Chapitre 17

Kaleb Alexander

  Tout naturellement, ses mains se posent au creux des reins d'Éléonore, comme si leur place a toujours été là. Au final, il la plaque contre le mur et elle entoure sa taille de ses jambes.

  Il réalise enfin combien les sensations de chaleur et de ce corps contre le sien lui ont manqué. C'est merveilleux et horrible à la fois : il n'aime pas cette dépendance.

  Sans ouvrir les yeux, il agrippe la poignée de la porte la plus proche et entre avec Éléonore dans ses bras, ses lèvres toujours collées aux siennes. Il ferme la porte. Il n'y a plus qu'elle. Elle et lui…

  Un toquement le tire de ses pensées, de cette transe, et les deux colonels s'écartent l'un de l'autre à l'unisson, l'Allemande reposant les pieds sur le parquet. Kaleb observe la porte, puis Éléonore, puis la porte, puis à nouveau cette Femme qui lui fait perdre la tête et la relâche — à regret, bien entendu.

  — Kaleb ? Ça va ? J'ai entendu du bruit…

  Les deux soldats échangent un regard. La porte s'ouvre avant que l'un d'eux n'esquisse un mouvement.

  — Oh, fait simplement Mme Alexander en apercevant Éléonore.

  L'Américain s'attend à une seule chose : à ce que sa mère prenne une expression féroce, se jette sur la Colonelle Krause, la martèle de coups, la ligote pour l'emmener au plus proche QG de leur camp.

  Mais Mme Alexander se contente de sourire à Éléonore et de tendre la main vers elle.

  — Bonjour. Enchantée.

  Son interlocutrice s'immobilise, sans doute surprise par tant de désinvolture. Finalement, elle serre la main de la soixantenaire, semblant toujours sur ses gardes.

  — Vous êtes...? demande Éléonore Krause, les yeux plissés.

  — La mère de Kaleb.

  Jamais Kaleb Alexander n'a imaginé qu'une femme soit présentée à sa génitrice d'une telle façon. La rencontre devait être chaleureuse, pleine de bonnes émotions, et les deux femmes s'entendraient à merveille…

  — Et vous ?

  — Colonelle Éléonore Krause. La pire ennemie de votre fils.

  Le sourire de Mme Alexander s'élargit, tandis qu'elle ramène sa main contre son flanc.

  — Hâte d'en apprendre plus sur vous… Voulez-vous un café ?

  Éléonore fronce les sourcils et acquiesce sans rien dire.

  Cela promet…

***

Éléonore Krause

  Avant de quitter la pièce, Mme Alexander fait un pas vers elle et murmure à son oreille :

  — Votre chemise est un peu trop ouverte, Éléonore. Vous devriez y remédier…

  La mère de Kaleb lui adresse une œillade discrète, puis sort. La Colonelle l'entend descendre les marches de l'escalier, l'incompréhension mêlée à la stupeur. Elle tourne le dos au Colonel Alexander pour attacher correctement les deux boutons en haut de son vêtement, puis suit sa génitrice sans lui accorder un seul regard, préférant garder son trouble pour elle-même.

  Parvenue au rez-de-chaussée, elle se rend dans la cuisine où la mènent les bruits de pas légers de Mme Alexander.

  — Du sucre, du lait ?

  Le café est déjà prêt, versé dans une tasse, noir et mousseux.

  — Non, merci, répond Éléonore en observant attentivement chacun des gestes de la mère de Kaleb.

  Cette dernière pose le récipient sur la table à manger, devant une chaise paillée qui ne s'accorde pas du tout avec l'établi métallique. Elle l'invite à s'asseoir, ce que la femme-soldat fait avec précaution.

  Elle voit Kaleb arriver du coin de l'œil et s'approcher de sa mère pour lui chuchoter quelque chose à l'oreille.

  — Je veux faire connaissance, dit Mme Alexander à voix haute. J'aime savoir qui fréquente mon fils, voilà tout.

  Elle rejoint la Colonelle Krause en s'installant en face d'elle, un thé à la main. Alexander reste dans son coin, l'air mal à l'aise.

  — Kaleb, sois plus poli avec notre invitée, je te prie.

  — Mais Maman…

  Éléonore porte la main à sa bouche, obligeant donc ses lèvres à rester closes et neutres par la même occasion. Elle a une subite envie de rire de la situation, ce qui ne lui ressemble pas. Puis elle reprend ses esprits et pose sa main sur sa cuisse, près de son arme à feu.

  — Depuis quand vous connaissez-vous ? interroge Mme Alexander en ignorant son descendant.

  — Depuis quinze ans.

  — Cela fait beaucoup.

  — Disons que ça nous a permis d'entretenir notre haine tous les jours.

  — Je vois ça.

  La mère du Colonel ricane, sa tasse toujours à la main. Éléonore serre les dents et fixe la mousse de son café.

  — Sinon… depuis quand couchez-vous ensemble ?

  — Pardon ?! s'exclament les deux soldats d'une même voix.

  — Tous deux ne semblez pas bien réveillés, dites donc. Kaleb, prends un peu de caféine ; Éléonore… (Mme Alexander désigne la boisson de la Colonelle.) … votre café n'attend que vous.

  Trop stupéfaite par cette femme presque sans filtre, elle prend sa tasse par la anse, contemple le liquide intense et en boit une gorgée. Elle le termine ensuite d'une traite, le goût amer sur la langue.

  La mère de Kaleb la regarde en souriant.

  — Donc ?

  Un voile se matérialise devant les yeux d'Éléonore. Elle pose deux doigts sur chacune de ses tempes pour les masser et ainsi chasser la brume qui l'empêche de réfléchir.

  — Quoi ?

  — Je disais…

  Les yeux de la femme-soldat se ferment d'eux-mêmes et elle bascule dans le sommeil, la tête en arrière.

***

Audrey Lutumba

  Elle se dirige vers le stade artificiel, ayant été convoquée là-bas pour reprendre l'entraînement. Elle regrette la présence d'Hortensia, son amie Égale, qui — malgré ses plaintes et ses ragots — lui manque terriblement. Même l'absence de Caro la fait se sentir seule…

  Quand elle entre dans l'énorme pièce, toutes les têtes se tournent vers elle. Les chuchotements sont aussi discrets que les coups d'œil des Rouges…

  — C'est elle, celle qui s'est fait enlever en mission de reconnaissance ?

  — Elle, s'être échappée toute seule d'un QG d'Hommes ? Tu rigoles, j'espère !

  — Je la pensais plus impressionnante…

  Et mon poing dans ta gueule, tu crois qu'il sera impressionnant ?

  Lian Zhang Tao fait alors son entrée, ce qui a pour effet de leur clouer le bec. Toutes les apprenties femmes-soldats se mettent en ligne, en face de la lieutenante-colonelle, au garde à vous. Celle-ci leur rend leur salut d'un signe de la tête.

  — Toutes mes salutations, jeunes filles ! Ravie de toutes vous revoir...

  Son regard glisse sur chacune des adolescentes, s'attardant légèrement sur Audrey, puis elle leur sourit.

  — Échauffez-vous avant que l'on ne commence.

  Toutes obéissent, reprenant le fil de leur discussion, sans plus faire attention à la Camerounaise, chose qui la soulage grandement. 

  Échauffant ses muscles, elle suit la L-C du regard. Quelque chose dans son attitude lui semble inhabituel… Elle comprend quand Zhang Tao perd son sourire de façade en s'adressant à une collègue, sans doute la Commandante du QG. Elle n'entend pas ce qui est dit, mais elle est assez proche pour sentir l'inquiétude dans sa voix.

  Elle fait mine de trottiner en passant près du duo de Femmes.

  — … encore. Ça devient trop fréquent… se préoccupe la L-C.

  — Nous la retrouverons, Lian. Ce n'est qu'une question de temps.

  — Et si les Hommes — ou les Égaux, peu importe — lui font du mal ? On ne peut pas rester les bras croisés.

  — Calme-toi. Plusieurs Rouges confirmées se sont déjà lancées à sa recherche. Le meilleur que tu puisses faire est de prendre sa place de professeure et d'entraîner ces jeunes.

  — Je ne suis pas Éléo…

  Audrey s'éloigne des femmes-soldats en accélérant le rythme. Elle ne veut pas réfléchir à ce que tout cela veut dire.

  Elle finit par ralentir et s'arrêter, les mains sur les cuisses, le cœur prêt à sortir de sa cage thoracique. Elle reprend son souffle.

  La Colonelle a-t-elle aussi été kidnappée ? Par qui ? Comment ? La jeune fille l'a juste taquinée en lui disant qu'elle a "perdu la main" en terme d'expérience de Rouge ! Elle ne savait pas que Krause allait vraiment se faire prendre !

  Elle se redresse et écarquille les yeux. Et si elle lui avait porté la poisse ? Lian Zhang Tao a peut-être raison d'avoir peur…

  Soudain, ses lunettes émettent un flash que seule elle peut voir et elle serre les dents en clignant des yeux.

  C'est le signal pour se concerter avec les autres Égaux…

  — Lieutenante-Colonelle ? interpelle l'adolescente en s'approchant à grands pas de Zhang Tao et de sa collègue.

  — Qu'y a-t-il ? questionne la L-C, qui se retourne, de nouveau avec son sourire factice.

  — Puis-je aller aux toilettes ?

  — Non.

  Audrey est si surprise qu'elle se fige, les sourcils haussés.

  — Je plaisante, reprend Zhang Tao.

  Comment peut-elle plaisanter dans cette situation ? Cherche-t-elle à se détendre ?

  — Oh, d'accord… Merci.

  En vitesse, elle se rend dans le couloir et met le cap sur sa chambre. Là-bas, elle ne sera pas dérangée…

  Elle prend la peine de s'enfermer dans la salle de bain, puis active le mode vidéo de ses lunettes. Une ingénieuse des Égaux les a transformées en véritable appareil électronique, lui permettant ainsi de contacter et d'être contactée par ses alliés.

  — T'en as pris, du temps ! se plaint immédiatement Casper.

  Audrey croise les bras. Quelque chose chez Casper la surprend… L'information trace son chemin jusqu'à son cerveau.

  — Tes cheveux !

  — Eh oui, Raiponce a coupé sa chevelure ! s'écrie une voix masculine dans le dos du jeune homme.

  — Arrête ton char, Djibril !

  L'apprentie Rouge a déjà reconnu le timbre vocal de son jumeau avant même que « Raiponce » ne fasse allusion à son nom.

  — Bref. Je ne t'appelle pas par rapport à mes exploits capillaires.

  — Pour quoi, alors ?

  Casper prend une grande inspiration.

  — Nous avons l'identité de notre mystérieux allié…

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