux s'ouvrirent tous seuls. Et se tournèrent vers ce dernier.
Il était recouvert de bandages et était placé dans une attelle, mon coude était très gonflé. Du peu que je pouvais voir, il était violacé.
Je n'eus pas besoin de médecin pour me douter que je ne pourrais peut-être plus jouer de harpe.
–
Une dizaine de minutes plus tard, mon mal de tête s'étant un peu calmé, je regardai plus autour de moi. J'avais une fenêtre, avec vue sur la ville. Il pleuvait, le ciel grisé montrait sa colère, faisait partager ses larmes. Un fauteuil, au fond de la pièce, attira mon attention. Vert foncé, il était recouvert d'une couverture ainsi que d'une veste. À côté de moi, sur un semblant de table de chevet, était posé un livre. La vérité sur l'Affaire Harry Québert de Joël Dicker. Ma mère le lisait, elle devait donc être allée se chercher un thé, ou quelque chose du genre, et bavardait sûrement dans le couloir.
Je comptai les secondes, n'ayant rien d'autre à faire. Si je ne pouvais plus jouer de harpe, je gardais tout de même mes instincts de musicienne. Les secondes étaient mon tempo et mes pensées ma mélodie. Je ne pleurai pas : j'étais trop fatiguée pour cela. Seuls les élancements de mon bras et de m on front ainsi que mes pensées formaient un tourbillon sans queue ni tête dans mon esprit. Mon morceau n'était ni élégant ni constructif, on n'y distinguait ni questions ni réponses. Mais il me correspondait alors je l'aimais. J'aimais ses tourbillons incessants, j'aimais ses volées de notes, formées par des mots s'envolant comme des oiseaux ; j'aimais rassembler des bouts de moi dans une même œuvre novatrice, qui possédait son propre parfum. Au lieu de celui du bois, c'était désormais celui du désinfectant.
Une infirmière interrompit mes élans de musicienne en entrant avec douceur dans la petite chambre ou je tentais de me rétablir. Pour mon plus grand bonheur, elle ne faisait pas de bruit en marchant, le moindre son me donnant presque la migraine.
« Enfin réveillée ? lança-t-elle. Il était temps, ça fait trois jours que tu te reposes dans le monde de l'inconscience. »
Elle vérifia que tout allait bien pour moi, renouvela ma dose d'antalgiques, et s'apprêtait à partir quand je l'interpellai.
« Qu'est-il arrivé à mon bras ? »
L'infirmière soupira et me dit qu'elle allait chercher le médecin qui expliquerait sans doute mieux qu'elle.
Une fois arrivé, l'homme me dit qu'un automobiliste en état d'ivresse nous avait percutés ; que mon coude droit s'était retourné quand j'ai frappé violemment la portière qu'il était donc luxé, fracturé et couvert d'entailles et de coupures ; et que j'avais une commotion cérébrale créée lorsque notre véhicule avait heurté la glissière de sécurité, ma tête ayant frappé la portière à ma droite.
Cela faisait beaucoup à avaler. Je demandai confirmation de ce que je pensais à propos de la harpe, mais le médecin m'avoua être incapable de répondre à cette question pour le moment, car il fallait voir comment la guérison se passait, même si c'était peu probable que je recouvre totalement la motricité de ce membre.
Fataliste, je considérais donc que j'étais inapte à jouer de la harpe à vie, pour ne pas me faire de faux espoirs et être encore plus abattue quand on m'annoncerait la nouvelle de façon définitive.
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