Chapitre 9

Kaleb Alexander

- Ouh là, j’aimerais pas être à la place de ta cible !

Manzoni s'avance vers Kaleb, tandis qu’une nuée de couteaux — qu'a lancée le colonel — tranchent l'air et se figent dans le bois. Tous sur le point rouge.

- Allez, dis-moi ce qui ne va pas.

Le Colonel Alexander arrête alors ses lancers et le fixe de ses yeux bruns. Ce qui ne va pas ? Au contraire, tout va bien dans le meilleur des mondes ! C'est juste que ça va trop bien.

Vous l'aurez deviné, la réaction d’Éléonore l’a bouleversé au plus haut point. Enfin, au point qu’il passe son temps au centre d’entraînement… Il ne sait pas trop ce qui l’étonne le plus : le fait qu’elle ait dit “pari d’amis” — sachant qu’ils ne le sont pas —, qu’elle l’ait appelé par son prénom...ou qu'elle lui ait souhaité “joyeux anniversaire”. Les trois à la fois, sans doute… Comme d’habitude, elle a trouvé le moyen d’avoir le dernier mot et de s'en aller comme si de rien n’était.

- Alexander ?

L’interpellé sort de ses pensées, puis dévisage le L-C. En murmurant un petit “oui…?”, il attend la suite des dires de son collègue.

- Le Général t'appelle. Il veut que tu ailles le voir dans son bureau.

Ah non ! Kaleb doit déjà démêler ses sentiments contradictoires… Il n’a vraiment pas besoin de rajouter l’anxiété à la liste !

Le colonel acquiesce quand même et fait quelques pas vers la sortie de la salle, mais Emilio lui attrape le bras.

- Ne pense pas que je vais oublier de sitôt que tu ne m'as pas répondu…

Avec un grognement, le robuste brun se dégage et se dirige vers le bureau de son supérieur. Il n'a pas envie d’en parler avec lui. Avec personne, en fait, et surtout pas la personne concernée.

Quand il arrive devant la porte de la pièce recherchée, il toque poliment.

- Entrez, dit une voix masculine.

Kaleb s’exécute, puis fait le salut militaire en regardant droit devant lui.

- Général.

Oliver Phillips est un Homme de taille moyenne. Ses rares cheveux sont poivre et sel, ses yeux bleu glacé et il est légèrement rebondi. Les deux seules expressions qu’il utilise parfois sont un sourire ironique et son visage déformé par la colère. Il passe souvent du calme, au sarcasme, puis à la fureur, mais la peur et la crainte qu’il inspire dès qu’on le voit sont amplement suffisantes pour qu’on se taise sur son passage ou dans la pièce où il se trouve.

Kaleb n'a pas vraiment peur d’Oliver, mais il sait que son patron est tout sauf doux, dans toutes les situations — autrement dit, il éprouve de la crainte à son égard. De plus, il suffirait d’un seul faux pas et le colonel perd sa place.

- Pourquoi avez-vous demandé ma présence, si vous voulez bien me le dire, Général ?

- Assis-toi, Alexander. Et regarde-moi dans les yeux, bon sang.

L’Américain s’installe, puis plonge son regard dans celui de Phillips. Le général a les coudes posés sur la table, les doigts entrelacés.

- La Répartition se passe bien ?

Kaleb acquiesce sagement, les mains sur les cuisses. Le général a été pas mal chargé, ces derniers temps, alors il est normal qu’il pose ce genre de questions...

- Les élèves ne sont pas trop turbulents ? Ce ne serait pas une surprise, si oui, à leur âge…

Le Colonel Alexander secoue vivement la tête. Un peu trop, peut-être, vu les yeux plissés de son interlocuteur.

- Pas de problème à signaler ? Il paraît que les Égaux essayent d’infiltrer nos rangs et ceux des Femmes…

Le soldat s'applique pour rester inexpressif et ne pas se trahir avec un geste qui mettrait la puce à l’oreille de son supérieur.

- Non, Général. Je ne pense pas, en tout cas.

Oliver met ses paumes à plat sur le bureau et se penche vers Kaleb.

- Vous “pensez”, Colonel, ou vous en êtes sûr ?

- J'en suis sûr, Monsieur.

Phillips s'adosse à sa chaise, la tête redressée.

- Oui, je préfère ça… Sinon, comment s'est passée cette soirée poker ? Bien, j'espère ! Ah oui, c'est vrai...tu as pris de l’âge, pas vrai ?

Le Colonel Alexander ne peut s’empêcher de sursauter. Oliver Phillips a aussi le don de changer de sujet, ainsi que de passer du tutoiement au vouvoiement et vice-versa…

- Bien, Général. Et oui.

- La trentaine, donc… Bref, je ne te retiens pas plus longtemps !

Le sourire que lui adresse le Général Phillips ne lui semble pas très sincère...juste hypocrite. Kaleb réclame la permission de se lever et l’Homme d’une cinquantaine d’années accepte avec enjouement.

- Au-revoir, Général, salue le colonel avec le signe habituel.

L’intéressé lui rend la pareille, puis l’Américain peut enfin souffler quand la porte se referme derrière lui.

Kaleb revient directement au centre d'entraînement, où l’Italien l’attend de pied ferme. Il roule les yeux avant de passer devant lui et de prendre une arme à feu.

- C'est ça, ignore-moi.

- Puisque tu me le demandes…

Le rouquin retire brusquement le revolver des mains du colonel et le jette dans un bac où sont rangés les autres. Kaleb se tourne lentement vers lui, les yeux plissés.

- Manzoni…

- Alexander… fait le L-C du même ton menaçant que le brun. (Il prend une mine plus sympathique.) Allez, raconte ton tête-à-tête avec Krause.

- Comment…

- J'ai vu Zhang Tao sortir de la pièce et venir dans celle où j'étais.

Kaleb grogne une nouvelle fois. Ils aiment beaucoup lui couper la parole, apparemment.

- Vous avez fait quoi…? interroge l'Italien avec un regard plein de sous-entendus.

Le Colonel Alexander le pousse et le roux éclate de rire.

- Une partie de poker.

- Laisse-moi deviner...t'as perdu !

Et il recommence à ricaner. Puis il semble se calmer, voyant sans aucun doute que son collègue ne se déride pas.

- Qu'est-ce qu'il s'est passé de si déroutant ?

Pas grand-chose, finalement. Juste quelques mots échangés...puis ceux qu'elle a prononcés avant de partir.

- Rien, Manzoni, absolument rien…

Et c'est peut-être ça qui le frustre autant…

***

Éléonore Krause

- Vous...c'est pas possible !

Depuis un bon quart d’heure, Audrey Lutumba fait une crise de nerfs car les trois Femmes ont décidé — à l’unanimité — qu’elle est digne d’être une Rouge, donc une femme-soldat. Sauf que, d’après ses dires, elle aurait préféré être une Verte, une scientifique.

- C'est bien dommage… murmure Éléonore, assise dans un des sièges de la salle d’opérations.

La jeune fille a en fait débarqué comme une furie dans la pièce en apprenant qu’elle est une future militaire, dans une enveloppe qu’elle a reçue dans sa chambre.

- Vous moquez pas de moi, Colonelle !

Lutumba la fusille du regard et l’Allemande hausse un sourcil.

- Oh non, je n’oserais pas…

Le concours de regards noirs et de piques a débuté.

- Oui, c'est vrai que vous êtes si aimable ! s'exclame la Camerounaise.

- Je vous retourne le compliment…

La Générale Peterson se racle la gorge, attirant l'attention des deux rivales.

- Revenons-en au fait, s’il vous plaît, mademoiselle…

- Lutumba.

- Impossible de l’oublier, avec un nom pareil… rit la L-C Zhang Tao.

Le regard acéré de l'adolescente se tourne vers la Chinoise, qui ne fait que sourire.

- Si nous avons choisi de vous mettre dans la catégorie des Rouges, c'est qu’il y a des raisons.

- Lesquelles ?

- Vous possédez plusieurs qualités requises, Lutumba, avoue Lian. La stratégie, pour commencer. Quand vous avez rempli les contrôles écrits, vous vous êtes surtout appliquée sur ceux de science.

- La mémoire et la logique, annonce Nicole. Vous avez mémorisé les cours sur les micros et vous avez logiquement tapé le code sur le clavier, pendant l’Épreuve Bleue.

- L’entraide, dit la lieutenante-colonelle. Au lieu de rester en colère contre Mlle Cordier, vous lui avez pardonné et vous êtes concentrée sur le travail à faire.

L'adolescente aux yeux noirs ouvre la bouche.

- Les caméras, Lutumba, les caméras… maugrée Éléonore en levant les yeux au ciel.

La Générale lui lance un regard lourd de sens, puis se tourne vers la jeune fille.

- Mes compétences physiques — enfin, avec des armes — ne vous ont pas influencées, je présume ? questionne Lutumba entre ses dents serrées.

- Ça se travaille, Lutumba, répond Zhang Tao en posant ses pieds sur une table. (Elle offre un grand sourire à la Camerounaise en appuyant sur son nom de famille et celle-ci lui jette un regard venimeux.) On ne peut pas être la meilleure militaire du jour au lendemain !

La demoiselle fronce les sourcils et croise les bras sur sa poitrine en tapant du pied.

- Et la simulation ? Vous m'expliquez ?

Ses yeux se posent sur la Colonelle Krause, indifférente à la situation. La jeune fille s'éclaircit la voix et la Femme la regarde du coin de l'œil.

- On veut voir comment tu réagis dans une certaine situation. Si tu préfères la facilité, la difficulté ou le juste milieu…

- Tu es presque la seule à avoir décidé d'enlever le masque de l'inconnu(e).

L'Africaine hausse un sourcil, puis dévisage la générale, la colonelle et la L-C à tour de rôle.

- Qui d'autre ?

Elle s'arrête à nouveau sur Éléonore et grimace en murmurant son nom sur un ton interrogatif.

- Oui, c'est bien moi, désolée de vous décevoir, s'excuse ironiquement l'Allemande en croisant son regard.

Audrey Lutumba semble se tendre discrètement, puis elle lui envoie des éclairs avec ses yeux et recule d'un pas vers la porte.

- Je vais essayer, donc… Attention, je n'ai jamais dit que j'acceptais votre choix.

Puis elle sort de la pièce en claquant la porte.

- Les ados, j'vous jure… râle Lian en se levant prestement.

- Tu l'as dit… renchérit Nicole en regardant dans le vide.

La Chinoise se tourne lentement vers Éléonore avec un sourire en coin.

- C'est ballot, tu vas devoir te taper toute une tripotée de la section Rouge…

Elle lui adresse un petit clin d’œil, puis prend le même chemin que la Camerounaise un peu plus tôt…

***

Audrey Lutumba

- Cent tours du stade ?!

Hortensia écarquille les yeux face à la Colonelle Krause, bouche bée. L’Allemande hausse un sourcil.

- Vous avez des problèmes auditifs, Cordier ?

La blonde aux yeux verts secoue violemment la tête en faisant la moue. La femme-soldat se rapproche d'elle et penche son visage, maintenant à quelques centimètres du sien.

- Alors pourquoi n’êtes-vous pas en train de courir ?

Sur ce, Hortensia s’écarte avec empressement et débute sa course à un rythme effréné. Audrey la rejoint en peu de temps, après avoir lancé des lasers imaginaires à Krause à l'aide de ses yeux.

- Elle est chiante, pas vrai ? interroge la Camerounaise en scrutant sa camarade.

Celle-ci ne répond pas et continue à courir. La centaine de tours effectuée, les jeunes filles de la catégorie Rouge se rassemblent autour de la colonelle, essoufflées. Audrey reconnaît Caroline Arnaud, la brune qui est passée après elle à l'interrogatoire du premier jour. Morgane, l'amie d’Hortensia, a été classée Verte. Et, effectivement, l’Africaine éprouve un peu de jalousie à son égard…

- Maintenant que vous vous êtes bien échauffées, nous allons pouvoir passer à la suite. (La Colonelle Krause inspecte chaque adolescente du regard.) Au programme d’aujourd’hui, vous avez corps à corps et parcours. Choisissez une partenaire et luttez, c'est tout ce que je vous demande. Je vous observerai chacune votre tour pour voir les points à améliorer. (Des murmures parcourt le groupe.) Pas le temps de vous réjouir ou de vous attrister, jeunes filles ! On se met au travail !

Évidemment, Hortensia et Audrey se mettent ensemble et se placent l’une devant l’autre. La blonde a une mine confuse.

- Euh...comment on…

- Mes instructions n'ont pas été assez claires, Cordier ? interroge la colonelle qui fait irruption près d’elle. (Elle s'adresse aux autres duos.) Prenez tout l’espace qu'il vous faut ! (Elle revient aux deux jeunes filles.) Vous attaquez, vous esquivez, vous tombez, vous maintenez...c'est simple, non ?

Hortensia hoche la tête, se tourne vers son amie et roule les épaules en mettant ses poings en avant. La Camerounaise pose ses lunettes sur le gradin le plus proche d’elle et rebrousse chemin. Sa partenaire s'excuse d'avance et elle lui offre un petit sourire.

Le combat débute doucement : la jeune blonde décide d’attaquer le tibia droit de sa camarade avec son pied, mais cette dernière l'attrape et la jette sur le sol recouvert de fausse herbe. Elle s'apprête à la maintenir, mais Hortensia la prend par les épaules et se projette dans le dos d’Audrey, ce qui la fait tomber.

- Mesdemoiselles, je crois que vous avez mal compris.

Les intéressées lèvent la tête vers la Colonelle Krause, tandis qu’elles gardent leur position improbable. Cela donne un petit côté comique à la situation, si on veut…

- J'ai demandé que vous vous battiez, pas que vous fassiez du catch.

Alors que les Rouges observent les deux amies en ricanant bêtement, celles-ci se renfrognent. L’Allemande s’approche d'elles et s'arrête face à elle, les dominant.

- Je crois qu’un cours sur les bases s’impose…

Hortensia et Audrey se lèvent avec difficulté : elles doivent d'abord se démêler, s’écarter et se remettre sur pied avec douceur. L’une se tord la cheville, l'autre se redresse trop rapidement et retombe.

- Une leçon sur l’équilibre ne serait pas non plus de trop… commente Krause avec les yeux plissés dans leur direction.

Une nouvelle vague de rires moqueurs s’élèvent au sein de l’équipe. Audrey réussit à se lever et aide son amie d’une main. Elle balaie les autres adolescentes du regard, exaspérée.

Super, on va être les risées du groupe…

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