Chapitre I suite
Le faucon maîtrisait également la langue donnienne avec l'aisance des voyageurs assidus qui étudient et pratiquent les dialectes de toutes les contrées qu'ils visitent. Pendant qu'ils foulaient les rues crottées de Clepsydre, les deux hommes de chaque côté de la fillette rousse comme une garde rapprochée, il se présenta à Panama de vive voix. Il se nommait Jerys Targam mais ses condisciples l'appelaient par son titre de Seigneur ou par son pseudonyme, Fournaise. La fillette garda le silence. Elle avait énormément de difficultés à le cerner : on aurait dit qu'un brouillard de mystère auréolait le vieil humain, sensation renforcée par le poids de ses yeux cristallins.
Première règle. Ne pas se fier aux apparences, surtout avec les Ombres.
En chemin, Panama vit le grand elfide ténébreux décrocher sa précieuse fibule, une rose en argent aux pétales incrustés de minuscules onyx, pour mieux ôter sa cape de ses épaules. Marquant une halte au milieu de la rue, il posa un genou à terre devant la fillette rousse, replia sa cape en deux et en enveloppa son dos famélique afin de recouvrir ses guenilles informes. Il suivit le regard intrigué de l'orpheline. Il était dardé sur la créature ailée qui parait son plastron rouge sombre en cuir souple.
– Le dragon est l'emblème de la Guilde des Ombres. La rose noire est le symbole de la déesse de la Mort, précisa-t-il en épinglant la cape avec la fibule, avant de se relever.
Tandis que les trois compagnons reprenaient leur marche, la petite barbare pinça les lèvres en avisant la poignée sculptée du cimeterre qui dépassait du baudrier du tigre des neiges. Seules les armoiries des tribus de son archipel lui étaient familières : la hache sectionnant une branche de pin des Caurak, l'ours féroce et écumant des Bersekell, le fier vaisseau de guerre des Maraudants.
Lors de leur voyage en mer, son oncle Damian lui avait appris que le Continent était divisé en trois régions principales : les Terres Immémoriales, le royaume des elfes ; Terreperreno, la patrie des nains ; quant à Terreflamme, le territoire des humains, il occupait pratiquement la moitié du Continent.
Selon son oncle, Terreflamme était gouvernée par un système composé de tribus sédentaires bien plus élaboré et hiérarchisé que celui de Terradonne, baptisées confréries ou guildes. La faction régente, la Ligue Mercantile, avait remplacé une "monarchie impériale" démantelée des siècles auparavant après une guerre apocalyptique.
Quel charabia, avait-elle estimé sur le pont du bateau. C'était tout ce qu'elle savait sur leur politique étrangère. Quant aux divinités vénérées par les continentaux, elle ne les connaissait pas. Son peuple naturaliste glorifiait la mer, le soleil, le vent et la terre qui incarnaient les quatre éléments-clés de leur monde, la Grande Tellurique. Louve lui avait expliqué que la vie était née de minuscules organismes primitifs, invisibles à l'œil nu, qui frétillaient jadis dans les océans. Ces organismes avaient évolué pendant des millénaires, se transformant en poissons, en amphibiens, en singes... jusqu'à muter en humains, elfes et nains. Louve lui avait affirmé que toutes les races de Shynighgar possédaient un seul ancêtre commun : une stupide bestiole aquatique et microscopique. Panama aimait l'aspect ludique de cette idée d'évolution naturelle des espèces, que sa mère avait apparenté à un grand arbre généalogique aux innombrables branches constellées de feuilles. Depuis que la fillette avait assimilé cette passionnante théorie sur l'origine des êtres vivants, elle cherchait à identifier les ancêtres animaux qui correspondaient le mieux aux gens qu'elle côtoyait.
Jerys Targam se mit à rire sans raison apparente en inspectant la petite barbare de ses yeux clairs. Il adressa une remarque possiblement humoristique à Faucheur dans un dialecte léger et mélodieux ponctué d'intonations cent fois plus douces que celles du jargon continental ou de sa langue maternelle. De l'elfique ? présuma Panama qui écoutait les syllabes chantantes de toutes ses oreilles. Le tigre des neiges esquissa un demi-sourire, destiné à la petite fille et non au vieil homme. Spontanément, elle lui sourit en retour.
– Les croyances de ton peuple insulaire sont différentes de celles des continentaux, gamine, déclara le rapace avec enjouement. Tu te feras ta propre opinion là-dessus dans peu de temps. Une seule et unique pensée universelle serait affreusement rébarbative.
Pourquoi me dit-il ça ? Autant dérangée par ses propos incompréhensibles que par le regard aiguisé du Seigneur de la Guilde des Ombres, Panama resserra la cape autour de ses bras, se créant un simulacre de cocon protecteur. Le textile soyeux et fluide était imprégné de l'odeur particulière de Faucheur : un amalgame raffiné de cuir, de métal et de menthe.
Avec son ongle sale, la fillette gratta les ciselures de sa fibule en regardant distraitement les humains et les elfides qui résidaient dans le Quartier des Oubliés. Il valait peut-être mieux mourir que vivre dans une telle misère sociale.
Les passants traînaient dans les rues pestilentielles, souvent pieds nus et vêtus de haillons délavés. Leurs corps décharnés étaient meurtris par la faim, la lassitude et la détresse. Un vieux chien lépreux agonisait dans une ruelle en geignant. Dans un cloaque, des enfants hurlaient et sanglotaient à cœur fendre tandis que leur mère les battait et les insultait, déchargeant son mal-être sur eux. Plus loin, deux vagabonds ivres se bagarraient pour obtenir les faveurs d'une prostituée malade au regard vide. Plus loin encore, un orphelin squelettique et couvert de boutons était accroupi contre un mur. Il triait des détritus avec un couteau rouillé pour récupérer ce qui était utile en surveillant un petit groupe de voleurs patibulaires qui se disputaient sur les modalités de leur prochain larcin. Ceux-ci baissèrent la tête comme un seul homme en apercevant les silhouettes du faucon et du tigre avant de se disperser dans les ruelles adjacentes.
Panama assista à une réaction quasi similaire de la part d'un imposant colporteur qui vadrouillait paisiblement en sens inverse, deux grosses sacoches battant sur les flancs. Alors que les yeux du badaud s'attardaient sur le dragon noir de la cuirasse de l'elfide, ses traits manifestèrent une tension irrépressible. Indécis, il ralentit sa progression, ses poings contractés sur ses sacoches... avant de piquer une accélération et de tourner à une intersection afin de changer brusquement de trajectoire. Cette réticence ostensible à croiser deux Ombres en pleine rue aurait pu perturber Panama dans des circonstances différentes, mais la simple présence de Faucheur contribuait à alléger les réserves qu'elle aurait pu nourrir au sujet de ses redoutés gardes du corps. Pourtant, elle n'était pas sotte : elle avait déjà deviné que la Guilde des Ombres n'était rien de moins qu'une confrérie d'assassins qui travaillait pour une déesse de la Mort vénérée par les flammeriades. Son maudit pouvoir les intéressait.
– Diantre, Faucheur ! La muette de Terradonne est plus finaude qu'elle ne le laisse paraître, commenta Jerys Targam, sincèrement impressionné.
– Tu devrais t'abstenir de lire ses pensées, Fournaise. Nous venons juste de la trouver. Tu vas la faire déguerpir avant que nous ayons atteint le Marque-Page.
Abasourdie, Panama oublia de vérifier où elle marchait. Elle trébucha en butant contre une pierre. Avec un réflexe digne d'un jongleur, Faucheur la rattrapa par le bras et la tira en arrière.
– COMMENT ? ânonna la fillette. Vous lisez mes pensées ?
– Tiens, tiens, ta protégée a soudain retrouvé sa voix de colombe, se gaussa le vieux faucon au grand désarroi de la donnienne. Tu as perdu ton pari, gamin ! J'étais persuadé qu'elle réagirait au quart de tour avant de franchir le seuil de la librairie. Allonge la monnaie ! ( Stoïque, Faucheur lui balança une bourse de sceptrions que Jerys cueillit au vol d'un geste plein de dextérité. ) Oui, gamine, je suis un humble télépathe, confirma-t-il en rangeant son butin dans la poche de son pantalon. Tous les membres de notre confrérie ont un Don, soit un "maudit pouvoir" comme tu le soulignes judicieusement. Pour ma part, je collectionne plusieurs facultés psychiques : télépathie, télékinésie, téléportation et d'autres qui peuvent parfois avoir leur utilité. Cet elfide que tu assimiles à un tigre des neiges a un Don de vie, tu en as été témoin tout à l'heure dans la cour de l'orphelinat. Effectivement, ma chère, c'est-à-dire qu'il ressuscite les morts. A l'occasion, nous rediscuterons de la théorie d'évolution des espèces de ton peuple, Panama. J'ai feuilleté un ouvrage palpitant là-dessus il y a deux cents ans et quelques, mais j'ai tendance à me mélanger les pinceaux avec tous les livres que j'ai compulsé au fil des siècles et je ne me souviens plus du titre ou du nom de l'auteur. Derwyn, Darwyn, quelque chose de cet ordre-là...
Télépathie, Dons ? songea la fillette, assommée par ce discours surréaliste et nageant dans une confusion totale.
– Mon discours n'était pas surréaliste, la démentit le Seigneur. Il ne concorde pas avec ton étroite conception de la vérité pour le moment, voilà tout. Je ne t'en tiens pas rigueur, gamine. Pour l'heure, tu es une petite chose ignorante et inexpérimentée à peine débarquée de son île enneigée et expédiée dans un orphelinat de la Cité des Vices par un oncle couard et peu scrupuleux. Disons que tu as des circonstances atténuantes.
Sacrebleu, deux cents ans... Quel âge peut-il avoir ? s'interrogea Panama, sidérée.
– Quel âge d'après toi, gamine ? répliqua-t-il dans la seconde, sa voix mentale se répercutant expressément à l'intérieur de son crâne.
– Vous... vous pouvez aussi... parler dans mon esprit ? pensa-t-elle avant de réaliser que sa remarque était d'une idiotie absolue.
– Tu n'es pas idiote, loin s'en faut. Quel âge m'attribues-tu ?
– Euh... Soixante-dix ans ?
– Ah, un septuagénaire ! Sept décennies ! Tu me rajeunis outrageusement, gamine. Je serais à la toute fin de ma vie si j'étais humain. Mes soixante-dix ans remontent à... ( Il réfléchit en se frottant le menton. ) ...quarante-deux siècles et des poussières. Le temps passe à une de ces vitesses ! Il me reste tant de livres à dévorer. Mais je me disperse, Panama Carswell, et ton scepticisme est flagrant. Tu as déjà un million de questions en tête, conscientes et inconscientes, présentes, oubliées et à venir. C'est une vraie cacophonie dans ton cerveau immature. Tu vas devoir opérer un tri dans tes questions et les prioriser rapidement ou je vais avoir mal au crâne. C'est un vrai foutoir cérébral sous ta tignasse rousse.
Les prunelles vertes de Panama voltigèrent du faucon au tigre, puis du tigre au faucon.
Une seule question lui importait véritablement.
– Mais qui êtes-vous, tous les deux ?
Un sourire franc étira les lèvres parcheminées du vieil homme.
– Je suis Fournaise, Seigneur de la Guilde des Ombres, et voici Faucheur, qui en est le Haut-Maître, mon bras droit. Nous appartenons à un ordre ancestral et théologique qui a juré allégeance à la déesse de la Mort afin de préserver l'équilibre naturel de la Création. Notre confrérie a été fondée pendant la Guerre Continentale, à la fin de l'Age de Sang. Elle règne depuis sur ce taudis urbain qu'est Clepsydre. C'est tout ce que tu as besoin de savoir pour l'instant. Ah, un dernier détail, gamine. Nous ne sommes pas juste "intéressés" par ton "maudit" Don. Nous souhaitons t'aider à le canaliser et te faire suivre la formation de la Guilde des Ombres pour que tu deviennes un assassin professionnel.
– Oh. ( Elle réfléchit trois secondes, tout au plus. ) Ça gagne bien, un assassin ?
Une expression déconcertée se dessina sur le visage du faucon. Arquant un sourcil argenté, il échangea un regard avec le tigre.
– Ma foi... Pas trop mal, oui.
– Alors c'est d'accord, énonça-t-elle avec enthousiasme. Je commence quand ?
***
L'estomac de la fille criait famine. Elle n'avait pas mangé depuis la veille.
Cachée sous son couvre-chef, Jill rasait les murs en jetant des coups d'œil affûtés autour d'elle dans la rue. La mendicité ne lui avait pas rapporté une seule pièce aujourd'hui. La concurrence était rude au sein de la Cité des Vices qui grouillait d'orphelins comme elle et, de plus, les passants s'avéraient particulièrement radins en ce moment. "Période de crise", affirmait son amie Tricia, une prostituée à peine plus âgée qu'elle. Jill avait essayé de bander sa jambe dans le but de jouer les éclopées de service, sans récolter davantage de succès. Elle détestait cela, mais elle allait devoir à nouveau détrousser un pigeon si elle voulait avaler quelque chose avant la tombée de la nuit. Sinon, elle serait obligée de payer le chef en nature pour obtenir de lui un quignon de pain ou un fruit. Un frisson de dégoût la saisit à cette idée. Jill préférait encore mille fois voler, même si elle risquait de se retrouver véritablement infirme – avec un moignon en guise de main – en se faisant pincer.
La semaine dernière, au marché, la chance lui avait souri. Elle avait réussi à subtiliser une jolie bague en argent sertie d'un grenat à une vieille dame des quartiers bourgeois de Clepsydre. La victime idéale. Après avoir repéré la roturière parmi la foule, elle l'avait talonnée et bousculée. La femme ne s'était pas rendu compte de son méfait. Fière d'elle, Jill s'était empressée d'aller donner son butin du jour au chef. En échange du bijou, elle avait eu droit à une récompense satisfaisante : deux jours complets de rations qu'elle avait partagé avec ses plus proches amis.
Alors qu'elle cherchait un badaud à dépouiller, elle les vit.
Son cœur fit une embardée comme chaque fois qu'elle apercevait l'un d'entre eux dans la Cité des Vices – leur ville. La sensation d'étouffement qui la submergea lui était tristement familière...
La peur.
Rentrant la tête dans les épaules, Jill s'aplatit presque contre le mur en marchant. Priant avec ferveur pour ne pas croiser directement leurs regards, elle ne pouvait s'empêcher de leur lancer des coups d'œil à la dérobée. Elle se faisait l'effet d'un lapin qui épie deux fauves venus boire à un point d'eau. Ils n'étaient pas là pour elle, mais ils n'en demeuraient pas moins source de danger mortel.
Ils étaient grands et de solide constitution. Celui de droite était un humain d'âge avancé. Des cheveux aussi argentés que ceux que Jill dissimulait sous son vieux chapeau et une paire d'yeux bleus irradiant de puissance tranquille. Celui de gauche était encore plus inquiétant. Un elfide. Un démon à la peau grise et aux longs cheveux sombres. Sa cuirasse rouge et noire soulignait un torse musclé. L'épée massive qu'il portait à la hanche droite était aussi terrifiante que lui.
Puis Jill la vit elle.
Toute petite chose entre les deux Ombres, elle faisait tâche à côté d'eux.
Une fillette rousse aussi maigrichonne et mal affublée qu'elle sous une cape noire. Le genre garçon manqué. Une donnienne.
Un liquide glacé engorgea les poumons de Jill. Qu'allaient-ils faire de cette enfant ?
Tu le sais, siffla sa voix intérieure. Ce n'est pas une de leurs recrues, ça. Elle n'est pas elfide. Et la pleine lune aura lieu demain.
La mendiante connaissait ces rumeurs, en effet. Les histoires lugubres colportées en ville sur les maîtres de Clepsydre. Depuis toujours, les adultes la mettaient en garde contre les assassins de la Guilde des Ombres.
Les humains superstitieux croyaient dur comme fer que croiser le regard froid d'une Ombre revenait à regarder sa propre mort en face. Un vieil adage de Clepsydre allait jusqu'à préconiser de rédiger son testament dans ce cas de figure. Leurs Dons étaient perçus comme une forme de magie noire pour laquelle ils avaient vendu leurs âmes à la déesse de la Mort. Ils avaient été élus par leur déesse dans le giron de leur mère mortelle avant d'être allaités par son sein divin gorgé de sang juste après leur naissance. Dans les auberges des cités-reines, on racontait que les assassins de la Cité des Vices étaient immortels. Dans les tavernes de campagne, on murmurait qu'ils étaient des spectres de chair qui escortaient l'âme de leurs cibles jusqu'au royaume de la Mort, Brumyar. Sans oublier leurs prétendues tendances nécrophiles, propagées par les mauvaises langues qui les surnommaient "les baiseurs de morts." Jamais devant eux, cela dit...
Enfin, on leur prêtait des sacrifices rituels de jeunes humaines vierges à chaque pleine lune, destinés à honorer la soif de sang de leur maléfique Divine Mère.
D'où la présence de la donnienne.
Un nœud pesant de miséricorde se logea au creux du ventre de la mendiante.
Comme si elle avait senti qu'elle était observée, l'autre fillette convergea ses yeux vers elle. Leurs regards s'accrochèrent. Jill fut surprise de ne pas décrypter la moindre peur dans celui de la gamine. La petite innocente ne semblait pas avancer sous la contrainte ; elle accompagnait les deux Ombres qui allaient l'assassiner de son plein gré. Qu'avaient-ils pu lui dire pour la convaincre de venir avec eux ? Elle avait beau être étrangère et probablement ignorante de leur identité, fallait-il être simple d'esprit pour ne pas percevoir la densité de la menace que représentaient ces hommes !
Jill ne pouvait absolument rien faire pour l'aider. Essayer de détrousser ces assassins aurait été une folie, mais tenter de sauver la fille qu'ils emmenaient aurait été un suicide.
Et Jill n'était ni folle ni suicidaire. Sa vie était assurément merdique. Pourtant, elle y tenait.
En désespoir de cause, elle se contenta d'adresser un petit sourire désolé à la donnienne.
Cette dernière la dévisagea comme si elle venait de lui envoyer une offense à la figure et lui fit un doigt d'honneur qui laissa Jill proprement ahurie.
***
Encadrée par ses deux accompagnateurs, Panama observait les étagères saturées d'ouvrages qui filaient le long des murs. Elle n'avait jamais vu autant de livres en un même endroit.
Se frottant les paumes sur son tablier, le libraire émergea de l'arrière-boutique du Marque-Page, le bâtiment de couverture du quartier général des assassins qui s'étendait sous les rues de la Cité des Vices. Le sommet de son crâne rasé et couturé de cicatrices surplombait à peine celui de la fillette de onze ans, mais le vieux nain était trois fois plus large qu'elle et comportait quelques siècles de plus sur les épaules. Il affichait une paire de lorgnons perchée sur son nez busqué et des outils de restauration étaient glissés dans les nombreuses poches ventrales de son tablier en cuir. Il possédait une longue barbe tressée poivre et sel. Ses prunelles rusées, couleur noisette, lui évoquèrent celles d'un vieux renard malin. Son visage ridé et buriné traçait une fascinante carte des âges où étaient imprimées les montagnes de la colère, les plaines de la sérénité et les rivières du chagrin, visibles à l'œil nu par une minorité d'êtres un tantinet plus perspicaces que la moyenne.
Menos Sinifus, le Veilleur de la Guilde des Ombres, inspira à la sauvageonne un sentiment de sympathie et de complicité immédiat avant même d'avoir ouvert la bouche.
Parfois, des rencontres vous marquent au fer rouge et vous changent à jamais. C'était le cas de Khamar et Jerys Targam. D'autres vous illuminent brièvement avant de disparaître, traversant le cours de votre vie comme une étoile filante. La plupart d'entre elles demeurent quantité négligeable et comptent trop peu pour être gardées en mémoire. Enfin, plus rarement, certains étrangers vous touchent si naturellement et si profondément que vous éprouvez l'impression curieuse de les avoir toujours connus. D'avoir déjà vécu mille aventures avec eux. D'avoir ri à gorge déployée avec eux et d'avoir versé des larmes de désespoir sur leur épaule. La première fois qu'ils se tiennent face à vous, la certitude tranquille qu'ils occuperont une immense place dans votre existence et votre cœur naît en vous. Un peu comme si une toile invisible se tissait autour de vous et instaurait une étroite connexion. Aux yeux enfantins de Panama, bien qu'elle fut incapable de s'expliquer ce phénomène, Menos Sinifus faisait partie de cette catégorie rarissime.
Elle serra fermement la grosse main qu'il lui tendait. Apparemment, les citoyens de Clepsydre se saluaient de la sorte. Menos ébaucha une grimace exagérée, puis il souffla bruyamment sur ses petits doigts boudinés en les secouant devant lui, faisant mine que la fillette lui avait broyé la poigne. Elle éclata d'un rire amusé.
– Toué unia Dionna deia forci, ma cétérine ? questionna-t-il de sa voix bourrue en articulant excessivement toutes les syllabes de sa phrase.
Panama haussa les épaules d'un air déconfit. Le libraire avait tenté de parler dans sa langue maternelle, le donnien. Le vieux nain poussa un grondement embarrassé et se tourna vers le faucon pour lui dire quelque chose qu'elle ne pouvait pas encore déchiffrer.
– Je vais traduire, gamine, proposa Jerys Targam. Menos est conscient que son donnien est rouillé. Il vient de te demander si tu avais un Don de force.
La fillette secoua la tête à l'adresse du vieux nain qui feignit un air étonné. Il désigna la main diaphane de Panama et éleva un commentaire en langue humaine. Jerys fit office d'interprète.
– Menos affirme que tu as une sacré poigne pour un oisillon qui vient de tomber de son nid.
– Je ne suis pas un oisillon ! Dites-lui que je sais me battre !
Le Seigneur rapporta ces mots farouches au Veilleur qui explosa de rire. Il retourna derrière son comptoir fraîchement ciré afin de sortir de son casier les manuels d'apprentissage commandés par le vieux faucon en grommelant dans sa barbe.
– Menos dit que tu n'es pas un oisillon, finalement, mais une bourrique, sourit le vieil homme aux yeux bleus comme un ciel estival. Il ajoute que les oisillons ou les bourriques seront toujours les bienvenus au Marque-Page et qu'il a beaucoup de romans d'aventure adaptés aux enfants de ton âge, des histoires où des bourriques bourrines se battent contre des oliphants géants.
– Répondez-lui que je ne sais pas lire, se désola la donnienne.
– Pas encore, gamine... Mais si tu le souhaites, nous te l'apprendrons. Nous t'enseignerons la lecture, l'écriture et les langues communes de Terreflamme.
– Et bien d'autres compétences, renchérit le grand elfide ténébreux d'une voix basse dont la glaciale douceur s'infiltra dans la moelle épinière de la fillette.
***
– Des tests médicaux ? répéta Panama dans l'arrière-boutique du Marque-Page.
– Une formalité d'admission à laquelle toutes les nouvelles recrues doivent se soumettre, précisa Faucheur en rabattant le rideau opaque qui séparait les deux pièces du rez-de-chaussée. Ce ne sera pas long. Avant de nous rendre au laboratoire, nous passerons par les salles principales de la Guilde.
Jerys Targam se posta devant un chandelier en bronze cloué au mur du fond et faufila sa main leste derrière l'objet pour activer le mécanisme élaboré : trois à-coups brefs sur le crochet du haut suivis de deux à-coups prolongés sur le crochet du bas. Une porte secrète creusée dans le mur de la librairie s'entrouvrit sans un bruit. Le vieil homme tira sur la lourde porte, déportant son poids sur une jambe fléchie. Un escalier en pierre s'enfonçait dans la pénombre vacillante.
Panama était à la fois tétanisée et hypnotisée par ces ténèbres inconnues.
Une main sombre se plaça délicatement sur son épaule. Elle tourna la tête vers son tigre des neiges qui manifestait un calme à toute épreuve.
– Gamine, nous ne forçons jamais les recrues pourvues de Dons à rester contre leur volonté, assura le vieux faucon. Le libre-arbitre des apprentis est un principe fondamental de notre confrérie. Au cours de ta période de formation, tu pourras décider de partir à tout moment après m'en avoir dûment informé. Nous laissons le temps aux apprentis de juger si cette profession singulière est faite pour eux. En revanche, une fois que tu seras une Ombre baptisée, il te sera impossible de faire demi-tour et de rompre ton serment de sang envers la déesse de la Mort. Maintenant, si tu ne veux pas t'engager dans cet escalier, tu n'as qu'un mot à prononcer... Nous te laisserons t'en aller et nous ne nous reverrons plus jamais.
M'en aller ? songea-t-elle aussitôt. Où irai-je ? Je n'ai plus rien. Je ne suis personne ici. Autant faire ce que je fais le mieux.
Un éclat téméraire au fond du regard, la fillette marcha au-devant des ténèbres souterraines et se laissa peu à peu engloutir par leur bienveillante étreinte.
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