Chapitre 11

Audrey Lutumba

Un mois s'est écoulé. Audrey s’est battue en corps à corps, a monté et démonté des armes pour les utiliser, a fait une dizaine de parcours et participé à plusieurs simulations collectives. Grâce à Caroline — ou “Caro”, comme elle préfère qu’on l’appelle —, elle s'est beaucoup améliorée.

Elle a aussi appris les bases militaires — le salut, par exemple, que les jeunes filles doivent exécuter à chaque fois que la générale, la colonelle et la L-C leur adresse la parole. Il a aussi fallu que toutes les jeunes filles de leur groupe se coupent les cheveux. Véritable drame pour Hortensia, qui voulait garder sa crinière blonde.

- Si c'est un sacrifice qui ne peut être fait pour vous, Cordier, a dit fermement Zhang Tao après les avoir informées de cette formalité, gardez votre chevelure et allez dans une autre section que celle des Rouges.

Alors, en pleurant, l'adolescente aux yeux verts s'est dirigée vers le “salon de coiffure” improvisé et un des robots lui a façonné un carré court, qui, finalement, lui a assez plu.

Audrey y est allée franco : elle a rasé ses cheveux en laissant un centimètre au-dessus du crâne. Son amie en a presque fait une crise cardiaque...tels sont les mots d’Hortensia.

Elles ont aussi récupéré leur montre personnelle, que toute Femme porte, que ce soit ici ou sur un autre continent.

- Vous êtes des Femmes, maintenant, a annoncé la Générale Phillips avec le plus grand sérieux.

Hortensia s'est penchée à l'oreille de la Camerounaise.

- Personnellement, ça fait plus de trois ans que j'en suis une...

Audrey, en comprenant l’allusion, a grimacé. La blonde en a gloussé tellement fort que la chef du QG leur a jeté un regard noir…

Le lendemain, la Colonelle Krause fait irruption dans le stade et se racle la gorge devant le groupe de filles qui s'entraînent déjà depuis une bonne heure. Celles-ci se tournent vers elle.

- Lutumba, Arnaud ? Suivez-moi.

Audrey regarde Caro du coin de l’œil. Apparemment, elle semble être la seule à être stressée. Ou à le montrer…

Alors qu'elles arpentent les couloirs du souterrain, elle n’a qu'une question en tête : « Qu'est-ce que j'ai fait de mal ? ».

La jeune fille remarque alors qu'elles empruntent le chemin menant au dépôt des armes.

- Vous devez sans doute vous demander pourquoi vous êtes à mes côtés, commence Krause. C'est très simple : je suis chargée d'aller en mission de reconnaissance et la générale veut que j'emmène deux apprenties avec moi. Non, ce n'est pas moi qui vous ai choisi. Donc ravalez votre fierté, Mesdemoiselles.

L’Allemande ouvre une porte métallique et pénètre à l’intérieur de la pièce, suivie des deux adolescentes.

- J’ai juste besoin d’une réponse de votre part.

Elle attrape une mitraillette et l’attache à sa ceinture. Puis elle lève la tête devant le mutisme de celles qui l'accompagnent, un sourcil haussé.

- Ma patience a des limites, jeunes filles. Vous feriez donc mieux de vous décider maintenant.

- Je viens, accepte la brune du tac au tac.

Cette dernière et la militaire dévisagent Audrey.

- Euh...je...moi aussi, Colonelle.

Après s’être équipées d'armes à feu plus dangereuses les unes que les autres — mais petites et pratiques — et de couteau de “dernier recours”, les trois Femmes rejoignent Zhang Tao quand elles reviennent vers les couloirs principaux. Elles progressent jusqu’à l'ascenseur réservé aux militaires confirmées et y entrent — Audrey avec surprise.

- J'espère que vous êtes prêtes, les mioches, parce que c'est pas d’la rigolade, même si on part juste en éclaireuses. En éclaireuses, compris ? Si vous remarquez quoi que ce soit d’étrange, vous en faites part à l’équipe. (Elle désigne la colonelle, Audrey, Caroline, puis elle-même du doigt.) Vous n’agissez pas. Et quand bien même on vous en donnerait le droit, vous n’agissez pas seules ! C'est bien clair ?

- Oui, Lieutenante-Colonelle ! s'exclame la jeune fille à la queue de cheval en lui faisant le salut.

La Chinoise hoche la tête, puis fixe la seconde adolescente. L'adolescente à lunettes répète la réponse de Caroline avec conviction.

- Bien. Prenez ces oreillettes et installez-les. Elles ont aussi la fonction micro. Il suffit d’appuyer dessus une fois et nous pourrons communiquer avec pendant un temps illimité.

Arrivées tout en haut, elles sortent de la cabine et tombent sur un escalier en colimaçon, qui ressemble beaucoup à celui qui mène au Protectorium. Elles le montent tandis que la L-C ne cesse de souffler devant cet “escalier sans fin”. Quand elles ont fini, elles atteignent une petite pièce à plafond bas, dont un des murs possède une porte d'acier.

- Je vous préviens, c'est pas très beau à voir… murmure l’Asiatique en l’ouvrant grâce à un code.

Elles passent le pas de l’ouverture. Zhang Tao la ferme après être sortie. Elles sont dans une petite ruelle piteuse avec ses poubelles des deux côtés. Krause marche alors vers la sortie, toujours accompagnée de ses novices qui sont ébahies devant le monde qui s'ouvre à elles.

Je suis à la surface...JE SUIS À LA SURFACE !

La joie qui la traverse se transforme en effarement devant la destruction des bâtiments du lieu. Le toit d'un immeuble a disparu. Un autre bâtiment n'est plus qu’un tas de briques. Les pavés qui recouvrent le sol sont craquelés. Les objets qui sont dehors sont rouillés et inutilisables. Au loin, on aperçoit la Tour Eiffel coupée en deux : une partie d’elle est encore sur pied, l'autre gît sur l’herbe jaunie et presque inexistante autour d'elle. Il a des traînées écarlates sur les trottoirs, la route et même les murs qui ont survécu. Des traînées de sang séché. C'est ce qui saute le plus aux yeux d’Audrey, juste avant l'absence de toute vie. L'endroit est véritablement désertique.

- Arnaud, vous venez avec moi, annonce la L-C en se tournant vers elle, puis vers ses deux autres équipières en souriant avec exagération. Et, comme je sais que vous vous adorez, Colonelle et Lutumba, je vous laisse partir de votre côté.

Si les regards noirs pouvaient tuer, Zhang Tao serait déjà morte depuis longtemps…

Avec une œillade, la Chinoise attrape le bras de Caroline et s'en va vers un tas d'immeubles défraîchis.

- Suivez-moi, Lutumba.

Krause passe devant la Camerounaise et s'enfonce dans la rue à peine éclairée. Audrey observe le ciel : aucune trace de bleu. Juste du gris, du gris sombre. Est-ce des nuages gorgés d'eau ou des résidus chimiques qui viennent d'usines surexploitées depuis que la Troisième Guerre Mondiale est déclarée ?

L'adolescente aperçoit alors une silhouette vêtue des pieds à la tête. Seuls ses yeux sont à découvert. Elle est assise en tailleur, sur un bout de carton, qui est à même le sol. Elle fixe les deux Femmes pendant qu'elles avancent dans le quartier délabré.

D'autres personnes les voient arriver. Un homme aux longs cheveux et barbe grise tente de manger un morceau de pain moisi avec ses dents cariées. Deux petites filles au visage crasseux et aux habits déchirés courent se réfugier dans les bras de la silhouette en tailleur, qui est sans doute leur mère. Un couple suit l'Allemande et Audrey du regard, couteaux à la main, comme s'ils allaient passer à l'offensive.

- Ne faites pas attention à eux et continuez à marcher, chuchote la Colonelle Krause en gardant son pas sûr et discipliné.

La demoiselle à lunettes, qui remarque qu'elle s'est arrêtée, reprend son chemin en jetant tout de même des coups d'œil inquiets derrière elle. Et aussi de compassion. Cette misère...ce n'est vraiment pas ce qu'ils méritent. Il faut qu'on les aide et Audrey le sait. Pourtant, elle continue à errer dans les ruelles, elle ne s'immobilise plus devant ces gens sans maison, sans nourriture, sans rien !

- Quel est notre but, en fait ? interroge la Rouge débutante.

La militaire fait volte-face et Audrey manque de la percuter. Elle croise les yeux argent de son interlocutrice, la tête légèrement penchée vers le bas — la colonelle faisant cinq centimètres de moins qu’elle.

- Les éclaireurs ne font qu’observer et faire des rapports à leur supérieur(e), Lutumba.

- Donc, cette mission de reconnaissance, c'est juste pour récupérer des informations que nous n'avions pas déjà ? Ou quelque chose — ou quelqu’un — a attiré votre attention et vous vous êtes dit que ce serait sympa d’y jeter un œil ?

- Je ne suis pas autorisée à divulguer ce genre d'informations. Ordre de la Générale.

Puis la femme-soldat tourne les talons. La jeune fille souffle discrètement pour ne pas énerver l’Allemande, puis lui emboîte le pas à contre cœur. Qu'est-ce qu'elles peuvent bien cacher ?

La Colonelle Krause semble distinguer quelque chose d’intéressant ou d’anormal. Elle entre dans un des immeubles, puis dans l'appartement du rez-de-chaussée. Elle l’a sans doute perçu par les fenêtres brisées aux rideaux déchiquetés.

Le blanc des murs s'est sali avec le temps. Le parquet est cassé à divers endroits et certaines des planches vernies ont littéralement disparu. Le plafond goutte — de l'eau de pluie doit y être pour quelque chose —, les portes des pièces sont décolorées, et les meubles qui devaient être pimpants et ordonnés ne le sont plus : Krause et Audrey doivent les enjamber pour continuer leur recherche.

La blonde attrape sa mitraillette de la main gauche, à l’affût du moindre bruit ou mouvement inhabituel. La Camerounaise sort aussi un pistolet et marche à pas de loup.

- Je vais dans la partie droite de l’appartement, informe l'apprentie en la désignant du doigt.

Sa professeure la regarde à peine — voire pas du tout — et hoche la tête, concentrée sur sa fouille.

Audrey pénètre dans la première salle qu'elle trouve. C'est une chambre individuelle. Une chambre parfaitement rangée. Rien n’est déchiré, brisé ou délavé. Étrangement, la poussière n'envahit pas les lieux, mais les yeux de la jeune fille n’en tiennent pas compte en tombant sur un cadre photo. Elle le prend et le détaille avec minutie. À gauche, il y a un homme au sourire chaleureux. À droite, une femme tout aussi accueillante. Et au milieu, un petit garçon rayonnant de joie.

Ce devait être sa chambre…

Cette scène donne les larmes aux yeux d’Audrey. Elle aussi, elle avait une famille aimante. Enfin, elle avait sa mère et elle lui suffisait. Elle aussi, elle souriait à une dizaine d'années, malgré la pauvreté dans laquelle elle vivait à l’époque, parce qu’elle ne s'en rendait pas compte. Mais tout est parti en éclats à cause de ce malheureux assaut où elles habitaient…

Une larme roule sur la joue de la jeune fille, mais elle l'essuie aussitôt : elle n'est pas là pour pleurnicher et perdre du temps. Elle pose la photo à son emplacement habituel et s'apprête à reprendre ses recherches, mais une main l'attrape par la taille et une autre se place sur sa bouche. Elle essaye de crier “à l'aide !”, mais la poigne se raffermit. Elle sent une aiguille se planter dans son cou et ses paupières s'alourdir, comme avec le tranquillisant que lui avait donné Krause pour la simulation. Puis ses yeux se ferment et elle perd connaissance.

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