Chapitre 5

Audrey Lutumba

Après l’échange plutôt acerbe entre Audrey et la colonelle, un grand silence s'est imposé, seulement brisé par le bruit de mastication et les conversations des autres Femmes et jeunes filles.

Malgré son arrivée tardive au self-service, Krause a fini plus rapidement que la jolie métisse à lunettes, a rangé son plateau dans le meuble prévu à cet effet et s'en est allée aussi vite qu'elle était venue.

Quelle plaie, celle-là…

Audrey prend à peine trois cuillerées de son yaourt, puis fait la même manipulation que la colonelle et se dirige vers la salle historienne, où statues, artefacts légendaires et papiers officiels sont de mise. Cette pièce et ses objets...ça représente tellement et pourtant si peu…

Elle a toujours été émerveillée devant ce lieu historique. Elle le trouve presque...magique.

Elle passe devant plusieurs photos représentant chacune le visage d’une Femme importante de cette guerre, en commençant par Mme Lebrun, la présidente de 2022, assassinée chez elle, souriante et en pleine forme. On voit aussi les premières représentantes des Femmes : la nouvelle Reine d’Angleterre (de l’époque, bien sûr), la première ministre d’Italie, la Chancelière allemande Angela Merkel, la vice-présidente d’Espagne et bien d'autres femmes politiques. Il y a aussi le portrait de la première générale, de la deuxième et, surprise !, celui de Nicole Phillips.

Audrey passe alors aux uniformes, aux armes utilisées pendant les batailles par les générales, aux diplômes de l'armée, à la statue de Mme Lebrun — la première chef des Femmes a absolument insisté pour la construire, paraît-il — et à la grande frise chronologique accrochée à l’un des murs, où la Troisième Guerre Mondiale est maintenant marquée. L'adolescente l’a déjà aperçue dans plusieurs salles d’histoire, mais celle-ci montrait des vraies images de certaines batailles, grandes héroïnes et méchants de l’histoire.

Soudain, une sonnerie retentit. Une sonnerie aiguë, stridente et peu agréable à ceux et celles qui l'entendent. Audrey regarde autour d’elle. Aurait-elle touché une vitrine sans s'en apercevoir et enclenché l’alarme ? Pour en avoir le cœur net, elle ouvre la porte. Le même son résonne dans les couloirs. Sans suivre les règles de sécurité, elle court vers le bâtiment principal, à la recherche d'une quelconque personne à interroger — et, il faut qu’elle se l’avoue, pour se rassurer. Cependant, elle ne croise personne et ça ne fait qu’augmenter son angoisse. Un prompt flashback des règles à suivre en cas d’invasion — et, donc, de sonnerie perçante — lui vient en mémoire. Elle claque une main sur son front : normal qu'aucune Femme ou adolescente ne soit là, elles doivent être rassemblées en-dessous de cet étage, dans le Protectorium — la salle qui sert de refuge quand il y a des attaques —, voire dans le tunnel qui mène à une sortie !

Plus rapide que l’éclair, Audrey reprend sa course folle et, tel un GPS, son cerveau lui indique la direction à emprunter. Une minute plus tard — environ — elle atteint un mur. Un mur nu, sans quoi que ce soit qui puisse l’aider à le décaler. Elle baisse les paupières et serre les poings.

Allez, Audrey, trouve quelque chose, n’importe quoi...un code. Oui, un code ! Un code logique, à mon avis, comme pour l’épreuve avec l’ordinateur. Hum… Quelque chose qu’approuveraient toutes les Femmes, quelque chose que les Hommes ne prononceraient jamais…

- Les Hommes sont tous des cons, déclara Audrey avec sourire.

Le mur tourne de quatre-vingt-dix degrés, de façon à pouvoir atteindre un escalier en colimaçon métallique. Dès qu'elle atteint la première marche, le passage se referme dans un cliquetis. Elle descend lentement, mais sûrement, tandis qu’une faible lueur apparaît tout en bas. Arrivée dans le sous-sol du souterrain, elle aperçoit deux portes coulissantes en béton à une vingtaine de mètres d'elle. Deux portes coulissantes qui sont en train de coulisser et vont bientôt se fermer, refusant toute autre intrusion.

La jeune fille s’élance à grandes enjambées vers la salle encore ouverte. Elle a l’impression que le temps ralentit. Ses pas se font plus longs, sa respiration plus lente. Mais les deux portes...elles, elles gardent leur vitesse habituelle. Plus que quinze mètres. Dix. Cinq. Quatre. Trois. Deux. Un.

Elles se referment quand Audrey arrive tout juste à temps. Elle serait écrabouillée si elle avait atteint le point de non-retour une seconde plus tard. Elle s’écroule, genoux au sol et la tête baissée. Puis elle lève celle-ci et croise le regard des jeunes filles, qui n’ont nullement l'air terrifié. Elle passe aux femmes-soldats, qui la regardent avec le plus grand des sérieux. Elle dévisage la Colonelle Krause, bien droite et les bras croisés.

- Félicitations, Lutumba. Vous avez passé le test.

***

Éléonore Krause

Rien ne satisfait plus la colonelle que de voir l'air confus de la Camerounaise. Puis sa petite crise de nerfs, alors…

- C'est...c'est une blague ?!

Éléonore hausse un sourcil, la tête redressée.

- Suis-je du genre à faire des blagues, Mademoiselle ? Il me semble que la réponse est négative.

La Colonelle Krause jubile presque intérieurement. Presque.

Lutumba se remet sur pieds, les yeux plissés et les poings serrés.

- Alors, tout ça, l’alarme, l'escalier, les portes coulissantes…

- Oh, ça ? Ce n'est que l’entraînement annuel. Même si j’avoue que nous en avons un peu profité pour toutes vous tester, jeunes filles… Vous n’en avez pas fait au cours des années précédentes, dans l’établissement primaire ?

À partir du début de la Guerre des Hommes et des Femmes, “l’école primaire” est devenue la scolarité de la naissance à l’âge de seize ans. Et dès le 13 avril de l’année de sa majorité — seize ans est devenu la nouvelle limite —, les filles passent à “l’école secondaire”, juste après la Répartition. Cette seconde éducation se termine à l’âge de dix-huit ans minimum, pouvant aller jusqu’à vingt.

L’adolescente la fusille du regard.

- Non, effectivement. Dommage, hein ?

L’Allemande hausse les épaules, puis se retourne pour s'adresser aux autres, tournant ainsi le dos à la jeune fille.

- Mesdames et mesdemoiselles, la Générale étant partie en mission de repérage avec une partie de l'armée, c'est moi qui dirigerai la base jusqu’à son retour, en tant que colonelle et successeure (beaucoup de mots ont été féminisés par les Femmes) si notre Générale perdait la vie. Merci de votre attention, de votre patience et de votre compréhension, que ce soit sur l'exercice du Protectorium ou sur l’absence de Mme Phillips.

Tandis qu’elle parle, la salle s’ouvre peu à peu et tout le monde se dirige vers la sortie après l'avoir écoutée. Quand elle croise à nouveau le regard de la jeune fille à la peau mate, les yeux de celle-ci semblent dire “Flûte, je vais devoir me la coltiner encore plus !”

Et, personne ne sait par quel miracle, pour la première fois depuis des lustres, les commissures des lèvres d’Éléonore Krause se relèvent. C'est presque imperceptible, mais c’est déjà ça. L’adolescente doit le remarquer, car elle bondit et écarquille les yeux. Le sourire de la Femme se fait de plus en plus franc, jusqu’à laisser ses dents se manifester. Elle s'avance vers la Camerounaise.

- Ne faites pas cette tête-là, dit Éléonore qui contraste légèrement avec son expression faciale. Je croyais que je n’étais pas assez expressive ?

Puis, toujours de ce pas assuré, elle s'en va, laissant sur le côté une Audrey abasourdie.

***

Kaleb Alexander

Actuellement, il y a deux choses qui fâchent Kaleb.

La première, c'est l’arrivée très tardive d’Emilio, bourré et à moitié nu, vers les alentours de cinq heure du matin. Le colonel a dû chercher son ami à l'entrée du tunnel menant au QG et le porter comme une princesse, alors que l’Italien lui lançait des compliments plus que gênants — qu’il n’aurait pas fait habituellement. Puis il est entré dans sa chambre individuelle et l'a directement emmené dans les toilettes pour qu’il vomisse dans la cuvette et non sur le sol de la salle de bain lavé la veille. Il lui a donné de l'eau pour se rincer la bouche — enfin, il a porté le verre à la bouche de son collègue et l'a penché pour que le liquide pénètre dans sa bouche —, lui a brossé les dents, puis l'a déposé sur son lit. Tandis qu’il marmonnait des paroles incompréhensibles, Kaleb a défait le nœud de sa veste qui était enroulé autour de sa taille et a posé le vêtement sur le bureau de la pièce. Sauf qu’un bout tissu rouge est tombé de la poche et a atterri sur le sol. Dans un soupir, le Colonel Alexander s'est baissé, a attrapé la culotte du bout des doigts avec une grimace et l’a jetée sur la table pour ne pas la tenir plus longtemps. Il est revenu à Emilio et a rabattu la couverture sur le L-C gémissant. Quand il s'est redressé et s’est apprêté à sortir de la pièce, il a entendu un murmure :

- Merci, mon Papa adoré.

Puis des ronflements bien distincts qui réveilleraient les morts.

Kaleb est sorti et a fermé la porte avec douceur, un petit sourire aux coins des lèvres.

Second problème, qui est plus récent : l'alarme déclenchée dans le QG parisien des Femmes.

Dans la salle de contrôle de son repère, le Colonel Alexander fronce les sourcils devant la tablette qui affiche toutes les informations sur cette base féminine en particulier. Il tape le code de l'appareil à la va-vite et regarde un point d'exclamation rouge à l’écran. Il reste paniqué jusqu'à ce que la sonnerie du QG s'arrête. De l’inquiétude lui ronge le cœur tandis qu’il vérifie l’état des Femmes. Peut-être il y a-t-il des blessées, voire des mortes…

Toutes les filles devenues Femmes après la Répartition portent une montre qui subvient à beaucoup de leurs besoins, notamment pour la communication, les enregistrements, les photos et les vidéos...et l’heure, bien sûr. On peut aussi connaître l’état de la personne qui la porte.

Un Bleu du QG de Kaleb a réussi à pirater les montres et le colonel peut maintenant savoir si une des Femmes va bien ou non. Il clique immédiatement sur celui d’Éléonore et devient de plus en plus nerveux quand la barre de chargement apparaît et s'agrandit. 100%... Il retient son souffle. Puis il soupire de soulagement quand il voit qu’elle n'a rien, même pas une égratignure. Il va sur l’état général des Femmes. Elles sont toutes saines et sauves.

Après avoir éteint la tablette, Kaleb se crispe. Il n’aurait jamais dû s’inquiéter pour la Colonelle Krause. Alors pourquoi l’avait-il fait ? Il serre les dents.

Foutus hormones à la con.

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