Chapitre 1
Il pleuvait à verse. Transie de froid sous mon manteau gorgé d'eau, j'observai attentivement l'ancien temple de l'Omniscient qui se dressait autour moi, ou du moins les ruines qu'il en restait. Son toit affaissé laissait pénétrer la pluie qui rongeait le bois de l'autel et les quelques rangées de bancs qui résistaient encore. Le vent hurlait à travers les vitraux brisés et menaçait d'abattre la dernière portion de mur à l'est du bâtiment. Les dommages du temps ne s'arrêtaient pas là : au cœur du naos, l'immense statue de l'Omniscient avait également terni. On le représentait généralement de forme humanoïde, dissimulé sous une longue cape d'un blanc immaculé, sa capuche ne laissant entrevoir qu'un large œil doré serti de pierres précieuses pour seul visage. Mais la saleté, la mousse et les toiles d'araignée avaient depuis longtemps recouvert cette effigie-ci. Quant à l'œil plaqué d'or, sûrement avait-il été fondu par un voleur en manque d'argent, ne laissant qu'un trou béant sur le marbre.
Je frissonnai devant ce visage ravagé. Pourtant issue de la lignée Céleste, je n'avais jamais guère honoré nos Esprits protecteurs. Si je croyais dur comme fer à leur Existence, je doutais profondément de leur prétendue bienveillance. Ni bons ni mauvais, ils avaient simplement cessé... de s'impliquer. Au lieu de quoi, ils nous avaient laissé un continent en proie au chaos et à la violence, régi par une guerre illustre si vieille que plus personne ne se souvenait de son commencement. Chacun des quatre royaumes avait sa version : la nôtre prétendait que tout était parti d'une sécheresse dans le Royaume de Glaise, béni du Golem. Aux portes de la famine, le Roi Terrestre aurait accusé le Roi Incandescent, héritier du Dragon, de l'avoir provoqué. Le Royaume de Flammes aurait alors rejeté la faute sur le Royaume d'Ecumes, demeure du Kelpie et maître des eaux. Lequel se serait défendu en prétendant qu'une sécheresse résultait du climat, et donc des enfants de l'Oiseau-Tonnerre. Plutôt que d'admettre que cette sècheresse pouvait ne résultait d'aucune volonté particulière et chercher un moyen de l'endiguer, les quatre rois avaient mis tant d'énergie à se reprocher mille et un griefs que seules la rancœur et la violence avaient éclos sur le continent.
Depuis, rien avait changé, si ce n'était le silence permanent des Esprits. Sûrement était-ce pour cette raison que l'Omniscient, aujourd'hui surnommé le « Sans Nation », était tombé dans l'oubli... Néanmoins, me tenir face à un tel blasphème me plongeait dans un profond malaise. L'Esprit s'était peut-être tu, il n'en demeurait pas moins toujours vivant et son courroux pouvait s'avérer mortel.
Comme pour me rassurer, j'agitai les doigts et un auster, le vent chaud annonciateur d'orage, me répondit aussitôt, soulevant délicatement les pans de mon manteau. Je souris, réchauffée par la fougue de cette petite tornade tournoyant autour de moi.
Les Esprits s'étaient tus, mais leur magie demeurait en chaque lignée bénie. Fille illégitime du Roi Céleste, mon ascendance m'avait conféré le pouvoir de contrôler le vent, comme mon père. Un don à l'ambivalence complexe qu'il m'avait fallu longtemps à maîtriser : force brute et indomptable, le vent ne se contrôle pas, il s'amadoue. Parfois plus ou moins facilement, parfois plus ou moins conformément à mes attentes, parfois plus ou moins envahissant, comme doté d'une personnalité propre.
Conciliant, j'envoyai l'auster sonder les environs, en quête de mon rendez-vous nocturne. Celui-ci gravissait lentement la petite colline, le pas alourdi de boue. Bien que déjà en retard, je m'efforçai de prendre mon mal en patience. Le poids de la petite enveloppe que je gardais dans la doublure de ma veste me rendait néanmoins nerveuse. Elle m'était parvenue avant-hier, m'enjoignant à regagner Hirondelle, la capitale du Royaume Céleste, dans les plus brefs délais. Sur le principe, j'étais donc déjà en retard mais je refusais de renoncer à presque trois mois de dur labeur pour j'ignorais quelle occasion pénible m'attendrait au palais royal !
Une semaine à l'espionner, deux semaines à l'approcher et presque autant de mois pour gagner sa confiance, c'était le temps qu'il m'avait fallu pour obtenir ce rendez-vous. Et encore, cette missive m'avait contrainte à précipiter cette rencontre ; s'il n'avait tenu qu'à moi, j'aurais maintenu ma couverture jusqu'à tant qu'il se livre à moi de lui-même. À la place, j'avais dû lui forcer la main pour le convaincre de s'entretenir avec moi. Ce soir, j'abattais ma dernière carte, sabotant potentiellement des semaines d'infiltration, à jouer les ostréicultrices maladroites pour briser sa carapace insensible.
Ive Lancelot, ancien conseiller du Roi Aquatique, reconverti en pêcheur d'huîtres... Sa fille aînée, aristocrate respectée de la Cour d'Écume, avait eu l'idée stupide mais louable de prendre sous son aile un orphelin réfugié du Royaume de Flammes. Un simple enfant, de six ans à peine, sans argent ni pouvoir, qui n'avait pour seul tort que d'être né de l'autre côté de la frontière... Mais cela suffisait pour être considéré comme un crime, et lui venir en aide relevait de la complicité. Conformément à la Loi d'Écume, Ondine Lancelot avait péri noyée par la main du roi en personne sous les yeux de son père. Ce dernier avait alors brisé son serment et s'était enfui avec son dernier fils. Ils avaient trouvé refuge dans un petit village de pêcheurs sur les côtes du Royaume de l'Éther.
Mon royaume.
Royaume qui, depuis quelques mois déjà, subissait des assauts de plus en plus virulents le long de notre frontière avec l'Écume. Mon père m'avait alors demandé d'approcher Ive Lancelot, pensant que lui livrer le déserteur apaiserait la fureur du Roi Marek.
En ce qui me concernait, je n'y croyais pas. Et qui de mieux qu'un ancien conseiller du roi pour me renseigner sur les intentions de ce dernier et la raison de ces attaques ?
L'auster rejeta soudain ma capuche en arrière, offrant ainsi mon visage aux grosses gouttes glacées de l'averse. Je fusillais du regard le vide autour de moi quand me parvint le bruit de succion de bottes dans la boue. Mon rendez-vous arrivait. De nouveau concentrée sur ma mission, l'auster s'apaisa autour de moi.
̶ Tout cela en valait-il vraiment la peine, Evie ?! attaqua aussitôt Ive Lancelot, les yeux plissés de haine. T'appelles-tu au moins véritablement ainsi ?!
Je lui répondis d'une moue contrite. Sa colère était amplement justifiée et je ne comptais pas continuer de le tromper. Néanmoins, je ne pouvais ni me présenter en tant qu'Ariana Leister, la bâtarde du roi céleste, ni lui révéler être également le Faucon, le capitaine de la Volière, l'escadron d'élite de l'armée royale. À vrai dire, nombreux ignoraient que ces deux entités n'en formaient en réalité qu'une seule ; si tout le monde avait entendu parler de cet escadron, les identités de ces membres demeuraient un secret bien gardé, et celle de leur capitaine d'autant plus. Seuls certains de nos noms de code étaient connus : le Faucon, bien évidemment, mais aussi l'Albatros, notre guerrier le plus redoutable dont les méthodes peu subtiles avaient fait la renommée, le Paon, notre maître prestidigitateur, pour ses diversions spectaculaires et des rumeurs courraient sur l'existence d'autres talents comptés parmi l'équipe mais les oiseaux associés étaient complètement aléatoires. Un Geai, notamment, faisait beaucoup jaser alors qu'aucun de nous ne portait ce surnom...
̶ Je ne vous veux aucun mal, affirmai-je pour toute réponse. Je cherche seulement des réponses. Je ne vous dénoncerai ni à votre roi ni au mien, que vous me répondiez ou non.
Je levai les mains devant moi, bien visible, en signe de bonne foi. La main posée sur l'épée que je devinais à sa hanche, mon interlocuteur fronça les sourcils, soupçonneux. Mais si j'avais voulu les livrer, j'aurais eu l'occasion d'agir à maintes reprises. Cette réflexion le retenait certainement d'attaquer.
̶ Que veux-tu savoir ?
̶ Quel objectif suit votre roi ? Pourquoi ces soudaines attaques contre nos frontières ?
La surprise déforma ses traits une fraction de seconde, mais la maîtrise de l'homme politique reprit si vite le dessus que je doutai de l'avoir perçue.
̶ Qu'est-ce que j'en sais ? feignit-il. La sphère royale est aussi inaccessible que votre paradis céleste pour un pauvre pêcheur comme moi...
Il faisait référence à un vieux mythe de mon peuple : une légende qui racontait qu'autrefois, dans des temps immémoriaux, mes ancêtres maîtrisaient si bien la foudre de l'Oiseau-Tonnerre que cela leur donnait accès au véritable monde de l'Éther, un endroit fabuleux et paisible, accessible d'eux seuls. On disait que la perte de cette faculté signifiait le désamour de notre Esprit Protecteur mais qu'un jour, un autre de ces héritiers parviendrait de nouveau à contrôler la tempête et que le retour dans ce lieu serait possible.
Mais les chimères autour des Esprits étaient si nombreuses qu'il était difficile d'en démêler le vrai du faux. Au sein même de ma famille, la véracité de cette histoire n'avait jamais été confirmée.
̶ S'il vous plaît Ive, ne faites pas semblant. J'ai beaucoup de respect pour le geste d'Ondine, et j'en ai autant pour vous et votre fils d'avoir osé renier votre serment pour vos idéaux. Ne crachez pas sur tout cela.
Une infinie tristesse s'abattit sur les épaules usées de cet homme fatigué. Il n'était certes pas très vieux, la quarantaine tout au plus, mais ces derniers mois l'avaient essoré aussi sûrement qu'une décennie.
̶ Comment l'as-tu découvert ? s'enquit-il, vouté.
Je haussai les épaules. Je le savais depuis le début, avant même que mon père ne m'envoie. Pour tout le monde, la Volière n'était qu'un escadron militaire, regroupant des talents extraordinaires certes, mais dont le seul but était la guerre. En vérité, nous étions plus proches d'un réseau d'espionnage aux missions hautement plus délicates que le front. Lievar, notre Cormoran, s'occupait de garder un œil sur notre frontière est et ses indics n'avaient pas manqué de lui rapporter la fuite étrange d'un homme aux manières distinguées et de son fils. Pour le reste, Lievar avait mené l'enquête et ses rapports réguliers m'avaient appris le reste. Nous le gardions déjà à l'œil, bien avant que le Roi Aquatique ne lance les hostilités à notre encontre...
̶ J'imagine que cela n'a pas d'importance, conclut-il devant mon silence. Si je te dis tout, nous laisseras-tu en paix, mon fils et moi ?
Je promis et il inspira profondément :
̶ J'ignore ce que Marek a en tête actuellement. Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'un troubadour est arrivé au palais peu avant... peu avant qu'Ondine recueille ce petit. Il était doué et chantait des ballades épiques sur de vieilles légendes autour des Esprits. Marek s'est pris de curiosité pour ces histoires, autant celles concernant le Kelpie que les mythes ennemis comme votre paradis céleste. L'une d'elles, notamment, a retenu son attention...
Il hésita soudain, indécis. Je l'encourageai d'un signe de tête, ce qui me valut une expression agacée mais il poursuivit :
̶ Selon cette légende, quatre artéfacts permettraient de réveiller chacun des Esprits. La chanson ne disait rien sur les objets en question, ni leur forme, ni leur localisation, ni aucun indice utile...
Une autre chimère populaire sur le continent bien qu'aucune preuve de l'existence de telles reliques n'en ait jamais étayé le récit, en dépit de très nombreuses recherches. Si le Roi Aquatique y prêtait foi maintenant, il était bien naïf !
̶ Marek en a fait une obsession, au point d'exiger de tous nos érudits qu'ils cessent leurs divers travaux pour chercher des informations supplémentaires à ce sujet. Je suis parti avant qu'une quelconque avancée n'ait été communiquée. J'ignore s'ils ont découvert quelque chose ou non, j'ignore même si cela a un lien avec ces attaques.
Je hochai la tête. Bien évidemment, j'avais envisagé la possibilité qu'Ive Lancelot ne connaisse rien des desseins de son roi. Cette conversation avait été un coup de poker ; soit ces assauts relevaient d'une stratégie mise au point de longue date, au sujet de laquelle l'ex-conseiller aurait été mis dans la confidence, soit il s'agissait d'une tactique aussi soudaine que précipitée... Cette histoire me paraissait trop invraisemblable pour en être la cause — bien que Marek y accordât manifestement un crédit particulier — mais le père éploré me semblait sincère, aussi je n'insistai pas. Comprenant que l'entretien était clos, mon interlocuteur m'adressa un signe de tête raide avant de se détourner. Néanmoins, sûrement craignait-il que je tente de le supprimer en dépit de ma parole car sa main ne desserra pas la garde de son épée.
̶ Merci Monsieur Lancelot ! lançai-je finalement, pour le dérider. Et surtout, promettez-moi de chauffer votre vin à l'avenir, cela vous trahit ! On le boit chaud par ici, pour lutter contre les vents froids du Nord !
̶ Bande de fous... l'entendis-je ronchonner mais je pris cela comme un assentiment.
J'attendis un long moment que ses pas s'éloignent sur le chemin, suivant sa lente progression à travers l'auster, avant d'emprunter le même sentier boueux.
Une heure plus tard, recouverte de boue et trempée jusqu'à l'os, je franchissais enfin la porte du Lard Dodu sous le regard réprobateur de la tenancière. L'établissement ne payait pas de mine mais avait l'avantage d'offrir un service décent : la nourriture y était bonne et l'isolation des fenêtres permettait de garder les chambres relativement chaudes. Son seul véritable bémol résidait en l'odeur de poissons persistante qui recouvrait constamment l'ensemble de la petite ville côtière. Je grimpai quatre à quatre l'escalier grinçant jusqu'à la petite pièce rustique que je partageais avec ma partenaire de mission.
̶ Wôw, j'ignore ce qui me dégoute le plus entre ton allure et ton odeur, m'accueillit Lucy en se bouchant le nez. Tu bouges pas de l'entrée jusqu'à ce que j'ai fini de te préparer un bain, tu vas empester la chambre...
̶ Comment ça ? Tu ne veux pas un câlin ?!
Il fallait dire qu'entre l'odeur de poissons, de boue douteuse et de transpiration, j'offrais certainement un cocktail intéressant...
̶ Plutôt embrasser un cadavre, là tout de suite...
Rude... Mon orgueil mis à mal, j'obtempérai néanmoins, gardant bien sagement le seuil.
̶ La pêche a été bonne ? s'enquit-elle depuis la salle de bain attenante.
Elle réapparut un instant plus tard, placer un large seau d'eau au-dessus de l'âtre et saisir deux trois lotions parfumées de son propre baluchon. Je lui répondis d'un simple haussement d'épaules ; j'ignorais encore quelle importance accorder aux révélations de cette nuit. Soit elles n'en avaient aucune, soit le roi Marek était un pauvre fou trop crédule...
Lucy pinça les lèvres mais n'ajouta rien. À la place, elle s'affaira à me préparer le bain le plus agréable qui soit ; de l'eau tiède émanaient de délicats effluves floraux, et l'unique bougie conférait à la pièce une atmosphère apaisante. Telle était Lucy : attentionnée et douce, avec un soupçon de coquetterie.
Elle était de loin ma plus vieille amie, pour ne pas dire une amie d'une autre vie. Celle où je n'étais encore que « la petite Aria », une gamine née hors mariage d'un père inconnu. Celle où le Roi Aquilon n'était qu'un portrait terni sur la façade de la mairie. Celle où je n'avais pas la responsabilité d'un nom, d'un royaume et d'un pouvoir sur le dos.
Lucy et son frère Orel avaient aussi connu cette vie. Puis un jour, à la suite d'une tempête, le Roi s'était rendu dans notre village. En dressant le bilan des morts, il avait reconnu le nom de Luna Leister, son ancienne amante. Il avait alors demandé à me rencontrer. Devant la nuance orageuse si particulière de ses iris, en tout point semblable à la mienne, nous avions tous les deux compris. Il m'avait alors ramenée avec lui et présentée comme sa fille illégitime. Cependant, mon arrivée avait jeté un froid au sein de la famille royale : Zéphyr avait craint pour sa place de prince héritier, la Reine Adélaïde avait refusé de parler à son époux pendant des mois et Alizée, sa fille chérie, s'était rangée de son côté. Aussi, le Roi avait préféré m'élever sur le champ de bataille, me destinant à une carrière militaire.
Quelques mois plus tard, je l'avais convaincu d'enrôler Lucy, notre Colibri, et Orel, notre Corbeau, à leur tour. Avec Thameron, le fils du général de mon père, nous représentions les tout premiers membres de la Volière.
Elle m'autorisa enfin à quitter le seuil de la petite chambre. Je me déshabillai aussitôt, retirai la perruque sombre et irritante qui recouvrait mes cheveux cendrés et m'immergeai sans attendre dans l'eau chaude.
̶ Prête à partir demain ? demanda-t-elle sur le ton de la conversation — mais son regard en coin trahissait l'intérêt de sa question — lorsque je ressortis la tête de l'eau.
Je soupirai. Maintenant que j'en avais terminé avec Ive Lancelot, plus rien ne nous retenait ici. Et que cela m'enchante ou non, la missive d'avant-hier émanait du roi. Me rendre à la capitale constituait donc un ordre auquel je ne pouvais me soustraire indéfiniment...
̶ Tu m'accompagnes ?
̶ Et comment ! s'enthousiasma-t-elle, j'ai trop hâte de voir quelle sublime toilette t'aura concocté Adélaïde, cette fois-ci !
Je projetai quelques gouttes d'eau sur elle mais cela ne l'empêcha pas d'éclater de rire, très contente d'elle. Pour être honnête, j'étais moi aussi curieuse. La Reine redoublait toujours d'imagination pour me choisir des tenues invraisemblables, pour ne pas dire hideuse, et s'assurer que je ne ferais pas d'ombre à son Alizée chérie...
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