Chapitre 2
Audrey Lutumba
Le pire, le premier jour de la rentrée, c'est de se faire remarquer. Et, au plus grand malheur d’Audrey, ça lui est arrivé et elle s'est attirée les foudres d’Éléonore Krause.
D’abord, il y a eu son retard et son arrivée pendant les explications de la Colonelle. Ensuite, quand elle s'est retrouvée entourée de vingt-neuf autres filles, elle n'a pas pipé un mot. Les autres l'ignoraient, la regardaient avec dégoût ou ricanaient devant sa solitude. Mais l’adolescente s’en fichait — et s'en fiche toujours. Elle a l’habitude, alors tant pis, elle fera sans amies.
Après s’être dirigée vers une salle d’interrogatoires — dont Audrey n’avait encore jamais entendu parlé — parmi les autres jeunes filles de son âge, elle s'est assise sur une des chaises qui trônait près d’un comptoir. Enfin, elle a voulu le faire, mais une camarade a tiré d’un coup sec sur le siège et les fesses de la métisse ont brusquement atterri sur le sol bétonné. Des gloussement ont résonné dans la salle et la Camerounaise s'est péniblement levée à l’aide de ses mains, sous les yeux de la Colonelle, qui était de l’autre côté de la table, confortablement assise. Audrey a pu discerner une trace d’irritation dans ses traits. Elle a regardé derrière elle, où se tenait la coupable qui continuait à rire sous cape. Mais elle était trop éloignée pour que Krause devine la raison de cette position si soudaine… Celle-ci a haussé un sourcil, son visage redevenu implacable.
- Vous ne savez pas vous asseoir correctement ? On pourra vous apprendre, si vous voulez, puisque, apparemment, cela ne fait pas partie de vos qualités.
Comment perdre toute crédibilité en trois secondes…
Une nouvelle nuée de rires retentit dans la pièce. Audrey place la chaise à sa hauteur et s’installe en douceur en croisant le regard de la Colonelle.
- Non, merci, ça ira…
Elle tente tant bien que mal de garder son sang-froid et de ne pas hurler sur l’imbécile qui a retiré son siège. Éléonore Krause se tourne vers les autres candidates.
- Mesdemoiselles, je vous prie de sortir de la salle et de revenir quand je vous appellerai.
Les intéressées acquiescent et s’y résoudent, pendant que la blonde fixe Audrey avec un calme sans faille.
- Bon, commençons par vous, vu que vous ne voulez pas respecter l’ordre alphabétique…
Krause attrape un dossier dans la caisse derrière elle en tournant sur sa chaise de bureau, puis revient à l’adolescente.
- Audrey Lutumba, c'est ça ?
L’interpellée hoche la tête en pinçant les lèvres.
- Je vais vous poser quelques questions et vous allez devoir y répondre. Vous croyez pouvoir faire ça ?
La jeune fille aux lunettes noires prend une grande inspiration pour s'empêcher de lancer une pique à la Femme devant elle. Elle répond juste par l’affirmative et attend l’interrogatoire.
- Que pensez-vous de cette guerre, celle que nous vivons en ce moment-même ?
Audrey fronce les sourcils : elle ne s'attendait pas à ce genre de question. Elle pensait que ce serait simple. “Quels sont tes hobbies ?” ou “Quelle est ta matière préférée en cours ?” lui auraient semblé des interrogations parfaites.
Elle réfléchit. Elle n'a jamais vraiment compris pourquoi il y avait eu un malentendu entre les Hommes et les Femmes. Mais bon, pourquoi les Femmes auraient-elles fait tout un pâté pour presque rien ? C'est ce que l’orpheline répète à la Colonelle et le hochement de tête de cette dernière semble lui montrer qu’elle approuve sa réponse.
La suite du questionnaire est tout à fait banale. À croire qu’on vérifie avant si la candidate vaut le coup d’être interrogée.
- Je peux vous poser une question à mon tour, Colonelle ? demande brusquement Audrey, se surprenant elle-même.
Les yeux gris de l’Allemande se plissent, comme si elle pesait le pour et le contre pour faire son choix.
- Du moment qu’elle n'est pas sans intérêt, oui.
Audrey prend sur elle pour ne pas sourire devant son consentement et lâche la première interrogation qui lui passe par la tête.
- Vous aimez vraiment votre métier ? Enfin, je veux dire...vous aimez avoir à vous battre, contrôler les Femmes et…
- Caroline Arnaud ! s’exclame Éléonore Krause.
Une grande brune aux cheveux en queue de cheval ouvre la porte et pénètre dans la pièce. Après avoir tourné la tête, alertée par le bruit, la Camerounaise dévisage la colonelle et ouvre la bouche pour parler…
- Ne restez pas plantée là, Lutumba, et sortez avant que je vous y force, réplique Krause d’un ton acerbe.
Retenant un souffle complètement indiscret, Audrey s’exécute en bousculant quelques filles au passage. Qu'est-ce qui lui a pris de passer à la personne suivante sans prendre la peine de répondre ? Si elle veut qu’on la respecte, il faut qu’elle fasse de même. Le respect, ça marche dans les deux sens !
D’une démarche aussi lente que celle d’un escargot, Audrey Lutumba arpente les couloirs à la recherche de la cafétéria, où elle a hâte de s’installer pour manger et réfléchir…
***
Éléonore Krause
Non, mais quelle insolente, celle-là ! Comme si c’était tout à fait normal et poli de poser des questions comme ça !
Habillée en habitante classique des Bas-Quartiers et avec une capuche sur la tête pour avoir moins de chance de se faire reconnaître, la Colonelle Krause marche d’un pas assuré vers la petite boutique à l’enseigne décolorée, autrefois d’un rouge éclatant. La vitre principale est criblée de balles et le bois qui sert de contours à l’établissement a pourri.
Quand Éléonore passe la porte d'entrée, le son d'une petite cloche retentit. Elle la ferme, se retourne pour avancer vers le comptoir resté intact, même avec le temps, et retire le morceau d’étoffe qui recouvre sa tête. Elle appuie sur la petite sonnette posée dessus et patiente en observant les armes diverses du lieu : revolvers, couteaux tranchants…
- J’arrive, je suis avec un client ! entend la colonelle.
Elle ne lui faut pas plus d’une fraction de seconde pour savoir de qui il s’agit… Son hypothèse est confirmée quand le vendeur remonte les marches de l’escalier caché par l’établi, accompagné d’un colonel plutôt familier…
- Je vois qu’on ne change pas d’habitudes… marmonne-t-elle en le scrutant.
Kaleb Alexander ouvre le battant du comptoir pour se faufiler dans l'espace client, puis ancre ses yeux dans ceux de la Femme.
- Je vois qu'on ne change pas tout court.
Ils restent un instant comme ça, à se dévisager et se toiser mutuellement, mais le géreur finit par se racler la gorge, ce qui leur fait tourner la tête dans sa direction.
- Je ne voudrais pas interrompre vos...retrouvailles, mais il faudrait que vous payiez l’attirail…
Les deux colonels grognent de concert, arrachant un sourire au marchand. Alexander fouille dans sa poche de jean et en retire une bourse qu'il dépose sur la table sans quitter Éléonore des yeux.
- Oh, c'est bon, vous pouvez pas rester tranquilles trois secondes ? interroge le commerçant. Juste le temps d'acheter vos armes et de payer. Vous aurez le droit de vous sauter à la gorge dehors !
En parfaite synchronisation, ses interlocuteurs lui jettent un regard acéré et l’homme a le réflexe de reculer. Mais qui n’aurait pas peur de deux personnes entraînées à tuer qui vous fixent avec une lueur sombre dans les yeux ?
Le vendeur déglutit avec peine et offre un sourire à la colonelle — qui ressemble à une grimace, à vrai dire…
- Votre liste d'armes…?
Elle place le bout de papier sur l’établi avec nonchalance et pose un coude sur la table. Elle voit son rival lire sans mal et sans aucune gêne les mots inscrits et serre les dents.
- Je reviens tout de suite ! fait le marchand en descendant les marches de son escalier secret. (Il remonte vite fait et passe sa tête au-dessus du comptoir.) Ne vous battez pas, surtout ! Je ne voudrais tout de même pas avoir de sang sur mon joli bois verni…
L’Allemande tape du poing sur la table et le crâne de l’impertinent disparaît. Elle murmure quelques insultes dans sa langue maternelle, puis le silence revient quand elle se tait. Kaleb jette un coup d'œil vers la réserve d’où l’armurier n'est toujours pas sorti, puis “s’adosse” au comptoir beaucoup trop petit pour lui, par rapport à ses deux bons mètres de hauteur. Il entrouvre la bouche.
- Gâche pas ta salive, Alexander, ordonne immédiatement la blonde en pianotant sur la table.
- Tes manies restent toujours les mêmes, à ce que je vois…
Elle rit jaune en secouant la tête.
- Pourquoi changeraient-elles ?
- Pourquoi pas ?
Elle remarque alors que le colonel la défie du regard et s'approche de lui, positionnant son visage à quelques centimètres du sien.
- Parce que je veux rester authentique. Froide, calme, réservée...c'est moi.
Et, alors que le géreur fait son apparition avec la commande d’Éléonore dans un grand sac et le pose sur la table, elle le met sur son épaule et s’en va sans un dernier regard pour Alexander.
***
Kaleb Alexander
- Vous auriez dû l’embrasser.
Kaleb fait subitement volte-face et foudroie Gab — comme se fait appeler le marchand — du regard.
- Pardon ?
- En plus d’avoir de la merde dans les yeux, vous en avez dans les oreilles.
La mâchoire du colonel se crispe et ses ongles se plantent dans ses paumes.
- Je ne vous permets pas !
Gab se met à rire, ses épaules tressautant.
- Désolé, Colonel, je ne suis pas sous vos ordres…
Kaleb se penche par-dessus l’établi, se retrouvant nez à nez avec son fournisseur d'armes.
- Je vous promets que… commence-t-il entre ses dents serrées.
- C'est fou comme elle vous met hors de vous ! Et cette passion pour toujours avoir le dernier mot… Surtout avec vous, depuis quelques temps, M. Alexander ! Vous vous ramollissez, je crois… Elle vous ramollit !
Le colonel n’en écoute pas plus, attrape son artillerie et passe par le chemin que la blonde au fort caractère avait emprunté un peu plus tôt…
- Elle flirtait avec vous, vous savez ?
Kaleb se stoppe net, tandis qu’il pousse la porte. Il secoue la tête.
- Ne dites pas de bêtises…
- Écoutez d’abord mes explications, d'accord ?
Le Colonel Alexander se retourne en soufflant et observe Gab, qui sourit jusqu'aux oreilles.
- Je connais sa liste d'armes par cœur. Elle n’avait pas besoin de me donner la sienne sur papier.
L’Homme aux cheveux sombres, qui commence à perdre patience, lève un sourcil.
- Et alors ?
- J'avais déjà préparé sa commande en avance. C'est pour ça que vous n’avez entendu aucun bruit en bas. Il suffisait de me donner un bout de papier en faisant mine de rien pour que je m’éclipse...et vous laisse seuls.
À ces mots, il joue des sourcils pendant que Kaleb essaye d'encaisser ses dires, qui sont pourtant assez futiles, mais il ne montre pas facilement sa confusion.
- Trêve de plaisanteries... J’y vais.
Il repart en sens inverse, toujours avec son armement sur le dos, déterminé à couper court à la conversation.
- Ne soyez pas si aveugle, Alexander. Même un non-voyant le verrait !
Mais verrait quoi ?
Le colonel ne lui répond pas et continue à marcher vers la sortie.
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