Chapitre 19


De la souffrance. De la souffrance. Et encore de la souffrance. 


C'était le seul mot qui aurait pu définir Nuage de Trèfle à cet instant.

Écrasé par le soleil brûlant de la lande, toutes ses blessures ouvertes, douloureuses, recouvertes de terre.

Il souffrait.

Il n'avait plus de but, plus d'accroche. Mais ça ne lui faisait plus rien. Il l'était déjà depuis trop longtemps. Les pensées entremêlées, il avançait. Quand une roche se dressait devant lui, il l'escaladait. Quand un arbre se dressait, il passait sous son ombre pour continuer son chemin. Il ne pensait plus à Nuage Solitaire. Ni à son clan. Ni à sa famille. IL voulait juste quitter le territoire des clans pour toujours. Le cœur en lambeaux, il cheminait, le dos brûlant. La rage irriguait chaque partie de son corps. Il n'avait rien fait pour mériter ça ! Il n'avait tué personne, blessé personne... le Clan des Etoiles était tout simplement cruel.

Un regard autour de lui. De l'herbe à perte de vue. Il ferma les yeux un instant. La tête lui tournait. Il finit par continuer sa route, les pattes tremblant sous l'effort. Dans cette lande, il ne semblait n'y avoir que trois chose : le ciel, de l'herbe, et des lapins maigres au possible. Réprimant un grondement, le mâle plissait les yeux pour ne pas être aveuglé par le soleil. Ce dernier tapait fort, en cette fin de Saison des Feuilles Vertes... Nuage de Trèfle soupira. En quelques lunes, il avait tout perdu. Mais bizarrement, ça ne lui faisait plus rien, à présent. Comme si ce n'était qu'un rêve et qu'il aurait tout oublié le soir même. L'esprit plein de pensées plus délirantes les une que les autres, l'apprenti avança. Avança. Encore et encore. Le chemin, à n'en plus finir, semblait éternel. Quand il sentit enfin l'odeur s'estomper, le soleil se couchait. Il avait passé la journée à marcher, sans s'arrêter, sans nourriture... et surtout sans être vu.

Encore un coup de Nuage Solitaire ?

Non, ce n'était pas possible. Elle ne l'aurait pas fait juste après une dispute si vive. Il secoua la tête. Il ne voulait plus penser à cette chatte stupide et violente. Le jeune chat jeta un regard autour de lui. Il n'avait même pas remarqué qu'il était en haut d'une bute. Il contempla le ciel, étendue rougeâtre qui s'offrait à lui, un instant, avant de baisser les yeux pour chercher un abri où passer la nuit. En bas de la colline, il aperçut un mince filet d'eau entouré de buissons dénués de feuilles, brûlés par le soleil. Quelques queues de renard plus loin, un arbre. Il esquissa un sourire. Il avait trouvé l'endroit parfait. Il descendit prudemment la pente, raide de ce côté. Il pesta lorsque sa queue s'accrocha à un buisson épineux. Il la retira d'un coup, ce qui lui valût plusieurs touffes de poils brun-doré. Les yeux plissés, il finit la descente en glissant jusqu'au sol. Quand ses pattes touchèrent l'herbe humide, et pas sèche comme sur le territoire du Clan du Vent, il poussa un cri de contentement. Mais avant tout, il lui fallait absolument boire ! Il avait la langue desséchée, la gorge en feu, le visage plein de sueur. Il s'approcha du cours d'eau.

Petit... mais ça me suffit amplement.

Lorsqu'il entra en contact avec le liquide, il sentit son cœur s'accélère tant il se sentait mieux. Il lapa, lapa, lapa, jusqu'à en avoir mal au ventre. Alors, il traversa le cours d'eau - il en profita pour se nettoyer de la terre qu'il s'était mis un peu partout pour passer inaperçu -, puis alla s'allonger sous l'arbre. Il poussa un ronronnement ravi. Cet arbre à l'écorce molle était bien plus agréable que son nid, bien que celui-ci soit confortable ! Mais là ce n'était pas pareil. Il était seul. Une solitude paisible, un calme apaisant. Rien à voir avec le tumulte de son camp. Bercé par le clapotis de l'eau, il s'endormit. Et cette fois-ci son sommeil n'était pas troublé par une Nuage Solitaire mystérieuse, mais peuplé de rêves fabuleux...


Le lendemain, il se réveilla grâce au chant des oiseaux. Il les écouta plusieurs minutes, jusqu'à ce que son ventre commence à gargouiller. Il grimaça. Il n'avait pas mangé la veille... l'esprit bien plus clair que ces dernières lunes, bien qu'il soit assez fatigué, le mâle se leva, s'étira, puis jeta un regard attentif autour de lui.

Près du ruisseau, les buissons brûlés aurait pu lui laisser entr'apercevoir des proies... si il y en avait eu. Pas un campagnol, pas une souris. Et si il n'y avait pas de proies, il avait beaucoup moins de chances de trouver des poissons dans le maigre cours d'eau. Mais poussé par la faim, il s'approcha tout de même et contempla le liquide se déverser dans un lac, sûrement, invisible de là ou il était. Étincelant au soleil, il semblait fait de cristal. Nuage de Trèfle sourit. Il n'y avait pas de poissons, mais c'était si beau, si tentant...

Il plongea.

La première sensation ne fut pas du bonheur, comme on pouvait s'y attendre. Ce minuscule ruisseau n'était pas du tout profond ! En sautant dedans, il s'était éraflé les coussinets sur des graviers. Et l'une de ses pattes avait reçu un coup d'une pierre qu'il n'avait pas vu. Aussitôt, le jeune chat remonta à la surface et grimaça : ses coussinets étaient pleins d'entailles. La plupart étaient superficielles, mais l'une d'entre elle semblait profonde. Et il s'était retourné une griffe en se cognant la patte. Il gémit quand il posa ses pattes endolories à terre. Il avait mal... 

J'aurais du faire attention !

Ce ruisseau qui tout à l'heure scintillait lui semblait maintenant habité par le Clan des Étoiles... sa pire crainte. Il recula d'un coup et retourna s'abriter sous l'arbre. C'est alors qu'il entendit un bruissement au dessus de lui. Il leva la tête.

Un écureuil !

Il feula pour le faire déguerpir - ce qui ne marcha pas. Il ne savait pas chasser dans les arbres, et ça n'allait pas changer d'un coup ! Savoir qu'il y avait une proie à proximité qu'il ne pouvait pas chasser l'enrageait ! Il donna un coup de griffe au tronc, mais n'y gagna qu'une douleur plus vive. Mais il se calma bientôt quand il aperçut le paysage fabuleux qui s'offrait à lui. Le ciel bleu clair tirant sur le gris était piqueté de petites taches blanches et duveteuses, semblable à celles que Nuage de Trèfle avait vue plusieurs fois en se rendant à la Pierre de Lune sur le territoire qu'il avait quitté la veille. Le soleil, si lumineux qu'il en devenait blanc, se levait à l'horizon, calme comme il l'avait toujours été, calme comme il le serait toujours. L'erbe s'étendait à perte de vue, jusqu'à ce que se dressent de grands pics enneigés Et enfin, quelques oiseaux au plumage sombre passèrent dans le ciel. Ils étaient libres de leurs mouvements... et Nuage de Trèfle aussi, désormais. Il ne voulait pas rentrer dans son clan, il était bien mieux ainsi... il poussa un petit soupir de contentement. C'était plus beau encore que sa petite source au milieu des saules pleureurs... il aimait nager, il n'y avait aucun doute à cela. Mais cette lande infinie l'attirait. Il détestait le Clan du Vent, c'était un fait. Mais il comprenait désormais leur choix de lieu de vie. Certes, leurs proies étaient dégoutantes, mais la vue, elle, vraiment à couper le souffle !

Et ce territoire là est tout à moi... je vais prendre des jours à le traverser... peut-être même des lunes !

Mais pour une fois, il se sentait bien, et près à avancer, marcher, courir, même ! Ses pattes fourmillaient d'impatience. Il jeta des coups d'œils furtifs autour de lui. L'apprenti voyait une petite partie de la forêt du Clan du Tonnerre, non loin. Il y arriverait un peu avant midi.

Ça vaut le coup ! Et puis j'ai vraiment faim...

Il respira un grand coup, puis fit un premier pas. 

« Aïe... »

Ses coussinets étaient endoloris. Un peu découragé, il plaça quelques feuilles de l'arbre en dessous et les colla avec de la sève à ses pattes. Il tenta d'avançer.

« AÏE ! »

C'était pire qu'avant... et en voulant retirer les feuilles, il s'arracha un bout de peau. Cette fois-ci, il poussa un hurlement tellement il avait mal. Tremblant de douleur, il observa les gouttes de sang perler à sa blessure. Il gémit, et, pour le faire évacuer sans se râper avec sa langue, il pressa la plaie en retenant un couinement. Aussitôt, le sang commença à couler, couler... Nuage de Trèfle détourna le regard, puis avança en clopinant jusqu'au cours d'eau pour y tremper sa patte et la nettoyer. Au contact de l'eau glacée, elle commença à le piquer... il poussa un long gémissant.

« Ah, te r'voilà. J'me d'mandais c'que tu foutais. »

L'apprenti tourna la tête derrière lui, surpris et apeuré.

Nuage Solitaire ?! Non...

Charpie !



Elle le porta à l'ombre. Nettoya sa plaie. Et lui lécha l'oreille. Elle le nettoyait lentement, lentement... Nuage de Trèfle était allongé sur le sol humide, figé. La femelle avait un regard étrange. Il se laissa faire, prêt à s'endormir...

Avant de plonger dans le monde des rêves, sa dernière vision fut le soleil qui se couchait sur le pelage de la chatte.


« Charpie... Charpie ? »

Il était midi. Il faisait plus beau encore que ce matin. Mais Charpie n'était plus là. Nuage de Trèfle jeta des regards paniqué autour de lui. En voyant une flaque de sang, quand il s'était réveillé, il avait prit peur. Son sang ? Il ne sut jamais d'où venait une flaque aussi immense.

L'apprenti secoua la tête et commença à courir dans la lande éclairée par le soleil, à son zénith. Il n'avait plus mal aux pattes, grâce à elle. Pourquoi l'avait-elle aidé ?

C'est qu'une folle cinglée... un jour elle me déteste, un jour elle joue la guérisseuse...

Il tourna vers un tronc, un peu plus loin.

Peut-être que là-bas il y a des proies...

Quand il fut arrivé au tronc, il remarqua un petit trou vers le bas. Il sourit, fier de sa vue, et plongea sa patte dedans. Il sentit bientôt un corps bien chaud... 

L'apprenti enfonça ses griffes dans la chair et s'aida de son autre patte pour ressortir le rongeur. Une souris. Il se lécha les babines et la posa sur le tronc. Il y grimpa pour commencer à la déguster. De la nourriture... le sang imprégnait sa gueule, et dégoulinait sur son menton, avant de tomber sur le tronc. Il avait les yeux mi-clos, le soleil le réchauffait et le plongeait dans un état  de transe. Il était heureux, heureux... il sauta du reste de l'arbre et commença à courir. Il ne sentait plus rien d'autre que le vent à ses oreilles, l'herbe sous ses pattes. Il ne voyait plus que ce soleil lumineux qui le guidait jusqu'à son destin. Il n'entendait plus que le martèlement de ses pattes endurcies sur le sol. Et les seules odeurs qui lui parvenaient étaient celles de lapins, de lièvres et de liberté.

C'est ça, la vie.

Le jeune chat poussa un long cri de victoire et leva la tête vers le ciel.

« Clan des Étoiles ! s'exclama-t-il. Et toi, Nuage Solitaire ! Vous ne pouvez pas m'avoir ! Moi seul peut choisir mon destin ! »

Il poussa un feulement tout en riant, ivre de bonheur. Il était seul, mais cette solitude-là lui plaisait. Il courut ainsi jusqu'au soir. Il se coucha près d'un rocher, puis se réveilla et continua à galoper â travers la lande... cette sensation de liberté irriguait tous les membres de son corps, en particulier son cœur. Il avança ainsi, de jours en jours, jusqu'aux montagnes se dressant au loin...

Il se fichait de l'avis de Nuage Solitaire sur ce qu'il faisait. Il aurait du rester dans clan, pour accomplir sa tâche...

Et alors ?! Il était bien mieux ici. À courir. Hurler. Rire. Il n'avait jamais fait ça au Clan de la Rivière. Seulement ici. Il avait faim, oui. Il avait maigri, oui. Il avait quitté sa famille, oui. Et il n'avait pas de but précis.

Tout cela était vrai.

Mais ça ne lui faisait rien. Le vent balayait ses doutes, ses peurs, et la brise faisait onduler sa longue fourrure pour la nettoyer de la terre.

Plus rien ne lui faisait peur. Plus rien ne pouvait l'arrêter.

Il allait accomplir son destin.

Nuage Solitaire avait eu raison.

Il était fabuleux.


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