Chapitre 4
Sacha aurait pu rester longtemps à contempler cette extravagance astronomique mais son instinct d'auto-préservation le secoua finalement et il se releva d'un bond, un peu incertain sur ses pieds mais prêt à parer à toute éventualité. La vallée autour de lui était calme, peuplée d'oiseaux et d'insectes dont il entendait les chants vibrer dans l'air pur. Il vérifia rapidement que le portail était bien là où il l'avait laissé et il souffla d'apaisement en constatant que c'était bien le cas. En s'approchant de la surface miroitante, il s'aperçut qu'il réussissait à voir la grotte d'où il arrivait, encore éclairée par la torche électrique qu'il y avait laissée. Dieu merci, son monde était toujours à portée.
Immensément soulagé, il hésita à retraverser à une ou deux reprises pour vérifier que tout fonctionnait correctement mais son haleine goût vomi l'en dissuada. Le processus n'était pas follement agréable, son ventre qui remuait encore pouvait en témoigner, et dans la mesure où tout paraissait en ordre il aimait autant s'en dispenser encore quelques minutes.
Au sol, des pierres similaires à celle de sa grotte entouraient le portail et il les compta machinalement. Elles étaient sept, tout comme chez lui, et il supposa que, quel que soit le fonctionnement de cette porte, ce nombre avait un sens. Il en effleura une du bout des doigts et la sensation chaude et vibrante, devenue quasiment familière, lui roula sur la peau.
Il se redressa doucement, encore un peu barbouillé, et évalua son environnement. Aucun danger n'était visible à l'horizon et ce dernier lui paraissait à la fois familier et terriblement étranger. Sacha estima que, quitte à s'être lancé dans cette aventure, il ne serait pas plus risqué d'explorer un peu. Vérifiant que son sac était bien à sa place sur son dos, yeux et oreilles aux aguets, il fit ses premiers pas dans ce monde étranger.
Il descendit doucement vers l'aval, suivant un sentier sommaire et guidé par le bruit de l'eau, se gorgeant de tout ce qui l'entourait. La rivière vive qui serpentait entre les rochers clairs était limpide et il distingua quelques poissons minuscules à travers le courant. Sans ces deux astres impossibles, dont il vérifiait machinalement la présence toutes les quelques secondes, ressentant un nouveau coup dans la poitrine à chaque fois, il aurait pu se croire au milieu des Alpes. Il s'attendait presque à tomber sur un chalet en bois et un troupeau de vaches laitières munies de cloches.
Mais en arrivant au bas de la vallée c'est un tout autre spectacle qui l'attendait, derrière un petit bosquet de résineux. Si son cerveau avait été à son maximum, il aurait logiquement supposé qu'un chemin aussi praticable pour les humains était sûrement régulièrement utilisé par des humains, mais il passait de surprise en surprise et n'avait pas encore retrouvé son esprit affûté. Aussi, la vision de l'homme debout devant ce qu'il rangea immédiatement dans la catégorie des yourtes le statufia sur place.
Incapable du moindre mouvement, le cœur battant la chamade, il nota distraitement la grande taille, la maigreur et les cheveux blancs. Il remarqua la barbe touffue sur un visage ridé, la tunique claire et le pantalon de même couleur. S'il avait rencontré cet homme le lundi matin, sur le marché de Forcalquier, il aurait supposé sans hésiter qu'il s'agissait d'un habitant d'une de ces communautés alternatives qui prospéraient dans les environs de son village. Il n'aurait pas été étonné de l'y voir tenir un stand d'herbes médicinales, de conserves artisanales ou de fromages de chèvres. En bref, il avait devant lui un prototype de vieux hippie, de ses sandales de cuir à la tresse épaisse qu'il avait ramené sur son épaule.
Mais ce qui le stupéfia le plus était que l'homme ne paraissait absolument pas étonné de sa présence.
Dans un geste rassurant et contrôlé, ce dernier leva les deux mains, paumes en l'air, signal universel pour se déclarer non armé et inoffensif. Malgré cela, Sacha hésita à s'enfuir. La porte n'était pas loin et il était rapide, le vieil homme serait incapable de le rattraper. Mais, même si son pouls battait à se rompre et que ses membres vibraient d'incertitude, il se força à rester immobile. Sa curiosité l'avait poussé jusqu'ici, il n'allait pas détaler comme un lâche à la moindre surprise.
Sacha savait que son visage fin était habituellement assez stoïque. Avec une mère comme la sienne, et afin de ne jamais alerter les autorités de sa situation souvent précaire, il s'était entraîné à ne jamais rien laisser paraître même dans les périodes les plus délicates. Mais cette fois, sa peur et ses doutes devaient être assez évidents car l'homme lui sourit avec compréhension et avec des mouvements aussi doux et lents que possible, il s'assit directement sur le sol devant la grande tente.
Booooon.
Le geste était puissant et Sacha le mesura à sa juste valeur. Dans cette position, c'était désormais lui qui surplombait l'homme plus grand et plus imposant et s'il lui était venu l'idée de l'agresser, il aurait probablement pu avoir le dessus. Il se força à calmer son souffle toujours désordonné et actionnant avec effort ses jambes un peu molles, il s'approcha du vieux hippie. Arrivé devant lui, il évalua rapidement l'habitation sommaire, constituée de cuir tendu sur des poutres, d'après ce qu'il parvenait à en voir, et, après une dernière hésitation, il se laissa tomber en face de son hôte. Ce dernier lui dédia un grand sourire ravi, auquel Sacha répondit avec hésitation.
— Mmmmh salut ? Je euh... Je suis Sacha. Et vous ?
L'homme efflanqué, à qui il donnait à la louche une soixantaine d'années, lui sourit encore plus largement et ouvrit la bouche. Une série de sons mélodieux et incompréhensibles en sortirent, prenant le jeune homme par surprise.
Évidemment qu'ils ne parlaient pas la même langue, c'était logique et normal, même si son imbécile de cerveau ne l'avait pas anticipé. Il se serait frappé pour être un tel idiot.
Son air désemparé ne perturba pas son interlocuteur, qui continua à parler d'une voix douce et posée. Sacha se demanda si, d'une certaine manière, l'homme étranger ne cherchait tout simplement pas à l'apaiser, à la manière dont on calme un animal farouche en communiquant avec lui avec bienveillance. En tous cas, cela fonctionnait, Sacha se sentait beaucoup moins tendu. L'homme dut le sentir une nouvelle fois car il s'arrêta de parler dans le vide et d'un geste, encore une fois universel, il montra sa propre poitrine.
— Cilian...
Sacha hocha la tête de gratitude devant cette première communication compréhensible.
Imitant son vis à vis il se désigna gauchement à son tour.
— Sacha.
Le vieil homme hocha la tête avec enthousiasme. De toute évidence l'acceptation du garçon de ses tentatives de communication le ravissait.
D'un geste maîtrisé, il se releva et d'une démarche délibérément lente il s'approcha du foyer éteint, à la gauche de l'entrée de la grande tente. Avec une vitesse qui étonna Sacha le feu repartit et l'homme se saisit d'un récipient en métal qu'il plaça au contact des flammes. Il releva ensuite le pan de cuir qui fermait l'entrée de la yourte, le bloqua en position relevée, et s'assurant d'être toujours visible par le jeune homme craintif il farfouilla dans ses affaires avant de ramener deux tasses en céramique et une poche de tissu. Une fois l'eau bouillie, Sacha le vit verser une poudre verdâtre dans les tasses avant d'y ajouter l'eau fumante. Puis il en plaça une devant lui avant de souffler sur la sienne, et de commencer à en siroter le contenu.
Sacha délibéra intérieurement. Boire quelque chose avec un étranger, dans un monde inconnu, n'était probablement pas l'idée du siècle. Sans vouloir même songer à un piège, puisque l'homme avalait la même chose que ce qu'il lui proposait, il restait le risque d'une incompatibilité physiologique susceptible de provoquer chez lui une intoxication à la nourriture locale. D'un autre côté, l'homme avait l'air parfaitement humain. Pas d'écailles, pas de queue ou d'oreilles pointues, aucun poil suspect. Juste un grand père au look baba cool qui semblait se délecter de la mixture dont l'odeur herbacée titillait les narines de Sacha.
Il soupira, toujours un peu hébété. Il s'était connu plus vif d'esprit mais cette situation le désarçonnait. Il devait pourtant se décider. A en croire le principe du rasoir d'Occam, l'hypothèse la plus simple est généralement celle à considérer en priorité. Son hôte parlait comme un humain, bougeait comme un humain, sentait la terre, la sueur et le feu de bois comme un bouseux. La probabilité qu'il soit tout simplement humain était donc élevée et, par conséquent, ce qu'il ingérait devait également être comestible pour lui. Rassuré par la logique de son raisonnement, il se saisit de la tasse et la porta à son nez. L'odeur était définitivement végétale, un peu piquante mais sans excès. Elle lui rappela les infusions de thym que son grand père lui préparait à chaque rhume durant son enfance. Il trempa ses lèvres avec circonspection et sous le regard approbateur du vieil homme il but une franche gorgée.
Ouais, une infusion c'était clair. Pas assez sucrée et manquant d'une bonne cuillère de miel de lavande, mais à priori rien à signaler.
Il ne s'en était pas aperçu mais il mourrait de soif et vida le récipient en quelques secondes. Qui aurait cru que voyager dans un univers alternatif déshydratait autant ? Le vieil homme hocha la tête avec approbation et se releva pour servir Sacha à nouveau. Le feu était de nouveau éteint, ce qu'il remarqua sans y prêter grande attention, mais cette fois le mouvement de son hôte lui fut perceptible. Les yeux exorbités, il vit les lèvres de l'homme bouger légèrement, sa main amorcer un geste discret et dans un foyer où aucun brandon ne subsistait, le feu repartit de plus belle, obéissant docilement à celui qui venait de le commander...
Confronté à ce nouveau bouleversement Sacha n'avait pas bu sa seconde tasse de tisane. Balbutiant des mots incohérents et incompréhensibles pour son hôte, il avait sauté sur ses pieds et couru comme si tout un bataillon de loups lui collait aux fesses, sans que l'homme ne cherche à le retenir. Il avait traversé le portail sans encombres, retrouvant avec soulagement le monde rationnel qu'il connaissait et incapable de se calmer, s'était réfugié une nouvelle fois dans son lit afin d'éviter la conversation légère dont avait envie sa mère.
Mais l'esprit humain est résilient et adaptable et au fur et à mesure que les heures passaient, qu'il tournait et retournait dans ses draps, contemplant le plafond blanc sans trouver le sommeil, il sentait distinctement chacune de ses observations trouver doucement sa place au sein de sa psyché.
Il avait été si naïf, si terrien finalement, pensant pouvoir ranger ces phénomènes incroyables dans les cases prédéfinies de sa petite compréhension humaine. Il avait songé univers parallèles, trous de vers, avait tenté de calquer des principes rationnels sur ce qui était une impossibilité logique. Il avait pensé en termes de mécanismes, de dispositifs, avait essayé de rationaliser ses découvertes en quelque chose de cohérent alors que, de toute évidence, des pierres grossièrement polies d'où émergeaient des portes dimensionnelles n'avaient rien de compatibles avec les lois de la physique.
C'était de la magie. De la putain de magie. Il l'avait vu, vu de ses propres yeux. Le feu avait jailli en répondant à l'ordre de l'homme, tout comme les pierres avaient réagi à son touché. Il aurait dû comprendre bien avant que cette sensation si particulière qu'il avait ressenti en tripotant ces saloperies de cailloux ne pouvait pas appartenir à son monde logique. Mais de la magie ! De la magie ! Cette pensée bouleversait tout ce qu'il n'avait jamais cru connaître de l'univers, le laissant désemparé et effrayé.
Les jours suivants Sacha évita la garrigue et la grotte. Elina le traîna en ville pour racheter des vêtements, malgré ses protestations sur leurs finances précaires, mais il céda pour lui faire plaisir, comme à l'accoutumée. Il avait travaillé pour ses voisins l'été passé et avait un peu de marge, même s'il n'avait pas envisagé de l'utiliser pour de nouveaux jeans et pulls d'hiver. Il sourit pour lui-même en songeant que, sur le plan de la mode, il défiait les stéréotypes. On avait rarement vu jeune homme gay aussi mal sapé.
Au lycée, les deux idiots étaient passés à autre chose. Probablement avaient-ils trouvé dans le nouveau stock de lycéens un autre pauvre gamin à persécuter. De plus, à l'approche des vacances d'automne, les profs se lâchaient généreusement sur le travail à fournir et, comme ses camarades, Sacha passait la majeure partie de son temps à éponger la masse de devoirs à rendre.
Mais en son for intérieur, il était suffisamment lucide pour reconnaître que ce n'était pas la raison de ses réticences à continuer son exploration. Il était tout simplement mort de peur. Bizarre de se dire qu'un homme pouvant créer le feu d'un mot l'effrayait plus que la perspective de traverser une porte entre univers différents, mais c'était pourtant bien le cas. Il sentait au fond de lui que s'il passait le portail à nouveau, s'il ouvrait son esprit à des possibilités qu'il n'avait jamais envisagé (de la magie, putain !) aucun retour en arrière ne serait plus possible et sa perception du monde en serait définitivement modifiée. Et cette compréhension lui fichait une frousse qu'il ne cherchait même pas à réfréner...
De plus, même si c'était probablement insignifiant à l'échelle de ses peurs, il se sentait un peu mal à l'aise d'avoir été aussi malpoli avec l'homme en blanc et de s'être enfui comme un voleur, et cela ne l'incitait pas à initier un nouveau contact.
Mais Sacha n'était pas un lâche. Son grand-père lui avait appris qu'un homme, ou une femme, de valeur ne met pas sa tête dans un sac en attendant que les choses s'arrangent, et que pour pouvoir surmonter ses peurs et ses difficultés, il faut s'y confronter. C'est pourquoi, après six jours de réflexion et de procrastination, il se saisit à nouveau de son sac à dos, de sa torche et de sa corde et prit le chemin de la falaise, la peur au ventre mais déterminé.
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