Prologue

"Nous sommes tous destinés au baiser de la Mort. Seuls les dieux sont immortels."

Devise de la Guide des Ombres.


En cette douce soirée printanière, Megar Delatorme affichait une bonne humeur suspecte.

Il avait miraculeusement réussi à s'acquitter de ses obligations quotidiennes dans les temps. Barricadé toute la journée au sein de son luxueux cabinet, le Conservateur de la Grande Bibliothèque d'Aranat avait enchaîné les corvées administratives, notamment la gestion fastidieuse des finances urbaines et la lecture interminable des comptes-rendus envoyés par la Ligue Mercantile. Diriger une des cinq cités-reines de Terreflamme n'avait jamais été une mince affaire ! 

Mais tout était fin prêt en vue de la Récolte et le montant exorbitant de la taxe assignée à son Clan avait été réuni. Demain aux aurores, il se mettrait en route avec sa suite et gagnerait en fiacre la capitale du pays, Alkanthar, alias la Cité aux Mille Tours. Si aucun contretemps ne survenait au cours de son voyage, il arriverait là-bas l'avant-veille du premier jour de la Récolte.

Megar Delatorme s'investissait autant dans l'intendance de la Grande Bibliothèque que dans la régence d'Aranat. La façade du monument était décorée d'une remarquable fresque géante en trompe-l'œil représentant des étagères truffées de livres et d'objets divers liés à la connaissance, tels que des plumes de calligraphie, des instruments de navigation, des machines ingénieuses, des outils de mesure scientifique. La Grande Bibliothèque comportait une prestigieuse école privée et un vaste musée destinés à la haute noblesse de Terreflamme : à l'instar des chevaliers de la Caste de Justice, les studieux Érudits de la Caste étaient issus d'un milieu social aisé. Elle regroupait la plus importante collection de volumes et de documents provenant des quatre coins de Shynighgar. Plus de cinq cents mille ouvrages et cinquante mille parchemins reposaient entre ses murs. Des centaines d'Érudits travaillaient jour et nuit pour recopier, traduire, archiver, classer et entretenir ces inestimables objets de connaissance. Fortifiée, élevée sur quatre étages et dotée de dizaines de salles hypostyles ornées de peintures thématiques, la bibliothèque était une véritable institution sur le Continent. Les livres dormaient dans les innombrables étagères en bois massif et les rouleaux de parchemins étaient soigneusement rangés dans les casiers qui couraient du sol au plafond. La consultation des ouvrages originaux, sur place, était uniquement réservée à une élite triée sur le volet. 

En effet, les Érudits avaient prêté un serment de confidentialité drastique : divulguer un secret de la Grande Bibliothèque au public était considéré comme un crime envers le patrimoine historique de Terreflamme... et de ce fait, passible de mort. Condamnation à mort rimait avec une décapitation officielle sous les lames de la terrible Dentelière suivie d'une exposition temporaire sur un piquet de la Charnière à Alkanthar.

Pour sa part, Megar Delatorme était un homme extrêmement professionnel qui se consacrait à son travail avec toute la rigueur que les Marchandeurs exigeaient de leurs vassaux. Le responsable du Clan des Érudits avait passé vingt ans à remporter les indispensables faveurs de la faction la plus puissante et influente de Terreflamme, la Ligue Mercantile. L'homme tirait une immense fierté de son parcours. Il avait commencé sa carrière en tant que simple Érudit, puis avait gravi les échelons de la haute société avec une patience à toute épreuve. A présent, son éminent poste le plaçait bien au-dessus du commun des mortels.

Pourtant, une fois sa journée terminée, le Conservateur se délestait sans difficulté de tous les problèmes liés à la régence d'Aranat pour mieux se concentrer sur les plaisirs atypiques qu'une vie de privilégié avait à offrir. Ses activités nocturnes ne concernaient pas son épouse, une sexagénaire frigide de la fine noblesse de la cour alkanthienne, choisie par les Marchandeurs dans le seul but de maintenir une image saine et respectable auprès de la crédule population. Megar ne la croisait qu'en de rares occasions. Il n'éprouvait aucun sentiment envers elle, pas même une once de respect : son épouse vieillissante n'était qu'une simple couverture à ses yeux. Ironiquement, elle savait à peine lire - elle possédait une médiocre vue - et encore moins écrire - elle avait contracté la maladie des Doigts Tremblants dans sa jeunesse.

Le soleil venait de se coucher quand le Conservateur entra dans une antichambre secrète de la Grande Bibliothèque, une cellule souterraine dont l'existence était seulement connue de quelques personnes de confiance de son entourage. Son valet dévoué attendait dans la pièce, accompagné par un marchand d'esclaves peu scrupuleux et ses six jeunes prisonnières. L'homme les avait emmenées jusqu'à Aranat dans un charriot bâché et les avait discrètement introduites dans le sous-sol de la Grande Bibliothèque. Recroquevillées sur le sol glacial, poignets et chevilles enchaînés, les détenues rivèrent un regard plein de frayeur vers le nouvel arrivant.

Vêtu d'un grand manteau sombre brodé de fils dorés qui lui effleurait les mollets, Megar salua son subalterne d'un mouvement de tête. Le marchand s'inclina maladroitement et esquissa un sourire commercial en direction du haut dignitaire. L'apparence de ce dernier relevait davantage du politicien que du bureaucrate. La lèvre supérieure couronnée d'une moustache effilée, les yeux et les cheveux noirs, le Conservateur dégageait un charisme indéniable.

Mais l'aura animale qu'il dégageait suggérait quelque chose de foncièrement dérangeant.

- Voyons voir, quelles surprises m'as-tu rapporté ce soir ? demanda Megar en inspectant les esclaves immobiles. ( Il en prit une par le menton, afficha une moue dédaigneuse et repoussa la tête de la fille avec rudesse. ) Trop âgée.

Le Conservateur continua à observer les autres prisonnières qui étaient plus conformes à ses goûts. A vue de nez, elles avaient entre dix et quinze ans. Elles tremblaient de froid : leurs haillons sales indiquaient leur basse extraction. Elles étaient maigres et malpropres, comme il les aimait. Les trois plus jeunes sanglotaient doucement, en proie à une terreur instinctive. Deux autres avaient les yeux embués. Mais l'une des six captives ne pleurait pas. La tête rentrée entre les épaules, le regard fixé sur ses orteils nus, elle ne bronchait pas.

Son intérêt éveillé par ce comportement singulier, Megar se rapprocha de la fille. Il s'agissait d'une petite rousse menue à la peau claire. Une barbare de Terradonne. Elle releva vers lui un visage barbouillé de crasse où étincelaient deux prunelles vert émeraude. Il s'étonna de ne déceler aucune peur dans l'expression de la prisonnière : il déchiffrait juste une sorte de triste résignation. Elle sera docile, songea le Conservateur en jaugeant les traits délicats de la fille d'un air appréciateur. Joli petit oiseau exotique. Il n'avait jamais rencontré de donnienne jusqu'à aujourd'hui. Il lui restait néanmoins un détail essentiel à régler avant de finaliser son choix.

- La barbare, quel âge ? questionna-t-il à l'adresse du marchand d'esclaves.

- Quatorze ans, monseigneur. Une orpheline, comme les autres. Je l'ai cueillie dans une rue de Clepsydre où elle faisait la manche. Elle n'a plus de famille.

Merveilleuse nouvelle. Elle ne manquera à personne, songea le Conservateur.

- Bien, répondit Megar en s'éclairant d'un sourire enjoué. Je la prends. Mon valet te donnera ta prime et ta commission pour le transport. Je suis satisfait de la diversité de tes marchandises. Catarmalon, dis aux gardes d'escorter la fille jusqu'à mes appartements, ordonna-t-il à son serviteur avant de faire volte-face et de sortir de l'antichambre.

Le commerçant itinérant fut parcouru d'un irrépressible frisson et avisa les captives d'un œil vaguement coupable comme à chaque fois qu'il abandonnait des jeunes filles entre les mains de son employeur. Ce sentiment désagréable ne dura qu'un bref instant, car il fut mentalement remplacé par le tintement réconfortant des sceptrions que le Conservateur d'Aranat lui avait promis.

***

- Tu n'es pas bavarde, constata Megar Delatorme en s'asseyant en face de l'adolescente aux cheveux roux emmêlés. Tu viens de Terradonne, petite ? Comment t'appelles-tu ?

La jeune mendiante ne desserra pas les lèvres. Le regard fuyant, elle frottait machinalement ses poignets rougis par l'étau cruel des bracelets en fer. Ses chaînes rouillées reposaient à terre sur un tapis hors de prix, à moins d'un mètre d'elle.

Tout en faisant tournoyer sa coupe de vin entre ses doigts bagués, le Conservateur en profita pour détailler sa prisonnière avec une délectation silencieuse. Malgré l'odeur et la saleté - qui ne le répugnaient nullement, cela dit - ces longues boucles flamboyantes et ce fin visage incroyablement pur correspondaient parfaitement aux critères de beauté de Delatorme. Sous ses larges guenilles, on devinait un corps frêle aux courbes timides et innocentes. Son attitude soumise avait été décisive dans son choix.

Avec de la chance, elle était encore vierge.

Autrefois, Megar était davantage attiré par les adolescentes farouches qui lui opposaient une résistance jouissive. À l'époque, il adorait s'amuser avec ce genre de filles dont il pouvait ainsi briser la volonté. Il les forçait ensuite à exécuter tous ses désirs malsains, jubilant de voir leur rage anéantie par une immense détresse. Mais il s'était lassé de devoir dissimuler les griffures et les morsures de ses victimes et, en prenant de l'âge, il était également devenu plus raisonnable. Il jetait désormais son dévolu sur des esclaves passives et craintives qui s'abandonnaient plus facilement entre ses bras.

Le Conservateur du Clan des Erudits comptabilisait un grand nombre de conquêtes infantiles à son actif. Il dépensait de véritables fortunes pour préserver son secret et avait fait éliminer les rares téméraires qui l'avaient accusé de s'adonner à ces ignobles vices. Précautionneux, Megar avait aussi acheté le silence des intermédiaires et des témoins. Heureusement pour les nobles, il ne s'intéressait pas à leurs enfants, mais uniquement aux orphelines et aux vagabondes, voire aux petites paysannes que les parents démunis étaient prêts à vendre dans un gouffre de désespoir. Quant aux victimes, nul ne savait quel sort leur était réservé par la suite... bien que les rumeurs inquiétantes qui circulaient dans les rues faisaient état de corps en décomposition de fillettes mutilées qui avaient été retrouvés flottant dans les égouts de la cité-reine. Ceci expliquait pourquoi Megar avait constamment besoin de nouvelles esclaves pour renouveler ses réserves personnelles.

- As-tu faim, petite ? proposa-t-il en désignant une élégante table chargée de corbeilles de fruits et de pâtisseries raffinées. Sers-toi, je t'en prie. Tu es ici chez toi.

Le Conservateur avait ses habitudes. Il commençait par mettre sa captive en confiance en se montrant aimable et accueillant avec elle. En général, offrir des collations à une prisonnière affamée s'avérait fructueux et la fille relâchait rapidement sa vigilance. Alors, il lui tendait une coupe de vin pour l'enivrer. Dans la plupart des cas, la fille acceptait son offrande. Grisée par l'alcool, elle devenait docile comme une agnelle pour la suite des réjouissances.

L'adolescente rousse lança un coup d'œil oblique vers la table et secoua la tête. Megar fronça brièvement les sourcils, décontenancé par sa méfiance. Il se lissa la pointe d'une moustache entre le pouce et l'index.

- Tu n'as pas à avoir peur de moi, affirma-t-il sur un ton doux qu'il espérait rassurant. Je ne te ferai aucun mal. Tu n'es plus dans les rues sombres et hostiles de Clepsydre, petite. Tu es à l'abri dans ma demeure. Tu es en sécurité, sous ma protection. Personne ne s'en prendra plus jamais à toi.

La fille lui décocha alors un regard étrange et - il l'aurait juré - l'ombre d'un sourire se forma sur ses lèvres rosées durant une fraction de seconde. Il crut avoir réussi à surmonter sa réserve. 

Fier de son pouvoir de persuasion, il fit signe à l'adolescente de s'avancer vers lui. Elle obéit sans hésiter, ce qui le conforta dans son impression première. Tendrement, il lui prit les deux mains et plongea ses iris noirs dans les siens. Sa peau laiteuse était glaciale, mais il ne tarderait pas à la réchauffer. Elle était délicieuse. Si délicieuse qu'il dégusterait chaque bouchée de sa nouvelle sucrerie.

- Quel présent te plairait le plus, petite ? souffla-t-il en la tirant à lui, la forçant à s'asseoir sur ses genoux. Une robe en soie digne d'une princesse ? Un collier en or incrusté d'émeraudes assorti à tes yeux ? Un petit chien à la fourrure blanche ? Je suis assez riche pour exaucer tous tes désirs. Tu ne manqueras de rien ici, je te le promets. Tu mangeras à ta faim et tu boiras à ta soif tous les jours. Tu seras libre de faire tout ce que tu veux, petite. Promenades à cheval, fêtes somptueuses... Ta vie va complètement changer, tu sais. Elle ne t'a pas fait de cadeau jusqu'à présent, n'est-ce pas ? fit-il remarquer en caressant ses cheveux de feu dans un geste paternel. Mais les temps de malheur sont révolus, je vais m'occuper personnellement de toi.

La donnienne opina du chef avec enthousiasme. Enchanté, Megar descendit sa main le long de son bras nu. Il savoura le toucher satiné de sa peau lisse. Il se sentait de plus en plus excité : les battements de son cœur s'affolaient dans sa cage thoracique, sa respiration s'alourdissait, son sang bouillait dans ses veines et ses paumes étaient très moites. Il avait hâte de prendre possession de ce jeune corps si désirable. Ce n'était plus qu'une question de minutes...

- Maintenant, dis-moi quel est ton nom, l'encouragea-t-il dans un murmure en lui frottant le bras. Dis-moi. Je suis convaincu que tu n'es pas muette et que tu parles ma langue, ma jolie. Sois gentille avec moi, donne-moi ton nom.

En remontant ses doigts jusqu'à son épaule, il aperçut quelque chose sur la face interne de son avant-bras. 

Le tiers supérieur d'un tatouage noir figurant une créature animale apparaissait. La paume humide du Conservateur avait en partie effacé la couche de poudre blanche qui recouvrait la peau de la jeune fille. C'était sans doute une marque distinctive de sa tribu barbare. 

Il se demanda vaguement pourquoi le marchand d'esclaves avait tenu à camoufler son tatouage ethnique, mais il ne parvenait pas à raisonner clairement. Ses pensées se dérobaient à lui sous la pression de ses sens enflammés.

- Dis-moi, petite. Dis-moi ton nom...

La donnienne encercla délicatement le cou de Megar de ses bras graciles et se pencha à son oreille pour lui chuchoter une phrase dans son dialecte maternel.

- Très bien, ma belle... Mais sois gentille, répète-moi ça en langue continentale, l'encouragea le Conservateur, ravi qu'elle consente enfin à lui parler.

- Oui, monseigneur, je vais traduire pour toi, approuva-t-elle d'une petite voix doucereuse en langue humaine, sans le moindre accent. C'est le moins que je puisse faire. Mon vrai nom n'a aucune espèce d'importance. Car la seule chose dont tu dois avoir conscience en cet instant est que je suis l'Ombre qui précède la Mort.

Le sourire de Delatorme disparut brusquement et il tourna la tête vers l'adolescente, excédé par cette mauvaise plaisanterie.

Mais elle ne plaisantait pas.

Le visage doux et vulnérable qui l'avait tant charmé n'existait plus. Megar se retrouva face à un implacable masque de dureté aussi glacial que les neiges éternelles qui couronnaient le sommet des montagnes de Rocaille. Pourtant, ce n'était pas le plus troublant. 

Un changement radical s'était produit dans le regard de la fille. Une flamme meurtrière s'était allumée dans ses prunelles de jade, liée au danger imminent qu'elle représentait. Il baissa aussitôt les yeux vers le haut de son tatouage et son visage se décomposa lorsqu'il comprit l'ampleur de sa méprise.

Ce n'était pas une marque donnienne.

C'était le dragon noir de la Guilde des Ombres.

Un assassin de Clepsydre.

Dans son éclair de lucidité, Delatorme réalisa la signification de l'étrange sourire qu'elle avait affiché lorsqu'il lui avait garanti qu'elle était en sécurité sous sa protection.

Bien sûr qu'elle était en sécurité...

En revanche, ce n'était pas son cas à lui.

Plus vive qu'un serpent qui frappe, la fille enroula étroitement ses bras autour de son cou et se projeta brutalement sur le côté, renversant le fauteuil de Delatorme dans son élan. 

Suffoquant, le Conservateur essaya de hurler pour appeler ses fidèles gardes à l'aide. Seul un coassement assourdi émergea de sa gorge comprimée. Il se débattit de toutes ses forces en captant un raclement de chaînes sur le sol et parvint à rouler sur le dos au moment où les maillons métalliques prenaient la relève douloureuse des bras de l'Ombre. 

Dans un réflexe de survie, il attrapa la chaîne à deux mains mais celle-ci se resserra plus fort autour de sa trachée-artère. La donnienne modifia sa position et se laissa tomber sur lui, un genou plaqué en travers de sa poitrine pour l'empêcher de bouger pendant qu'elle l'étranglait. Elle lui écrasait le sternum et il avait l'impression qu'elle pesait le double de son poids véritable. Delatorme empoigna sa jeune attaquante par le flanc et voulut l'envoyer valser plus loin pour la désarçonner. Elle anticipa son offensive et abattit rapidement son coude dans le creux de son bras tendu. Coup se révélant si puissant et si précis qu'il lui déboîta instantanément l'articulation des os. Les cris gutturaux de Megar furent atténués par l'étreinte vicieuse de la chaîne. Son bras droit était désormais hors service.

- Tu es plus bruyant qu'un porcelet qu'on éventre, commenta froidement la fille avant de le saisir par une poignée de cheveux et de lui cogner l'arrière du crâne sur le sol.

A moitié sonné par l'impact, le Conservateur émit un chuintement misérable. Son assaillante en profita pour s'écarter de lui et le traîner vers le lit géant en tirant sur la chaîne avec ses deux mains. La force de la barbare était prodigieuse. Delatorme avait à peine assez d'air pour respirer et souffrait le martyre.

- lnutile de t'abîmer les cordes vocales. ( Elle était en train d'accrocher la chaîne au montant du lit avec l'efficacité prompte d'une geôlière aguerrie. Composant un nœud métallique, elle referma ses propres bracelets autour des poignets de Megar et raffermit la pression des maillons autour de son cou afin de lui immobiliser également la tête. ) Il ne sert à rien de crier. Personne ne peut t'entendre, tu ne te rappelles pas ? Tu as congédié tous les gardes de l'étage pour qu'on ne soit pas dérangés pendant notre long tête-à-tête amoureux. C'est ce que tu fais systématiquement quand tu ramènes une petite fille apeurée dans tes appartements.

Le Conservateur battit des paupières en geignant. A travers sa vue brouillée, il vit que la fille se redressait et se campait devant lui, un poing sur la hanche. Elle le contempla en silence, la mine perplexe comme si elle réfléchissait à ce qu'elle allait faire de lui. Un espoir de survie naquit dans le cœur palpitant du prisonnier. Si cette... Ombre... avait voulu le tuer, elle lui aurait brisé les vertèbres cervicales quelques secondes plus tôt.

- Laisse... laisse-moi partir, assassin, l'implora Delatorme d'une voix tremblante. Ton... ton prix sera le mien. Relâche-moi et... et je te couvrirai d'or !

Elle se détourna en haussant les épaules et se dirigea vers la table couverte de nourriture.

- Toujours envie de connaître mon nom, monseigneur ? s'enquit-elle d'un ton adouci.

Il ne répondit pas, ses yeux arrondis fixés sur la main qu'elle tendait vers un couteau à fruit. Elle pivota à nouveau vers lui en évaluant la lame sous tous les angles.

- Mes frères Ombres me surnomment Sanguine, dit la donnienne en faisant courir la pulpe de son doigt sur le tranchant du couteau. Il y a deux raisons à cela. La première est liée à la couleur de mes cheveux. Je suppose que tu as déjà deviné la seconde raison, tu es un grand garçon. ( Elle marcha vers lui en se tapotant la cuisse avec le plat du couteau à intervalles réguliers, toutes les secondes. ) Je dois t'avouer que j'ai attendu notre rencontre avec une grande impatience. Cinq jours de voyage au fond d'un vieux chariot bâché qui empestait l'urine, enchaînée comme une bête, pour pouvoir m'infiltrer dans ta demeure excessivement sécurisée. Cinq jours à jouer mon rôle de victime anonyme auprès de ton fournisseur de chair fraîche afin de t'approcher en privé loin de tes gardes zélés. Cinq jours à imaginer comment nous allions pouvoir nous divertir tous les deux. ( Elle marqua une pause dans son monologue en fronçant le nez. ) Comme de nombreux hommes, tu es tellement aveuglé par ta lubricité et tes vices que tu ne te méfies pas du masque de l'innocence. Mais ne te fie jamais aux apparences, Delatorme : ce couteau de cuisine n'est pas émoussé, au contraire. Il est aussi affûté et coupant qu'une lame de rasoir. Tu t'es attiré des ennemis peu recommandables. Moi, je suis l'instrument de leur vengeance. ( Tandis qu'elle énonçait sa phrase fataliste, son regard tomba sur l'entrejambe de son prisonnier. ) Quel présent leur plairait le plus, à ton avis ?

Malgré leur différence d'âge, de sexe et de carrure, Megar Delatorme frissonnait de manière compulsive. Tout ce qu'il avait pu lire ou entendre au sujet de la Guilde des Ombres lui revenait pèle-mêle en mémoire. "Formés aux arts ténébreux de la mort par de dangereux maîtres-assassins depuis leur tendre enfance." "Nantis de pouvoirs surnaturels accordés par la déesse de la Mort en échange de leur loyauté." "L'élite des tueurs professionnels du Continent." "Tous impitoyables."

- Donne-moi ton prix, petite ! On peut s'arranger entre nous. Je t'offrirai dix fois plus que ce que ton commanditaire a payé ! s'écria-t-il fébrilement pendant qu'elle se rapprochait en continuant à marteler sa cuisse avec le plat du couteau.

- Crois-tu être la première cible à tenter de sauver sa vie en soudoyant un des nôtres avec de l'argent ? fit-elle en s'accroupissant face à lui, la tête penchée sur le côté. Nous ne sommes sensibles à aucune forme de corruption. Nous honorons toujours nos contrats, question de réputation. ( Il ouvrit la bouche pour protester ; elle le devança. ) Mais je vais être franche avec toi, monseigneur... ( Elle passa lentement l'ongle de son pouce sur la lame du couteau en baissant le ton. ) Ce ne sera pas rapide. Je ressens une joie sans nom à l'idée de débarrasser Terreflamme de ton infâme personne et j'ai l'intention de prendre mon temps pour accomplir ma mission. ( Elle agita son arme en direction de la porte. ) Nous disposons d'une heure entière devant nous avant la prochaine ronde à cet étage. Maître des Érudits, tu dois être avide d'apprendre de nouveaux savoirs, n'est-ce pas ? J'ai prévu de te montrer quelques méthodes que l'on enseigne aux apprentis de ma confrérie afin que tu élargisses ton champ de connaissances une dernière fois. Pour chaque enfant violée et tuée par ta main, je vais te faire expérimenter un traitement si insupportable que tu me supplieras de t'achever. Je te prendrai tout : ta dignité, ton esprit, ton âme, jusqu'à ce qu'il ne te reste rien. A travers le voile sanglant de ta souffrance, tu te repentiras de toutes celles dont tu as été à l'origine. Chaque minute passée en ma compagnie te semblera durer un siècle. Au cours de ces soixante minutes qui seront les plus longues - et les dernières - de ton existence, nous allons tisser une relation très particulière, toi et moi... Le bourreau et sa victime. Unis dans la douleur, le sang et les larmes. Les tiens.

Une sensation de brûlure monta dans sa gorge nauséeuse. Il crut qu'il allait vomir son dernier repas, du canard laqué à l'orange.

Non, non, ce n'est pas possible. Le Conservateur se raisonna. Pas possible. Cela devait être un genre de jeu tordu. Une manœuvre musclée destinée à l'intimider, lui faire cracher de l'argent ou les deux à la fois. La fille n'était pas un assassin de la Cité des Vices, juste une comédienne - douée, cela dit. Son tatouage était factice. Dieux, comment avait-il pu se laisser berner par une imposture aussi énorme ? A sa connaissance, les Ombres ne comptaient que des hommes elfides dans leurs rangs. De surcroît, leurs deux Seigneurs n'avaient aucun intérêt à s'en prendre à lui : à l'instar de son Clan et des autres confréries flammeriades, la Guilde des Ombres avait juré allégeance à la toute-puissante Ligue Mercantile. Qui avait recruté cette guerrière donnienne à la force spectaculaire pour jouer ce rôle de tortionnaire ? Le marchand d'esclaves qui travaillait pour lui depuis des années ? Un traître qui œuvrait dans son propre Clan ? Un noble de la capitale jaloux de sa fortune et envieux de son succès ? En tout cas, celui qui avait orchestré cette mise en scène grotesque regretterait d'être venu au monde quand il lui mettrait la main dessus !

- C'est bon, petite, arrête ton char ! Qu'est-ce que tu veux de moi ? grogna-t-il en retrouvant un semblant d'orgueil.

- N'ai-je pas été suffisamment claire, monseigneur ?

Delatorme se figea alors qu'elle tapotait sa boucle de ceinture avec la pointe de son couteau. Dans son pantalon, ses bijoux de famille se rétractèrent d'angoisse. Pas possible. Non.

- Tu veux m'entendre me repentir, c'est bien cela ? articula-t-il entre deux halètements. Je suis désolé, voilà !

- Non, tu n'es pas désolé. Pas encore, du moins...

Elle ne peut pas être une Ombre. Ce n'est pas possible !

- Je ne recommencerai plus, je le jure sur le dieu du Savoir et... et sur tous les autres dieux du Panthéon ! Libère-moi. Maintenant !

Un sourire amusé presque enfantin se dessina sur les lèvres de Sanguine.

- Oh, mais je sais déjà que tu ne recommenceras plus, monseigneur. Les morts ne violent pas les vivants.

Dans son désespoir, Megar Delatorme se laissa déborder par un accès de rage, de haine et de terreur sans précédent. Tous ses muscles se bandèrent comme s'il allait briser ses chaînes. Son visage vira au rouge écarlate. Des veines saillirent dans son cou et sur ses tempes. Son rugissement de fauve blessé tonna dans toute la pièce malgré l'entrave métallique qui lui compressait la gorge. Le grand politicien sûr de lui et cultivé avait disparu. Il ne restait plus en lui qu'un animal aux abois confronté à sa propre impuissance et à sa fin prochaine qui venait de réaliser que la jeune fille en face de lui était exactement ce qu'elle prétendait être.

- SOIS MAUDITE, PETITE PUTE ! l'injuria-t-il de tous ses poumons. TOI ET TOUS LES TIENS ! JE SUIS INTOUCHABLE ! JE SUIS UN PROCHE AMI DES MARCHANDEURS, MA SŒUR EST PROMISE AU PLUS JEUNE !

- Je suis au courant. Mais ne sois pas si arrogant. Aucun mortel n'est intouchable.

Le Conservateur ne l'écoutait pas. Il hurlait sans même reprendre son souffle.

- SALOPE DONNIENNE ! JE VAIS TE CREVER ! LA LIGUE MERCANTILE EXTERMINERA TOUS LES MEMBRES DE TA CONFRÉRIE SI TU OSES ME FAIRE LE MOINDRE MAL ! RÉFLÉCHIS UNE MINUTE, PETITE CONNE ! TES DEUX SEIGNEURS NE ROMPRAIENT JAMAIS LA TRÊVE POUR UN SIMPLE CONTRAT SUR MA TETE !

Delatorme se tut instantanément quand la donnienne glissa son couteau sous sa ceinture et la trancha d'un geste leste. Le teint cramoisi du Conservateur blanchit en moins de deux secondes.

- Maintenant que tu as fini de déverser ta bile nauséabonde, passons aux choses sérieuses, murmura la jeune fille, ses traits poupins empreints d'un calme céleste. Mais avant, permets-moi de reprendre ton éloquente métaphore et de la remettre dans le bon contexte. Monseigneur, les temps de malheur sont arrivés... Je vais m'occuper personnellement de toi.

Pendant les soixante minutes qui suivirent, l'Ombre qui précède la Mort tint sa promesse.

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