Chapitre 2
Sacha se considérait comme un garçon calme et pragmatique. Il fallait bien l'être lorsque, comme lui, on était doté d'une mère dont l'esprit battait littéralement la campagne, et ce depuis aussi loin qu'il était capable de se souvenir. Il s'était toujours considéré comme tenant avant tout de son grand-père, un solide paysan basalpin aussi trapu qu'avare de mots et au bon sens chevillé au corps.
Lorsque, enfant, il avait compris que, même si elle l'aimait de tout son cœur, sa mère ne serait jamais, ne pourrait jamais être un appui pour lui, il avait cherché la sécurité et pris modèle sur le seul homme présent dans sa vie. Suivant son exemple, il avait ainsi travaillé à développer son autonomie ainsi que sa capacité à faire face aux aléas de la vie avec réalisme et intelligence. Il était encore jeune adolescent lorsque Gaspard les avait quittés, succombant à une crise cardiaque dans son sommeil sans aucun avertissement préalable, et à treize ans à peine Sacha s'était retrouvé en charge.
Aidé des voisins qui connaissaient bien sa situation, il avait organisé les obsèques, géré la vente des bêtes ainsi que la location des terres, qui leur permettait encore de vivre aujourd'hui, et s'était assuré que sa mère traverse son deuil avec le plus de soutien possible. Il n'avait jamais eu le temps de s'accorder le luxe d'être émotif. Sa situation familiale avait fait de lui quelqu'un de sobre, stable, concret et ennuyeux et sa seule originalité était sa sexualité. Aussi, couché dans son lit d'enfant alors que la nuit noire entourait la maison, il rejeta l'idée que la grotte et ce qui était, il en était persuadé, un passage pour ailleurs, soit en réalité le résultat d'une imagination trop vive ou d'un surmenage émotionnel passager.
Elina, sa mère, était folle, certes, mais à sa connaissance sa pathologie n'était pas génétique. Et de toute façon, il doutait fortement que la schizophrénie, la bipolarité, ou la personnalité borderline dont elle était affligée (le diagnostic n'ayant jamais été très clair), puisse se manifester de la sorte s'il en était atteint également.
Son expérience l'avait sacrément secoué, il devait en convenir. Terrorisé par la vision impossible, il s'était sauvé de cette grotte trop étrange, remontant les escaliers souterrains jusqu'à en cracher ses poumons. L'ascension du reste de la falaise s'était faite plus lentement et plus prudemment, la luminosité ayant suffisamment décrut pour rendre la montée périlleuse, mais il ne s'était finalement calmé qu'une fois arrivé à la maison déserte. Saisi d'une nervosité qu'il ne parvenait pas à réfréner, il avait verrouillé la porte, s'était jeté sous la douche puis blotti sous sa couette, parvenant à peine à réfréner l'anxiété qui le tenait dans son étreinte. Deux heures plus tard, il commençait tout juste à retrouver son sang-froid et être en mesure d'examiner les faits de son esprit habituellement acéré.
Il faillit éclater de rire en percutant pourquoi la vision irréelle lui était pourtant apparue relativement familière. Si les pierres lisses et noires ne lui évoquaient rien, l'espèce de passage liquide était quasi similaire à toutes les portes interdimensionnelles rencontrées au cinéma ou sur netflix. Il se rappelait avoir regardé, plus jeune, Sliders, une vieille série des années 90 dont sa mère avait conservé les premiers DVD comme reliques de sa jeunesse et ce qu'il avait eu sous les yeux en début de soirée ressemblait fortement aux mauvais effets spéciaux de ces histoires de voyages entre les mondes, en beaucoup plus réaliste malheureusement. En gloussant pour lui-même, à deux doigts de la crise d'hystérie, il s'imagina traverser cette espèce de passage scintillant pour explorer des univers parallèles.
Il se pressa fortement les paupières, secouant la tête d'incrédulité et retrouvant son calme. Putain, il n'avait pourtant pas rêvé... Et quel que soit ce truc, il allait comprendre ce dont il s'agissait.
Sacha rongea son frein durant toute la journée de cours du lendemain. Merci le ciel et les dieux de l'éducation nationale, ses affaires scolaires étaient restées dans son casier la veille au soir, ce qui lui avait évité de les paumer durant sa folle course poursuite dans la garrigue. L'année commençait à peine et devoir racheter tous les manuels fournis par le lycée aurait clairement mis ses comptes dans le rouge.
Les heures de maths, de physique, de philo, s'enchaînaient les unes après les autres, glissant sur lui sans parvenir à l'atteindre. Il était habituellement un excellent élève mais aujourd'hui, même les rappels réguliers par les profs de l'immense importance de cette année de contrôle continu et de bac final ne parvenaient pas à l'atteindre et dès que la sonnerie de 17h retentit, il se précipita vers le parking du lycée.
Ducon et connard étaient restés à peu près corrects dans les couloirs, se contentant de lui lancer leurs regards noirs habituels, probablement freinés dans leurs élans de stupidité agressive par les patrouilles de profs et de surveillants. Sacha, ne souhaitant pas tenter le diable, avait passé sa pause déjeuné au CDI, assuré que les deux abrutis n'avaient pas l'habitude de le fréquenter. Il n'avait pas spécialement envie de devoir se battre une nouvelle fois au sein de l'enceinte du lycée et préférait du coup faire profil bas quelques jours, le temps que les deux idiots l'oublient un peu.
Devant l'établissement, il retrouva Marius, en terminale tout comme lui et un de ses plus proches voisins. Ils n'étaient pas amis à proprement parler. Sacha était plutôt de nature solitaire, et de toute façon le comportement d'Elina avait largement impacté sa vie sociale lorsqu'il était enfant. En primaire, déjà, les autres gosses avaient entendu suffisamment de rumeurs et de potins sur la vie dissolue de la folle du village pour se méfier de son fils, et se faire traiter de fils de pute, au sens le plus littéral du terme, était devenu son quotidien. En grandissant, c'est son homosexualité supposée puis confirmée qui l'avait un temps mis au ban, même si une fois arrivé au lycée elle lui avait étrangement assuré le soutien implicite d'une frange importante de ses condisciples.
En effet, Forcalquier était une petite ville provençale libérale, habitée d'un grand nombre de néo ruraux et de descendants de hippies, installés dans les collines dans les années soixante-dix, et beaucoup de lycéens y étaient fortement militants et politisés. Il aurait pu en profiter pour se faire des relations moins superficielles mais il ne l'avait pas cherché. S'il n'était pas associable et s'entendait généralement bien avec les adultes qu'il côtoyait dans son voisinage et durant ses jobs d'été, il se concentrait avant tout sur les cours, ticket de sortie pour un avenir meilleur, l'escalade sur la falaise et ses balades solitaires dans la garrigue, et ça lui convenait parfaitement ainsi.
Marius était un bon gars, néanmoins. D'un an plus âgé, il était l'heureux propriétaire d'une vieille bagnole rouillée et n'avait pas rechigné une seconde à le déposer chez lui lorsque Sacha l'avait sollicité, histoire d'éviter de se refaire coincer à la descente du bus. Il était toutefois un garçon taciturne et ils avaient à peine échangé trois mots lorsqu'à l'issue des trente minutes de route, principalement constituée de tournants en épingles à cheveux au milieu de la cambrousse, il le largua devant la vieille ferme de pierres sèches où il avait toujours vécu. Sacha le remercia chaudement et se dirigea directement vers le garage où il gardait son matériel d'escalade.
Sa mère était évidemment absente. Elle avait de nombreux « amis », en réalité des genres de plans culs, à Marseille et Montpellier et elle y passait généralement ses étés, avant de regagner la maison dès que les températures déclinaient. Antoine, patron d'un petit bar-restaurant situé à une dizaine de kilomètres de leur demeure, la laissait généralement travailler au black, à condition qu'elle prenne régulièrement ses médocs et ne fasse pas fuir les clients. Sacha le soupçonnait d'être bêtement et désespérément amoureux d'elle, au point de passer au-dessus de ses crises de nerfs régulières, ses coucheries et ses disparitions inéluctables. En tous cas, il la reprenait sans moufter à chaque fois qu'elle se repointait dans son établissement pour lui quémander du boulot. Et ce même si Elina restait rarement plus de deux ou trois mois d'affilée avant qu'elle n'oublie ses médicaments, qu'une nouvelle crise ne survienne et qu'elle ne plante tout pour disparaitre, seule ou accompagnée du premier zozo qu'elle avait bien pu rencontrer.
Sacha s'était habitué à ce comportement en dents de scie. Enfant, c'est son grand-père qui lui apportait la stabilité dont il avait besoin et, plus tard, il s'était appuyé sur ses enseignements et ses bons souvenirs pour mener sa barque. Il profitait des jours joyeux et serrait les dents les mauvais, reprenant sa petite vie d'adolescent solitaire quand elle finissait par déguerpir sans préavis. En période haute, elle pouvait se montrer drôle et charmante, pleine d'attentions et de tendresse pour lui, et cela lui suffisait pour lui pardonner le reste. Sa mère était comme ça, depuis toujours, et il ne pouvait rien y changer et son rôle à était de prendre soin d'elle, autant qu'elle le lui laissait faire.
Son grand-père lui avait parfois parlé de la jeune fille qu'elle avait été, brillante étudiante en lettres se destinant au professorat, avant de tomber enceinte d'un inconnu dont elle n'avait jamais révélé l'identité et de revenir au bercail, contrainte et forcée. Et lui était issu de cet homme mystérieux. Enfant, il s'était posé mille questions sur son géniteur, voyant un indice jusqu'à son propre prénom, peu couleur locale. Ses cheveux blonds presque polaires et ses yeux bleus limpides, n'avaient en effet rien en commun avec les traits méditerranéens de sa famille maternelle, et il avait longtemps cherché un reflet de son visage dans tous les hommes aux traits scandinaves et aux regards clairs qu'il pouvait croiser.
Mais il avait grandi, compris l'inanité de cette obsession et avait fini par faire le deuil de ce père dont sa mère refusait obstinément de lui parler. De plus, c'est pendant sa grossesse que les premiers symptômes psychiques étaient apparus chez Elina et malgré les soins de son grand-père et les traitements médicaux, ils n'avaient fait que s'aggraver au fil des années.
Dans le garage, rarement utilisé pour son usage premier, Sacha sélectionna soigneusement ce dont il avait besoin pour retourner dans la grotte et sans plus attendre il se dirigea vers les collines qui ceinturaient la maison. La veille, il lui avait fallu une bonne demi-heure dans la pénombre pour traverser la végétation dense et il avait flingué ses fringues, déjà bien entamées par la folle poursuite puis l'escalade, aussi cette fois-ci s'était-il équipé en conséquence. Il mit un peu moins longtemps à rejoindre le bord ouest de la crête, son chemin cette fois facilité par ses bonnes chaussures et la lumière claire de cette fin d'après-midi de septembre.
Arrivé à l'à pic de l'escalier, totalement invisible pour qui ignorait sa présence, il prit le temps de s'assurer d'un baudrier et d'une corde fermement fixée à un pin noueux mais solide avant de débuter sa descente.
Il ne put s'empêcher de frémir d'anticipation en parvenant sur le surplomb et la faille cachée mais continua sa route sans hésiter, cette fois bien éclairé par une torche puissante. Grâce à la luminosité bien plus claire que celle de la veille, il put examiner de plus près les murs de pierre. Ceux-ci étaient particulièrement lisses, comme s'ils avaient été polis, le calcaire soyeux sous ses doigts au lieu de présenter ses aspérités habituelles. Si le tunnel avait été creusé à l'aide d'outils conventionnels, Sacha ne pouvait même pas envisager le temps qu'il avait dû falloir pour réaliser une telle prouesse technique.
Sa respiration s'emballa alors qu'il pénétrait dans la grotte où rien n'avait bougé depuis la veille. Il disposa soigneusement ses affaires dans le coin le plus éloigné possible des pierres singulières et de leur cercle et, le cœur battant, s'approcha du mystère qui hantait ses pensées.
Cette fois ci, il ne chercha pas à saisir un des cailloux lisse et se contenta de l'effleurer avec prudence, notant à nouveau qu'il n'était pas aussi froid qu'il aurait dû l'être, avant de reculer vivement quand la même sensation électrique parcourut sa paume.
Il s'adossa à la paroi, partagé entre émerveillement et terreur, alors que le même phénomène se produisait. Les pierres se mirent à luire, la buée impalpable et bleutée se condensa verticalement jusqu'à prendre lentement l'apparence de l'eau ou du mercure, et le paysage de la veille se matérialisa de l'autre côté de l'apparition mouvante.
Cette fois-ci, Sacha ne paniqua pas, malgré ses mains tremblantes. Prenant garde à ne rien toucher, il s'approcha pour examiner le phénomène et en fit le tour. L'espèce de flaque était mince, et il constata que l'arrière en était opaque et figé, contrairement à ce qu'il supposait être l'avant. Il souffla délicatement sur la surface translucide et elle ondula doucement, se comportant comme un miroir d'eau brillant aux reflets d'argent. A titre expérimental, il toucha à nouveau une des pierres luminescentes tièdes mais aucune impulsion électrique ne l'atteignit cette fois ci. Apparemment, une fois déclenché, le phénomène était plutôt stable.
Il entra prudemment dans le cercle et, comme rien de spécial ne se passait, il se pencha légèrement pour regarder ce qui apparaissait derrière la paroi fluide. Tout paraissait flou, au grès des vaguelettes qui agitaient parfois le drôle de liquide, mais il crut distinguer des champs verdoyants et des massifs lointains. Impossible en revanche de deviner où ils se situaient. Il mourrait d'envie de toucher la surface chatoyante mais il n'était pas stupide et avait vu suffisamment de films de SF pour savoir que c'était généralement à ce stade qu'un alien sortait pour dévorer le personnage gay. Il avait donc l'intention d'agir avec circonspection.
La grotte était étonnement propre et dépourvue de petits cailloux tombés des murs, une preuve de plus de son caractère artificiel, mais il avait prévu le coup. Il sortit de son sac à dos les gravillons qu'il avait ramassé devant chez lui et, précautionneusement, les lança un par un à travers le mur liquide.
Ils traversèrent sans résistance apparente avec un bruit diffus, une sorte de grésillement électrique qui lui rappela la sensation des pierres rondes dans sa main. Comme il s'y était attendu, les cailloux n'étaient pas ressortis derrière le phénomène mais avaient bel et bien disparus à l'intérieur. Il souffla fermement en dévorant le mystérieux dispositif des yeux. Il le savait, il l'avait compris instinctivement dès la première seconde. Cette chose était une porte, un passage, et il devait savoir où elle menait.
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