Chapitre 3
Sacha avait toujours apprécié les matières scientifiques, qui parlaient à son caractère concret et rationnel, et il envisageait d'ailleurs de s'orienter vers des études de médecine à la fin de son année de terminale. Il adhérait donc totalement à la méthode scientifique depuis que son professeur de physique-chimie, Monsieur Millet, la leur avait exposée en classe de troisième.
Les notions de mondes parallèles ou de réalité alternatives ne lui étaient pas totalement inconnues, même si plutôt alimentées par ses nombreuses lectures et visionnages de séries plutôt que par ses cours. Il avait toutefois déjà entendu parler des théories d'Everett et de Sakharov et même s'il était plutôt branché biologie et chimie que physique théorique, s'il devait être confronté à un hypothétique trou de ver, il allait tester cette possibilité avec sérieux et prudence.
Sacha n'avait pas envisagé une seconde de parler de sa découverte à qui que ce soit. Agir seul était une seconde nature chez lui, après des années d'autonomie forcée, et au-delà de son hésitation à devoir faire face au scepticisme qui accompagnerait toute tentative de raconter ce qu'il avait vu il ressentait le besoin profond, et probablement irrationnel, de garder la grotte et son mystère pour lui seul. Il ressentait comme une connexion étrange avec cet endroit, tout comme il s'était toujours senti attiré par le monument de pierre blanche dans lequel il était dissimulé. Il n'aurait su expliquer pourquoi mais, pour le moment, la cavité et son contenu n'appartenaient qu'à lui, il le sentait jusque dans ses entrailles.
Aussi, lorsqu'il retourna à la grotte le week-end suivant, après avoir récupéré difficilement le retard accumulé dans ses devoirs scolaires, s'était-il organisé en conséquence.
Une fois la pierre noire effleurée et le passage apparu, il débuta ses expériences. Les petits cailloux, il l'avait constaté, traversaient le portail fluide sans difficulté, mais lorsqu'il les relia à un fil de cuisine celui-ci cassa net, empêchant tout retour en arrière. Ce constat le désola un peu, puisqu'il avait sérieusement envisagé d'envoyer une souris blanche de l'autre côté avant de la faire revenir ensuite pour vérifier son état. À défaut de pouvoir réaliser ce plan, il testa l'effet de l'étrange liquide sur un bâton, une carotte, et enfin une sauterelle sans méfiance. Le constat fut le même à chaque fois. Le contact, s'il restait léger, ne semblait pas altérer la matière, qu'elle soit inerte ou vivante. En revanche, dès qu'il forçait un peu le passage, une pression chaude montait de la porte, une sorte d'aspiration douce et ferme et s'il ne lâchait pas le bâton, ou la carotte, celui-ci cassait net, laissant une coupure aussi franche et lisse que si elle avait été faite de manière industrielle.
C'était assez logique, en y réfléchissant bien. Quoi que cette chose fasse au niveau moléculaire, si elle constituait réellement un passage vers un monde parallèle, ou une sorte de raccourci pour sa propre planète, Sacha ignorait l'hypothèse qui l'excitait le plus, elle ne devait pas pouvoir maintenir quoi que ce soit en équilibre des deux côtés.
Encouragé par ces observations, il finit par oser un contact direct. Avec circonspection, il entra dans le cercle de pierre et frôla rapidement la flaque verticale du bout de l'index. Immédiatement, la même sensation que celle ressentie avec la pierre l'envahit, démarrant de son doigt et remontant l'intérieur de son bras. Une sorte de grésillement sourd, une pulsation chaude qu'il ressentit à l'intérieur de ses veines durant une seconde, le surprenant et le faisant hoqueter. Il renouvela l'expérience à plusieurs reprises, prenant garde à rester en surface, sans constater aucun dommage sur la peau fine de ses mains.
La curiosité et le défi le tenaillaient de plus en plus. Derrière la porte liquide, tout un monde semblait le narguer et il voulait seulement traverser pour le découvrir. Mais avant de se lancer, un dernier test s'imposait.
Debout devant le passage mystérieux, Lili à ses pieds, Sacha hésitait un peu. C'était une chose de s'assurer de sa propre sécurité avant de tenter une expérience incroyable, s'en était une autre de sacrifier l'adorable chienne de son voisin dans le processus. Lili était une border collie trop bête pour garder les moutons, une rareté pour cette race de chiens hyper intelligents. Du coup son propriétaire, éleveur surmené, ne s'en préoccupait guère, même s'il ne la laissait pas mourir de faim, et elle avait pris l'habitude de divaguer dans les environs, finissant souvent sa balade dans les pattes de Sacha, ou sur ses genoux quand il le lui permettait. Si elle était inutile en tant que chienne de troupeau elle faisait une compagne de promenades et de câlins formidable et Sacha savait bien qu'il s'en voudrait longtemps si elle ne revenait pas indemne de sa tentative.
Mais il devait savoir, il en avait besoin.
L'idée de ce portail tournait à l'obsession, le conduisant à négliger tout le reste de sa vie, absorbé qu'il était par ce mystère exceptionnel. Et c'était la raison pour laquelle il avait entraîné la petite chienne avec lui à travers la garrigue, avant de la descendre jusqu'à la grotte, ficelée sur son dos tel un vulgaire sac de randonnée.
Il l'appâta avec sa balle favorite, qu'il fit rebondir deux ou trois fois sur le sol sec pour attirer son attention, déclenchant une réaction en chaîne d'enthousiasme canin. Il lui avait appris à la rapporter des années auparavant et elle était parfaitement fiable à ce petit jeu, ce sur quoi il comptait bien cette fois encore.
Respirant profondément, la main vacillante et l'estomac noué de stress et de remords anticipés, il finit par lancer la petite balle droite sur le portail, qu'elle traversa tout comme le reste l'avait fait.
Lili ne marqua aucune hésitation. Sacha supposait que, pour un chien peu méfiant, l'étrange dispositif ressemblait suffisamment à une cascade ou un mur d'eau pour ne pas paraître effrayant. Ou bien Lili était trop stupide pour reconnaître le danger. Mais quoi qu'il en soit, elle ne marqua aucune hésitation. Bondissant joyeusement, elle se précipita derrière son jouet et le temps d'un clin d'œil elle avait disparu à travers l'image vacillante.
Sacha resta statufié, même si c'était bien là le résultat qu'il avait anticipé.
Les secondes s'écoulèrent lentement, en une éternité d'angoisse et de regrets qui lui gelèrent les veines. Il allait s'effondrer sur le sol dur de chagrin et de culpabilité lorsque la surface brillante frémit soudain puis parut exploser sous ses yeux ébahis. Un instant plus tard, Lili réapparaissait, balle rouge dans la gueule et toute heureuse de son exploit.
Sacha se laissa glisser à terre contre la chienne surexcitée qui lui collait son jouet baveux dans les mains tout en remuant la queue avec enthousiasme pour réclamer son attention.
— Putain... gémit-il en enfouissant son visage dans la fourrure emmêlée et étrangement chaude. Je suis tellement content de te revoir ma belle... Putain, je suis vraiment un connard des fois...
Il resta plusieurs minutes à câliner la petite chienne, qui ne semblait penser qu'à renouveler l'expérience, puis se redressa, un peu flageolant sur ses jambes. Il savait maintenant qu'elle était la prochaine étape...
Lorsqu'il se présenta à nouveau devant le portail et qu'il déclencha le pouvoir des pierres en les caressant du doigt une semaine entière était derrière lui. Il avait voulu se laisser le temps de la réflexion avant de prendre un risque aussi important et, de plus, les journées étaient passées très vite. Elina avait réapparu et, aussi content qu'il ait été de la retrouver après plusieurs semaines d'absence, elle rajoutait des contraintes à un quotidien déjà bien rempli. Il avait ainsi passé quasiment toutes ses soirées à la conforter de sa présence, et le reste de son temps à rattraper le rythme de ses devoirs qui s'accumulaient.
Il pensait être paré, autant que faire se peut en tous cas. Sur son dos, son sac était rempli d'eau et de provisions. Il s'était également muni de son matériel d'escalade, de cordes, ainsi que d'un grand couteau de chasse ayant appartenu à son grand père. Il avait également pris soin de laisser dans sa chambre une lettre fermée où il détaillait sa découverte. S'il ne revenait pas, au moins quelqu'un de plus compétent que lui serait peut-être en mesure de résoudre le mystère auquel il s'était confronté.
Son premier pas fut vacillant mais le deuxième fut plus décidé. Gardant ses yeux grands ouverts, il posa sa paume sur la surface fluide puis enfonça délibérément son bras dans l'étrange matière. C'était chaud sans être brûlant, doux et suprêmement bizarre. Il hésitait encore un peu lorsqu'il commença à ressentir la traction préalablement constatée et cela finit par le décider. Hors de question de reculer désormais, sous peine de se retrouver avec un bras en moins. Il fit alors un pas supplémentaire et traversa délibérément le portail.
La sensation était indescriptible. Chaleur. Obscurité. Incompréhension. Perte. Retrouvaille. Folie. Peur. Le monde tourna autour de lui et il se sentit tourner autour du monde. Son cerveau survolté était incapable d'interpréter les sensations dont il était bombardé et, l'espace d'un instant, il lâcha prise, perdant connaissance quelques centièmes de seconde sous le choc du passage.
Le contact d'un sol dur le ramena à la vie et il s'écroula rudement à terre, adoptant sans le réaliser une position fœtale en tremblant de tous ses membres.
Lorsqu'il tenta de se relever, son estomac décida de marquer sa protestation, tout comme son oreille interne, et il n'eut que le temps de se détourner de ses chaussures avant de se vider sur un buisson.
Lorsqu'il releva la tête, le ventre en vrac et la tête lourde, la stupéfaction l'envahit et, sous le choc, il s'éloigna de quelques pas avant de se laisser choir lourdement à terre.
Il n'était plus sur terre, justement, et cette constatation lui asséna un coup encore plus sévère qu'il ne l'avait anticipé.
Il se trouvait au milieu d'un paysage de montagne, au centre d'une vallée peu profonde et à la déclivité douce. L'herbe était verte et rase et une partie de son cerveau sous tension lui signala que des bêtes venaient probablement pâturer ici. Elle était parsemée de graminées plus hautes et plus sèches qui se balançaient sous le vent léger. En haut de la vallée, des amoncellements de pierre claire marquaient le début de la pente vers les sommets, chargée de grands arbres similaires à des pins et surplombée de pics dénudés. L'air était chaud, le grésillement des insectes et une bonne odeur qu'il associa aux foins et à l'été lui indiquèrent un climat plus chaud que celui qu'il connaissait chez lui en ce début d'automne. Mais c'est en levant les yeux vers le ciel parsemé de nuages légers qu'il comprit rationnellement ce que son instinct lui hurlait depuis de longues secondes. Il cligna frénétiquement des paupières à plusieurs reprises, le souffle coupé, alors que sa vision s'accommodait à la luminosité intense du soleil énorme et rouge qui brillait, dans l'orbite duquel un second astre, bien plus modeste, se tenait.
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