Chapitre I : Un foyer de ténèbres
PREMIÈRE PARTIE : APPRENDRE A TUER
AN 962 à AN 966
" Si tu as le malheur de croiser le regard d'une Ombre, assure-toi de rédiger ton testament dans les trois minutes qu'il te reste à vivre."
Adage populaire de Clepsydre.
An 962 ( 5 ans plus tôt )
- Crevés ! Tous crevés ! rugit une voix de baryton derrière la porte.
Occupée à désinfecter ses instruments médicaux de sage-femme dans la bassine gorgée de sang, Louve releva vivement la tête en entendant le battant du corps de ferme s'ouvrir avec fracas. Une bourrasque sifflante balaya la pièce et les flammes de la cheminée vacillèrent sous la menace du blizzard. Délaissant son activité, la jeune femme ferma les paupières un bref instant et se forgea un masque sans expression avant de se retourner.
Sanglier tituba sur quelques pas dans la pièce et se laissa lourdement tomber sur le vieux banc qui flanquait la table à manger, le faisant craquer de protestation. Il prit sa tête échevelée entre ses mains en bredouillant des paroles inintelligibles dans sa barbe rousse broussailleuse.
Louve essuya ses paumes trempées sur son tablier et échappa un soupir plein de lassitude. Elle jeta un coup d'œil protecteur en direction des deux enfants assis sur le sol. Une minute auparavant, ils se chamaillaient à propos du vainqueur de leur dernière bataille de boules de neige. Dès que leur ivrogne de père avait fait irruption dans la pièce, ils avaient suspendu leur petite querelle et avait baissé la tête pour se faire minuscules.
- De quoi parles-tu, mon aimé ? demanda Louve en s'efforçant de garder son calme pour ne pas effrayer les enfants.
- Tous crevés, femme ! répondit Sanglier en martelant son front rouge avec le poing comme pour éclaircir son esprit embrouillé par la consommation de cervoise. Chèvres, brebis, cochons, lapins et poules ! Nous ne passerons jamais l'hiver, jamais !
Louve leva les yeux au plafond. Elle ne prêtait plus attention aux divagations avinées de son époux depuis bien longtemps.
- Ta fille a été nourrir les bêtes ce matin et elles étaient en pleine forme. N'est-ce pas, ma valkyre ? ( La gamine hocha piteusement la tête en détaillant le plancher de ses prunelles vertes trop embuées pour être honnêtes. ) Va te reposer deux ou trois heures, mon époux. A ton réveil, les bêtes seront à nouveau vivantes.
Les larges mains de Sanglier s'abattirent férocement sur la table, faisant sursauter Marmotte, le garçonnet âgé de cinq ans. D'instinct, le petit se rapprocha de sa sœur aînée qui avait toujours les yeux baissés. Réclamant son contact physique qui le rassurait, il glissa ses doigts tremblants dans les siens. Elle serra fort sa main en lui chuchotant des mots tendres et encourageants à l'oreille.
- Tous crevés, je te dis ! brailla le fermier d'une voix fataliste, les épaules soubresautant de colère. A cause de quoi, j'en sais foutre rien, mais ils sont tous raides comme des piquets, on dirait qu'ils sont morts de peur ! Va vérifier la grange par toi-même, putain incrédule !
Louve secoua la tête et enfila son manteau de fourrures pour aller braver le vent glacial de Terradonne.
Un instant plus tard, son hurlement de détresse venu de l'extérieur résonna jusque dans les entrailles de la fillette, qui ferma les paupières.
Ils ne passeraient jamais l'hiver.
- Tous crevés, répéta son père, le regard perdu dans le vague. Tous crevés...
***
Ce soir-là, le ciel était si somptueux qu'on aurait pu croire que ce crépuscule serait le dernier des temps.
Le soleil se couchait progressivement à l'horizon, diffusant des teintes sanguinolentes sur les terres qui cernaient la Cité aux Mille Tours et la Cité des Vices. Des nuages d'un saumon crémeux se détachaient sur un fond violacé, nuancé de touches ambrées autour de l'astre déclinant qui semblait agoniser face aux ombres triomphantes de la nuit.
Pendue sur le flanc de son éperon solitaire, Alkanthar se dressait fièrement au milieu d'une plaine jadis verdoyante qui présentait aujourd'hui l'aspect peu engageant d'un vaste désert si aride et stérile qu'on l'aurait cru frappé de malédiction divine. Joyau au rayonnement aveuglant enraciné dans une terre maladive, la légendaire capitale avait conservé son prestige immémorial. Elle formait un étrange contraste avec son sombre environnement mais surtout avec sa cité jumelle, Clepsydre, située sur l'autre rive du fleuve aux eaux cendreuses.
Pourtant, à une époque oubliée de tous, Clepsydre et Alkanthar avaient partagé la même aura de gloire.
Pendant l'Age de Sang, elles ne composaient qu'une seule orgueilleuse métropole, la plus florissante et gigantesque de Terreflamme. Centre névralgique et effervescent du pays, la cité était la capitale de l'empire de Callistin III, alias le Sanguinaire. A la fin de la Guerre Continentale, la chute de l'empire avait amorcé l'Age de Paix et entraîné la naissance administrative de Clepsydre. Le nouveau gouvernement autoproclamé, la Ligue Mercantile, avait illustré le précepte dominant de son ordre matérialiste : séparer l'offre et la demande. Les modestes citoyens avaient été entassés dans la Cité des Vices comme du bétail. Les riches commerçants et les familles nobles avaient reçu le privilège de faire de la Cité aux Mille Tours leur lieu de résidence.
Dans un deuxième temps, les Marchandeurs avaient installé les cinq autres confréries de Terreflamme au pouvoir en distribuant les miettes de leur festin dantesque pour assouvir la faim modeste de leurs alliés. Sous l'autorité reconnue de la Ligue Mercantile, chaque guilde avait pris les commandes d'une cité-reine et de sa région. Le puissant Clan des Erudits, le plus proche associé de la Ligue, avait obtenu la meilleure part du butin avec la grandiose Aranat qui bordait le Désert de Feu. La prolétaire Confrérie Ouvrière avait hérité de Milone, ville minière insignifiante qui administrait le nord-est de Terreflamme. La pieuse Fraternité du Panthéon avait été reléguée à Myriade, monastère isolé de toute civilisation. La rigide Caste de Justice, ancienne vassale de l'empire qui s'était mutinée contre l'oppresseur, avait conservé la forteresse de Haute-Tour, immense cité fortifiée qui possédait une position stratégique en Terreflamme, c'est-à-dire à l'estuaire du fleuve Carmin. Omniprésents, les nobles chevaliers de la Caste avaient veillé au bon déroulement de la réforme gouvernementale mise en place par la Ligue Mercantile.
Enfin, la dangereuse Guilde des Ombres fraîchement fondée qui se trouvait être à l'origine du coup d'état contre l'empire avait empoché Clepsydre - une offrande qui s'était révélée empoisonnée - et une montagne d'or destinée à financer son expansion naissante. Anciens esclaves-soldats du Sanguinaire, les assassins affranchis s'étaient contentés de leur récompense sans élever la moindre protestation. Ils avaient été trop éblouis par leur liberté reconquise et leur volonté aveugle de servir les idéaux de la déesse de la Mort pour réclamer davantage de prestige ou de possessions auprès de la Ligue.
Malgré leur indissociabilité historique, Alkanthar et Clepsydre étaient désormais difficilement comparables. La Cité des Vices ressemblait à un reflet déformé de son éminente jumelle. Seuls leurs ports fluviaux quasiment identiques témoignaient de leur passé commun. En revanche, les dizaines de tours en pierre rouge qui parsemaient chaque rue de la capitale demeuraient une caractéristique architecturale unique au monde, les tours de Clepsydre ayant toutes été détruites pendant la Guerre Continentale. Celles de la capitale semblaient défier les dix dieux du Panthéon Céleste par leur existence. Les plus hautes se distinguaient à des lieues à la ronde, surmontées par l'étendard de la Ligue Mercantile, la redoutable hydre dorée dont les six têtes symbolisaient toutes les confréries de Terreflamme.
La Cité aux Mille Tours était édifiée sur plusieurs niveaux dans le flanc d'un éperon rocheux. La Cité des Vices était localisée dans la vallée, au pied de la capitale. Le fleuve Carmin les séparait. L'Archaterre, un impressionnant pont fortifié muni de plusieurs tourelles qu'une légion de sentinelles de la Milice Mercantile gardait jour et nuit, enjambait le large cours d'eau. L'imposante passerelle en pierre était sans conteste le seul moyen d'atteindre les portes d'Alkanthar. Le Carmin constituait une barrière naturelle contre les assaillants potentiels tandis que la tristement célèbre muraille de la capitale humaine, surnommée la Charnière, longeait une partie de la rive.
Par conséquent, les classes sociales ne se mélangeaient pas, excepté lors de la Récolte annuelle durant laquelle les portes de la capitale s'ouvraient devant tous les visiteurs étrangers. Mais, protégée par une ridicule ceinture fortifiée de trois mètres de hauteur à peine, Clepsydre avait été conçue par la Ligue Mercantile pour tomber la première en cas de siège. Ainsi, le gros du troupeau ovin serait sacrifié pour sauver la vie des bergers, la population élitiste d'Alkanthar. Face à une attaque d'envergure, les fragiles maisons en bois et en chaume des démunis de la Cité des Vices ne résisteraient pas longtemps, contrairement aux manoirs troglodytes des habitants fortunés de la Cité aux Mille Tours.
Quant au château fort qui dominait fièrement toute la vallée sur le sommet de son plateau, avec sa façade décorée de statues en or qui scintillaient de mille feux, il était réputé imprenable. Les Marchandeurs lui avaient attribué le doux sobriquet de Sceptrion, la monnaie de Terreflamme mise sur le marché au début de l'Age de Paix.
Par principe, les habitants désœuvrés de Clepsydre n'avaient pas accès à Alkanthar, sauf s'ils étaient munis d'un passe-droit en bonne et due forme. La Milice Mercantile patrouillait massivement sur la Charnière et se révélait intraitable envers les parasites qui tentaient de s'incruster dans la capitale. Dans la noirceur de leur désespoir, des clandestins en quête d'une vie meilleure s'étaient risqués à forcer le passage pour s'introduire derrière la muraille. Leurs têtes ensanglantées étaient suspendues sur des piques en métal le long du parapet : il s'agissait de dissuader les brebis indociles de fuir leur enclos. Édifiée au début de l'Age de Paix, la Charnière existait seulement depuis la chute de l'empire. Depuis cette époque, les inégalités sociales avaient toujours été indiscutables entre la ténébreuse Clepsydre et la lumineuse Alkanthar. Néanmoins, les trois Marchandeurs actuels étaient les premiers dirigeants de leur ordre à instituer une rupture aussi drastique entre les cités jumelles.
Il était écrit dans la Trame Céleste de la Destinée que le vénérable Age de Paix, qui durait depuis plus de cinq siècles, touchait à sa fin.
***
Chaque jour, Panama Carswell prenait grand soin de sortir après tous les autres enfants. La petite fille commençait par contrôler que les alentours étaient dégagés avant de daigner poser un orteil sur la première marche et de descendre dans la cour carrée de l'orphelinat en esquivant les regards potentiels.
Chaque jour, elle obéissait à un étrange rituel. Elle comptait le nombre de ses pas jusqu'à sa place habituelle, dans un angle.
Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept...
Huit pas vers le nord-ouest.
Chaque jour, elle s'installait à même le sol, les fesses sur les talons, recroquevillée contre son muret familier recouvert de mousse, et observait minutieusement les orphelins qui jouaient devant elle. Accroupie comme un animal aux aguets, la fillette demeurait parfaitement immobile. Elle se contentait de les regarder de loin derrière les courtes mèches de cheveux roux qui pendouillaient devant son visage blanc et émacié. Ils se poursuivaient, couraient à toutes jambes en riant à gorge déployée. Contrairement à elle, ils arrivaient à oublier la précarité de leur situation grâce à leurs divertissements. Pour autant, Panama ne les enviait pas le moins du monde. A aucun moment elle n'avait envisagé de participer à leurs jeux puérils.
Il s'agissait uniquement de petits humains. Les elfides - plus rarement appelés les "elfes de l'ombre" - qui résidaient également dans le Quartier des Oubliés de la Cité des Vices recueillaient les enfants de leur race ayant perdu leurs parents afin de les élever en communauté. Connus pour leur individualisme, les humains ne se donnaient pas cette peine, puisqu'ils avaient déjà beaucoup de mal à nourrir leur propre progéniture. Les rares enfants qui réussissaient à quitter le misérable orphelinat de Clepsydre, les plus jeunes et les plus dociles, étaient en général adoptés par des étrangers ou des couples aisés de la capitale. C'était une chance inestimable pour eux de changer radicalement de vie, chance qui relevait presque du miracle dans ce contexte. Les autres orphelins grandissaient au cœur de cet endroit maussade et, le jour de leurs quatorze ans, selon la loi de Terreflamme, ils étaient soit revendus en tant que domestiques dans les cités-reines, soit expulsés sans cérémonie à la rue, livrés à un sort hasardeux.
A son arrivée, Panama Carswell avait été accueillie par la curiosité collective de ses nouveaux camarades bruns à la peau mate. Ils l'avaient d'abord prise pour un garçon à cause de ses cheveux courts et de sa maigreur. Elle ne parlait pas leur langue continentale mais elle supputait que c'était la première fois qu'ils rencontraient une insulaire nordique au teint clair et à la tignasse de feu.
Le chef des orphelins, un grand adolescent efflanqué qui ressemblait à s'y méprendre à une fouine, avait vu un souffre-douleur idéal en elle. Ignorant que les donniens initiaient leurs enfants au combat dès leur plus jeune âge, le gamin imprudent avait commis la sottise de la pousser en arrière pour provoquer les gloussements des autres. La fillette rousse s'était défendue en se propulsant brutalement contre son agresseur, le balançant au sol et tambourinant ses deux petits poings fermés contre sa figure.
Bilan de la bagarre : deux dents cassées, une cloison nasale déviée et un joli cocard violet pour la fouine.
Les propriétaires de l'orphelinat, deux vieilles mégères roublardes - des hyènes - avaient fustigé la petite barbare nordique avec une volée de coups de canne. Depuis cet incident, tous les enfants évitaient la fillette rousse comme une pestiférée et la surnommaient "sauvageonne" dans leur langue. Elle se campait systématiquement en retrait sans décrocher un mot et ils ignoraient sa présence, donnant-donnant. Leur indifférence arrangeait Panama, qui ne partageait ni leur mentalité ni leur insouciance. Elle semblait les mettre très mal à l'aise, en vérité : ils sentaient qu'elle était différente d'eux.
Ils ignoraient à quel point ils avaient raison.
Chaque jour, la sauvageonne rousse étudiait le comportement de ses camarades orphelins dans la cour comme un laborantin étudie le comportement de petits rongeurs en captivité.
Elle ne saisissait peut-être pas la signification de leurs paroles mais elle avait d'autres moyens de les percer à jour. Elle épiait notamment les subtilités de leurs expressions, de leurs yeux et de leurs gestuelles. Quand un enfant mentait à un autre, il portait couramment la main à son visage, bouche ou nez, ou se dandinait d'un pied sur l'autre. Un enfant debout, jambes croisées et regard fuyant, suggérait une nature timide et réservée. Un enfant qui se tordait les mains trahissait une certaine anxiété qui pouvait confiner à la peur lorsque ses pupilles se dilataient. Un sourire sincère persistait quelques secondes de plus sur les lèvres tandis qu'un sourire forcé crispait la mâchoire.
Panama épia la fouine qui venait d'arracher le jouet en bois d'un blondinet de cinq ou six ans. Le petit garçon aux cheveux dorés en bataille se mit à sangloter et à sautiller tandis que son bourreau agitait le jouet en hauteur hors de sa portée. Les yeux émeraude de la sauvageonne se voilèrent. Les pleurs déchirants du blondinet lui rappelaient ceux de Marmotte, le jour où tout avait basculé.
***
- Mère ! Mère, réveille-toi ! gémissait Marmotte, aveuglé par ses larmes.
Mais Louve ne se réveillait pas. Louve ne se réveillerait plus jamais.
A quelques pas du corps inerte de Louve et de Marmotte qui secouait frénétiquement la main flasque de sa mère, Sanglier était lui aussi étendu sur le dos, les bras écartés dans la neige. Ses gros doigts décharnés aux ongles noircis de crasse étaient secoués de légers spasmes tandis que ses yeux écarquillés par la terreur devenaient de plus en plus vitreux.
Fascinée par cette vision morbide, la fillette rousse était penchée au-dessus de lui. A l'agonie, Sanglier avait péniblement tourné la tête dans sa direction et semblait désormais la fixer de toute la noirceur de son âme épouvantée. Une faible quantité de vapeur émergeait encore de ses lèvres rougies de liquide poisseux. Les gouttes de sang formaient des perles luisantes au milieu de sa barbe orangée et tombaient une à une sur les monticules immaculés de neige.
Une pluie de rubis parsemant un nuage de coton.
La fillette se dressa lentement sur ses pieds, incapable de détacher son regard du sien.
Il n'était plus un danger. Il n'était plus que l'ombre de l'homme qu'il avait été.
Dans les prunelles du moribond, la peur était déjà en train de s'éteindre, remplacée par un abîme de calme qui toucha profondément la fillette rousse, lui communiquant un sentiment de paix et de bien-être incomparable. Même sa douleur sourde d'avoir perdu Louve et sa haine envers Sanglier s'évaporèrent comme un nuage dissipé par le vent.
Guidée par un pressentiment obscur et une sensation de froid plus exacerbée, la fillette releva la tête. A travers les flocons de neige qui virevoltaient autour de la ferme familiale, elle discerna une silhouette évanescente tapie dans l'ombre d'un mur. La forme noire et inhumaine paraissait attendre quelque chose.
Marmotte ne la voyait pas. Louve ne la voyait plus.
Sanglier la voyait - mais plus pour longtemps.
La gamine était intimement convaincue que la silhouette inhumaine ne constituait aucune menace. Elle patientait dans l'ombre, tout simplement.
Sanglier expira son dernier souffle et par un réflexe mimétique, sa fille retint sa respiration.
A cet instant précis, elle sentit, au fond de ses tripes, que rien ne serait plus comme avant.
***
Les dernières brumes sensorielles s'estompèrent dans la mémoire de la sauvageonne.
Un atypique duo de visiteurs venait d'entrer dans la cour de l'orphelinat. Ils talonnaient les vieilles sorcières qui complotaient entre elles, bras dessus, bras dessous.
Dans un climat de défiance tangible, les orphelins cessèrent de jouer pour dévisager les deux grands hommes drapés dans des capes sombres qui se déplaçaient avec une remarquable souplesse. Même la fouine fit profil bas, lui qui se montrait d'ordinaire si fanfaron en présence des adoptants potentiels.
L'instinct de conservation des enfants des rues était plus exacerbé que celui des autres.
Panama se tassa davantage contre son muret en pierre en constatant que les quatre adultes focalisaient leur attention sur elle - ça, ce n'était pas bon signe. Une des vieilles hyènes minauda, remuant ses épaules rachitiques comme une jouvencelle devant un chevalier. Le plus âgé des deux hommes rétorqua une courte phrase qui déclencha une réaction de surprise chez la vieille femme. Elle concerta sa laideronne de sœur d'un regard hésitant. La seconde hyène hocha vigoureusement la tête en adressant un sourire plein de dents jaunâtres aux visiteurs masculins.
La fillette rousse ne voyait pas distinctement le deuxième homme qui lui tournait le dos, mais il paraissait plus jeune que son compagnon et les hyènes n'arrêtaient pas de le lorgner en secouant leurs cheveux filasses avec un mélange de nervosité et de coquetterie. Selon les critères adultes, il devait sans doute être attirant. Il mesurait au bas mot un mètre quatre-vingt dix. Sa longue crinière noire et lustrée cascadait librement entre ses omoplates, émaillée de reflets bleu-nuit, rasée sur les côtés du crâne - étrange coupe, étrange nuance capillaire, assurément. Il se décala de profil avec une redoutable élégance féline. Sa peau foncée présentait une teinte différente de celle des continentaux : elle tirait davantage sur le gris que le brun. Panama entreprit de l'associer à un animal comme elle le faisait avec tous ceux qui croisaient sa route. Une panthère, peut-être ?
Exposé de face, l'autre homme personnifiait indubitablement un faucon pour elle. Il affichait une demi-tête de moins que son acolyte, mais sa posture droite et fière minimisait leur différence de taille. Ses traits étaient anguleux comme si un dieu facétieux les avait taillés à la serpe à la naissance. Il arborait de fins cheveux argentés noués en une queue-de-cheval qui évoquait un croissant de lune. Ses yeux azurés étaient si translucides et miroitants dans son visage hâlé que Panama les distinguait avec une netteté irréprochable malgré la distance. Le regard sage et pénétrant du faucon témoignait une vertigineuse profondeur qui bravait les âges.
Il sortit de sa poche intérieure une bourse en peau de mouton et l'offrit aux vieilles hyènes. Les deux sœurs s'entre-regardèrent avec approbation et soupesèrent l'argent entre leurs doigts secs qui étaient tordus depuis des années par les méchants coups de canne qu'elles cognaient contre les jambes des orphelins.
Un piaillement perçant attira l'attention de la sauvageonne, l'arrachant à ses réflexions. Un moineau au plumage marron-roux gigotait sur le sol de la cour tout près d'elle. Il venait de heurter le mur de la vieille bâtisse délabrée et s'était cassé une aile sous la violence de l'impact. Rongée de curiosité, Panama se rapprocha subrepticement du volatile éclopé en penchant la tête sur le côté. Le moineau aurait aimé reprendre son envol. Il paraissait implorer son aide par ses petits cris plaintifs. La fillette rousse le prit doucement entre ses paumes. Presque aussitôt, l'oiseau mourut dans ses mains, ébranlé par une dernière convulsion. Elle analysa longuement la petite dépouille à plumes au creux de ses mains sales.
Un sourire se gribouilla sur ses lèvres pâles. Le bienheureux. Il ne souffre plus. Il est libre.
La sauvageonne releva tout à coup la tête, tressaillit de stupeur et recula précipitamment contre le mur.
Il était accroupi devant elle, un coude appuyé sur la cuisse. Sa cape traînait sur le sol autour de lui, pareille à des ailes de démon. Panama n'avait même pas entendu le bruit de ses bottes en cuir sur les pavés, à croire que ses semelles étaient rembourrées ! Instantanément, elle fut captivée par ses fines oreilles en pointe et la profonde nuance anthracite de sa peau - c'était donc un elfide ! - et, surtout, aspirée par ses incroyables yeux vairons.
Le droit était noir pailleté d'argent. Ciel de nuit constellé d'étoiles.
Le gauche était bleu glacier. Lac gelé au plus fort de l'hiver.
Le grand elfide ténébreux étudiait la fillette comme elle avait étudié les autres enfants, c'est-à-dire avec une sorte de détachement scientifique. Il finit par enlever ses gants en cuir et les glissa à l'avant de sa ceinture. Puis il tendit ses paumes ouvertes en coupe vers elle.
- Un tour de magie ? proposa-t-il dans un murmure en adoptant le dialecte de son île natale avec un accent infime.
Panama jaugea un long moment le modelé froid et parfait de ses traits. Cet être n'était pas juste attirant : il était beau à couper le souffle. Du fait de sa proximité, elle avait l'impression que la cour était devenue déserte. Elle ne remarquait plus personne autour d'eux, ni orphelins, ni hyènes, ni faucon. Non, ce n'est pas une panthère, se dit-elle en avisant son visage fauve vibrant de puissance contrôlée. C'est un tigre, un tigre des neiges.
La donnienne lui remit la dépouille du moineau. Il referma ses longues mains grises sur sa petite offrande morte, lui communiquant la chaleur de sa peau.
- Regarde, dit-il tout bas.
La sauvageonne obtempéra et cligna des paupières, croyant qu'elle hallucinait.
Les plumes du moineau venaient de trembler entre les doigts entremêlés de l'elfide.
Il écarta subitement les mains pour libérer l'oiseau au plumage roux qui déploya ses petites ailes et s'envola à toute vitesse, plein de vigueur. Il fendit les airs comme une flèche en s'élevant vers le toit de l'orphelinat. Bouche bée, Panama reporta ses yeux arrondis sur l'étranger qui ne bronchait pas. Il est comme moi ! cria une voix hystérique dans son cerveau, son cœur battant à tout rompre.
C'était la première fois qu'elle rencontrait quelqu'un qui détenait un tel pouvoir.
Le tigre des neiges abaissa sa main gauche, son autre main demeurant tendue vers la fillette pour l'inviter à le suivre.
- Panama Carswell, tu as un talent exceptionnel à cultiver.
Un talent exceptionnel. Personne ne lui avait jamais fait un tel compliment.
Malgré son extraordinaire apparence qui aurait inquiété plus d'une enfant ordinaire...
Malgré les avertissements de sa défunte mère sur le fait de se méfier des inconnus...
Malgré le regard intensément calculateur et le visage inexpressif du tigre...
Cet elfide inspirait spontanément à la sauvageonne une confiance abyssale, qui défiait toute logique, toute raison. Un lien obscur et indicible les unissait par-delà l'espace et le temps.
Il connaissait son nom. Il était venu pour elle.
Sans hésiter, Panama Carswell glissa sa petite main blanche et froide dans celle de Faucheur, le Haut-Maître de la Guilde des Ombres.
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