Chapitre 12
Éléonore Krause
Quelqu'un est aussi dans l'appartement. Elle le sent. Qui ça ? Elle ne sait pas, mais elle ne tardera pas à le savoir, c'est une certitude.
Elle s'approche des escaliers et les monte un par un sans aucun bruit. Arrivée tout en haut, elle s'appuie contre le muret perpendiculaire à la paroi et positionne sa seconde main sur l'arme à feu. Elle attend un signal. Peu importe si c'est un geste ou... Un craquement retentit. Elle braque la mitraillette devant elle et se poste face à l'ennemi. Elle tire, mais l'inconnu dévie la trajectoire de la balle en la balayant de la main, désarmant ainsi la colonelle. Elle n'a plus le choix : elle lui balance un coup de pied dans le tibia et il/elle grogne. Elle tente un genou plié dans l'estomac, mais l'adversaire, à la taille plutôt élevée, esquive et agrippe sa gorge pour la plaquer contre le mur. Elle serre les dents et le poing gauche en visant bien la mâchoire...sauf qu'en scrutant la mâchoire, son regard rencontre une autre paire d'yeux bruns familiers. En fait, tout le visage ne lui est pas inconnu...
Le Colonel Alexander semble aussi se rendre compte de l'identité de sa rivale avec ses yeux écarquillés et la lâche brusquement. Elle s'époussette en le fusillant du regard.
- Qu'est-ce que tu fais là ?
Le soldat brun, qui a repris ses esprits pendant les quelques secondes de silence, croise les bras sur sa poitrine et plisse les yeux.
- Je te retourne la question.
- Réponds d'abord.
Il roule les yeux, puis souffle d'agacement.
- Mission de reconnaissance.
Le fait qu'il fixe le plafond et non qu'il la regarde dans les yeux lui donne l'impression qu'il ment. Mais tant pis et puis, de toute façon, elle a autre chose à faire qu'à lui faire un interrogatoire sur ses occupations. Comme échanger leurs rapports sur l'appartement, Lutumba et elle...
Éléonore dilate les narines en dévalant les escaliers. Alexander lui emboîte le pas.
- Qu'est-ce qu'il y a ? questionne-t-il en fronçant les sourcils.
L'Allemande, arrivée au rez-de-chaussée, interpelle la jeune fille : pas de réponse. Elle la cherche dans toutes les pièces avec empressement, mais aucune trace de la Camerounaise. Elle continue à l'appeler, mais l'adolescente ne lui répond toujours pas et ne fait pas irruption à ses côtés.
- Qui est "Lutumba" ? interroge l'Homme, l'air de plus en plus confus.
- 'Pas tes affaires.
Puis une idée traverse son esprit et elle empoigne le col de l'Américain, plongeant son regard dans le sien. Elle s'oblige à rester calme.
- C'est toi qui l'as enlevée, c'est ça ?
L'expression faciale d'Alexander, effarée, suffit à répondre à la question d'Éléonore. Elle le lâche en soupirant. Qu'est-ce que dira la Générale en apprenant la disparition d'une des élèves qui était sous la responsabilité de la Colonelle Krause ? Rien de positif, c'est sûr... Mais comment Éléonore a pu autant négliger Lutumba au point de la laisser se faire kidnapper ? Elle fait une piètre colonelle, dites donc...
- Je peux t'aider à la retrouver, si tu veux. Elle ne doit pas être bien loin...
À ces mots, la Femme fait volte-face pour le dévisager. L'aider, elle, une Femme, une des ennemies jurées des Hommes, alors qu'il en est un ? Il n'en a pas l'air, au premier abord, mais il déborde de gentillesse... Trop, d'ailleurs.
- Tu es tombé sur la tête ?
Il hausse les épaules, puis passe une main dans ses cheveux.
- Cette proposition est si déplacée que ça ?
Intérieurement, la militaire ricane amèrement. Déplacée ? C'est plus que "déplacé" !
- Tu veux pas m'inviter à dîner, pendant qu't'y es ?!
Bon, peut-être que le ton n'était pas le meilleur à utiliser... Oh, et puis, peu importe, elle n'a pas à être aimable avec lui.
Le Colonel Alexander hausse un sourcil, vraisemblablement en train de méditer sur la question, alors que l'Allemande n'avait même pas réfléchi avant de la poser.
- Et pourquoi pas ?
Ces paroles sonnent comme une sorte de défi. Un défi à relever. Et il faut savoir qu'Éléonore adore les défis depuis toute petite. Étrange, comme défi, mais bon...il y a un début à tout, n'est-ce pas ?
- Tu sais, il y a d'autres manières beaucoup plus galantes de proposer un rencard.
La Colonelle Krause se détourne de lui et gagne la porte d'entrée du bâtiment, toujours Alexander sur les talons. Elle ne peut pas apercevoir son visage, mais elle sait qu'il arbore une mine ébahie.
- Sinon, c'est bien beau de donner rendez-vous, mais il y a d'autres questions à se poser.
- Comme...?
- Où et quand ?
Elle lui jette un coup d'œil et le voit hésiter. La façon dont il déglutit et son regard fuyant montre sa gêne plutôt comique aux yeux de l'Allemande. Elle en sourirait presque. Presque.
- Restaurant Myosotis, 25 mai à 20h ?
Elle acquiesce et tend la main vers lui. Il la fixe avec confusion, puis la serre.
- Restaurant Myosotis, 25 mai à 20h... Entendu, Alexander.
Puis elle se dégage doucement et marche dans la direction opposée, le pas léger… ayant tout à fait oublié la disparition de Lutumba.
***
Kaleb Alexander
- Elle est charmante, je trouve.
Quand Kaleb rentre dans l'appartement, il sursaute en voyant la propriétaire de la voix, en bas des escaliers. Il reprend vite son sang-froid et se renfrogne.
- Éléonore Krause n'est pas charmante, Maman...
- Éléonore ? C'est un joli prénom...
Le Colonel Alexander prend une chaise à terre et la pose à l'endroit pour s'asseoir dessus.
- Tu ne m'as pas parlé d'elle... En tout cas, elle a raison sur une chose : tu n'as pas été très galant, sur le coup ! fait la femme d'une soixantaine d'années en s'approchant de lui.
- Je...j'ai pas fait exprès ! Je lui ai juste répondu et voilà le point où on en est...
Sa mère, aux cheveux aussi sombres que lui et aux yeux d'un bleu éclatant - même avec l'âge -, s'appuie d'une main sur son siège quand elle arrive à sa hauteur et sourit malicieusement.
- Et je peux savoir à quel point vous en êtes...?
Il écarquille les yeux, puis secoue vivement la tête. Il y a rien entre eux, juste de la haine ! C'est ce qu'il affirme à Mme Alexander.
- Tu sais ce qu’on dit : “Entre l'amour et la haine, il n’y a qu’un pas !”.
Le Colonel Alexander lui jette un regard qui a l'air de dire "Ah non, t'y mets pas, toi aussi !". Le sourire de sa génitrice devient alors amer.
- Si seulement il n'y avait pas cette guerre si inutile...
Elle se rembrunit et attrape les mains de son fils pour les serrer délicatement.
- Tu te souviens bien de ta promesse, mon chéri ? Tu te souviens de la cause que tu soutiens réellement ?
Il plonge son regard dans le sien.
- Oui. Sumus omnibus aequalis.
- Exact. Garde-le en mémoire, quoi qu'il arrive.
Elle le lâche et s'écarte avec un triste sourire sur les lèvres.
- Je t'aime, Kaleb.
- Je t'aime, Maman.
Kaleb se rend devant la porte d'entrée. Il se tourne une dernière fois vers la femme, qui lui offre un sourire espiègle.
- Au fait, passe un bon rencard !
Il baisse la tête, affligé par la frivolité de sa mère. Mais bon, n'est-ce pas sa faute s'il se trouve dans une situation particulièrement étrange ? Étrange, comme Éléonore Krause. Sauf que la colonelle est aussi hostile et..."bipolaire".
Il secoue la tête en soupirant. Il faut qu'il se concentre...et qu'il reste calme. Oui, ce sera juste un rendez-vous. Un rendez-vous professionnel...
***
Audrey Lutumba
- Tu penses que j'ai augmenté la dose sans faire exprès ?
- Évidemment ! Sinon, elle serait pas inconsciente pendant six heures !
Clignant des paupières, Audrey perçoit une lumière blanchâtre et aveuglante à travers ses yeux à peine réveillés. Elle tente de bouger sa jambe droite, mais elle est toute engourdie et ne se déplace que de quelques centimètres, elle le sent.
- T'es vraiment con !
- C'est toi qui dis ça ? C'est toi qui as voulu lui injecter un somnifère !
- Oui, mais ton idée de l'assommer est purement débile !
Quand ses cinq sens se stabilisent assez, la jeune fille ouvre franchement les yeux et ses yeux se posent sur deux jeunes hommes, près d'elle, qui n'ont pas l'air d'avoir une discussion très amicale.
- Regarde-la, elle ne va sans doute pas se réveiller avant des jours !
Un des garçons, à la chevelure châtaine, se tourne vers elle et reste interdit devant sa soudaine immersion dans le monde réel. Son camarade se met aussi à scruter le visage de la kidnappée, puis écarquille les yeux.
Audrey se redresse en sursaut, attrape précipitamment son revolver et cible l'adolescent à la peau sombre. Il lui échappe des mains quand son adversaire le lui enlève d'un coup de pied précis et il tombe sur la moquette. La Camerounaise sort alors sa lame de sa chaussure droite et le brandit sous la gorge du châtain. Redevenu impassible, il attrape le couteau sans une seule once de difficulté et le balance derrière lui. Le bout pointu vient atterrir sur la table en métal de la pièce et la transperce pour finalement rester figé dedans. Audrey, désorientée, recule instinctivement tandis que ses deux rivaux essayent de l'approcher.
- T'inquiète pas, on te veut aucun mal...
L'Africain lui donne un coup de coude dans les côtes et l'autre se frotte à l'endroit frappé en fusillant son compagnon du regard. Ce dernier lui rend la pareille.
- C'est pile la phrase qu'il ne faut pas dire pour mettre quelqu'un en confiance.
Le regard de la jeune fille passe de l'un à l'autre alors qu'elle fronce les sourcils d'incompréhension.
- Tu veux que je dise quoi ? "Mouahaha, nous sommes des méchants qui veulent te torturer, puis te tuer ensuite" ?
Audrey a un mouvement de recul et son bassin vient percuter le lit où elle était allongée. Les garçons reportent leur attention sur elle et celui qui a usé de son sarcasme souffle d'agacement.
- Bon, vous lui expliquez la situation, ou bien ?
Cette voix féminine, qui ne semble provenir de nulle part, est familière à l'adolescente.
Mais qui ?
Elle lève les yeux vers le plafond et repère une caméra de surveillance dans un des coins de la pièce, ainsi qu'une sorte de micro qui pend en-dessous de l'objectif.
Les intéressés grognent à l'unisson en se jetant des regards acérés.
- Ok, j'arrive, lance la personne derrière l'écran qui doit montrer la chambre "d'hôpital" d'Audrey.
Un silence s'abat sur le trio. Le garçon aux cheveux longs toise la jeune fille, elle fait de même pour les deux jeunes hommes et le dernier la fixe avec une drôle d'expression. Du soulagement, peut-être ? De l'espoir ?
La serrure de la porte blindée émet un petit clic, puis cette dernière s'ouvre avec fracas. La propriétaire de la voix féminine fait irruption dans la salle, adresse un regard émeraude plein de reproches à ses deux complices, puis rencontre les yeux d'Audrey. La bouche de la Camerounaise s'est entrouverte et ses yeux papillonnent furieusement.
- Je peux tout t'expliquer, Audrey... déclare Hortensia en s'avançant vers elle.
L'interpellée serre les poings et ses paupières se plissent. Son attention est détournée vers l'entrée, quand elle entend le bruit de pas qui s'approche. Une seconde jeune fille apparaît de l'encadrement et entre en hésitant, ce qui est assez inhabituel chez elle.
- Mais c'est quoi, ce délire ?! s'écrie Audrey en désignant la nouvelle arrivante, Caroline, puis Hortensia et les deux adolescents, qui sont bien silencieux.
Ses yeux s'écarquillent à nouveau, puis elle s'approche des deux autres Rouges féminines de la pièce.
- On vous a enlevées, vous aussi ? On vous a emprisonnées ?!
Les autres pouffent de rire, sauf la grande brunette qui sourit juste. Le châtain se tient le ventre, son "ami" a la tête rejetée en arrière et Hortensia plaque une main sur sa bouche.
- C'est vrai qu'elles ont l'air vachement démunies avec leurs cernes et leurs chaînes de prison ! Et quelle maigreur ! s'exclame le jeune homme qui ressemble à Audrey en mimant ses dires en exagérant.
L'Africaine crispe la mâchoire. Alors, comme ça, ils veulent se ficher d'elle ? Très bien, qu'ils continuent, mais elle a autre chose à faire ! Elle récupère son pistolet sur le sol, mais Caroline barre son chemin quand elle veut reprendre son arme blanche. Audrey tente de la contourner, mais sa soi-disante amie lui prend le bras. Elle braque son revolver sur celle qui est devant elle.
- Dégage ou je tire.
La brune hausse un sourcil, comme si elle la mettait au défi d'exécuter ce geste. La Camerounaise charge son arme à feu avec assurance, mais quand il est temps de cibler Caroline, ses mains commencent à trembler. Elle vise son front, où la trajectoire de la balle lui serait fatale. Elle pince les lèvres, tandis que l'autre adolescente reste immobile, les yeux plongés dans les siens. Audrey sent de la sueur couler le long de son dos. Elle renifle de mépris : si elle n'est même pas capable de tirer sur elle, elle n'arrivera jamais à le faire sur quelqu'un d'autre ! Elle ferme un œil pour se concentrer. Son doigt se pose sur la gâchette. Elle appuie lentement...puis elle la relâche et baisse le canon d'un air las. Non, elle ne peut pas faire ça. Pas à Caro.
- C'est bien ce que je pensais... murmure l'ex-future victime, ce qui fait grincer des dents Audrey.
Cette dernière range son arme à feu dans l'étui de sa ceinture, puis dévisage ses interlocuteurs à tour de rôle.
- Je savais qu'on aurait dû la fouiller avant de la laisser dormir...
- La ferme, Casper ! crie Hortensia en le foudroyant du regard.
L'adolescent sursaute en entendant son nom, puis recroqueville sa tête dans ses épaules.
- Je croyais que vous alliez tout m'expliquer...? interroge Audrey avec une pointe d'exaspération.
- Déjà, bonjour, enchanté, je suis Casper, se présente le jeune homme aux cheveux longs en tendant le bras dans sa direction.
- Audrey, se nomme la jeune fille sans prendre la peine de le saluer, mais en lui serrant la main.
Le deuxième garçon se plante face à l'Africaine et c'est là qu'elle remarque, en l'observant de plus près...qu'il lui ressemble énormément. On aurait dit sa copie masculine. Les mains dans les poches, le regard croisant le sien, il prend une grande inspiration et se lance.
- Audrey, je suis Djibril, ton...frère jumeau.
Avant que la Camerounaise est le temps de digérer la nouvelle, Hortensia lance la seconde bombe qui fera exploser le cerveau de son amie.
- Et nous sommes tous les quatre des Égaux.
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