Chapitre 33 : Deuil

Crabe Brun

Je me réveille. Je me sens vide. J'ai l'impression d'avoir un trou à la place du cœur. 

À mes côtés, Fumée Opaque dort toujours à poings fermés. Je me dresse sur mes pattes. Je sers les crocs face à la douleur. Cette sensation désagréable est la seule chose qui me rappelle que je suis encore vivant.

Je sors de la tanière en boitillant. Il faut que j'aille prendre l'air, je me sens oppressé.

Dehors, le soleil est sur le point de se lever dans le ciel. Les oiseaux, qui reviennent doucement après le feu, gazouillent joyeusement. Une brise fraiche souffle, faisant craquer les branches dénudées des arbres de la forêt.

Les chats du Clan de l'Aube s'éveillent peu à peu et discutent bruyamment comme si tout était normal. Cela fait presque une lune que l'Affrontement est passé. J'ai l'impression que je suis le seul qui n'a pas réussi à faire son deuil.

Je soupire à cette pensée. C'est normal, je suis seul maintenant, je n'ai plus de famille... Je sens des larmes me piquer les yeux.

— Salut, bien dormi ?

Fumée Opaque vient de surgir à mes côtés comme s'il s'était téléporté.

— Mmm.

J'ai juste envie qu'il me laisse tranquille...

— Aujourd'hui, on va terminer la réparation de ta tanière. Comme ça, tu pourras retourner y dormir !

Il dit ça avec tellement d'entrain que ça me donne envie de vomir...

— Crabe Brun, tu es sûr que ça va ?

Je détourne la tête pour ne pas qu'il voit mes yeux brillants de larmes. Je crache entre mes crocs serrés :

— Laisse moi.

Ma froideur n'empêche pas Fumée Opaque de passer sa queue autour de mes épaules, se voulant réconfortant. Tous mes muscles se tendent. Il doit le ressentir car il soupire :

— Écoute, Crabe Brun. Je vois bien que tu ne vas pas bien depuis l'Affrontement... Je sais que Fleur Blanche te manque, ce que tu ressens est horrible, mais...

— Non, tu ne sais rien ! Tu ne peux pas savoir ce que je ressens, tu n'as pas de famille !

Dans les yeux du chat, j'aperçois comme une brisure. Il secoue la tête et se recule de quelques pas. Je l'ai blessé...

J'ouvre la gueule pour m'excuser mais, avant que je n'ai pu dire quoi que ce soit, le lieutenant couleur fumée se détourne et s'enfuit vers la sortie du camp.

— Fumée Opaque, attends !

Mais le guerrier ne m'écoute pas et s'enfonce dans la forêt. Les regards de tous les autres chats présents se tournent vers moi. Ils doivent se dire que ce n'est qu'une énième dispute entre Fumée Opaque et moi. Ils doivent s'attendre à ce que je hausse les épaules et que je retourne vaquer à mes occupations comme si de rien était, comme je l'aurais fait habituellement.

Mais là, je sens que si je ne pars pas à sa poursuite, notre relation ne sera plus jamais la même. Alors, je me lance à sa suite le plus vite possible, malgré ma patte avant blessée. 

Dans la forêt, je cri :

— Fumée Opaque !

Mon cri résonne et fait s'envoler des nuées d'oiseaux. 

Je cours tant bien que mal en suivant l'odeur du chat gris qui est tout près de moi, je le sens. 

Soudain, une racine se met entre moi et la terre ferme et je trébuche, me retrouvant la truffe dans la terre et une immense douleur irradiant ma patte blessée. Je pousse un hurlement. 

Aussitôt, Fumée Opaque sort du buisson où il s'était caché et se précipite sur moi.

— Crabe Brun !

Il m'aide à me redresser en me sermonnant :

— Tu sais très bien que tu ne dois pas courir dans la forêt avec ta patte blessée !

— Je sais bien ! Tu crois que je faisais un petit footing pour le plaisir ?!

Fumée Opaque baisse les yeux, honteux tandis que je continu :

— Et bien non ! Je courais après toi, figure toi ! Pour... pour m'excuser. Ce n'est vraiment pas sympa ce que j'ai dis tout à l'heure...

Fumée Opaque reste silencieux et me fixe avec des yeux ronds comme ceux des chouettes. 

— Arrête de me regarder comme ça et dis moi plutôt que tu me pardonnes.

Le lieutenant secoue la tête comme pour se réveiller d'un rêve puis, il prend enfin la parole :

— Bien sûr que je te pardonne. Tu as dit ça sous l'effet de la tristesse...

Un silence s'abat sur la forêt. Je sens à nouveau les larmes me monter aux yeux. 

— Crabe Brun, tu peux me parler tu sais. Tu peux me dire ce que tu as sur le cœur, ça te fera du bien.

Je sais que ça ne sert à rien de rejeter son aide alors je lance :

— Je n'ai plus de famille. Je...

Le lieutenant me coupe :

— Qu'est-ce que tu racontes ? Et Nuage de Brindille et Nuage de Pétale alors ? Tu sais, j'ai discuté un peu avec Rosée du Matin, elle m'a dit que Nuage de Pétale s'est murée dans le silence depuis l'Affrontement. Je pense que ça lui ferait du bien de parler avec son oncle.

Je me mords la langue et le goût du sang se répand dans ma gueule. Dans mon malheur, j'ai oublié mon neveu et ma nièce... Quel égoïste je fais... Fumée Opaque continu :

— Tu n'es pas seul, Crabe Brun. Tu as encore de la famille et ils ont besoin de toi.

Je hoche lentement la tête en m'envoyant des insultes mentales.

— Merci... J'avais besoin d'entendre tout ça... Je suis vraiment nul...

— Ne dis pas ça...

Et dire que j'ai couru après lui pour le consoler après lui avoir dit des atrocités et c'est lui qui fini par me consoler, moi. Qu'est-ce que je ferais sans lui ?

Alors, sans réfléchir, je dis :

— Tu sais, je pense que tu as une famille, toi aussi... Enfin... Je pourrais être ta famille, si tu veux bien de moi.

Seuls les bruits de la forêt me répondent. C'est fou comme elle a vite reprit vie.

Soudain, je me rends compte de ce que je viens de dire et mon cœur bondit dans ma poitrine. Je me raisonne, il va sûrement croire que, vu qu'il est mon meilleur ami, je le considère comme mon frère. Même si, tout au fond de moi, ce n'est pas à ce "côté" de la famille que je pensais...

Enfin, Fumée Opaque prend la parole :

— Je... je... Il faut qu'on retourne au camp, les autres m'attendent pour finir les réparations.

La déception me sert le cœur. Qu'est-ce que c'est que cette réponse ? Le lieutenant a clairement choisi la fuite...

— Aller, viens, appuis-toi sur moi, tu ne peux pas rentrer jusqu'au camp avec ta patte dans cet état.

Je n'ai pas la force de protester et me place à côté de Fumée Opaque tandis qu'il passe sa queue autour de mes épaules. Je sers les crocs, essayant de ne pas penser à ce qu'il vient de se passer. Nous rentrons, clopin-clopant, serrés l'un contre l'autre.

Arrivés au camp, Fumée Opaque se détache de moi, me fais un signe de la queue et se dirige vers le groupe de guerriers qui l'attend au milieu du camp. Je soupire. Je n'aurais peut-être pas dû le rattraper pour m'excuser finalement...

— Crabe Brun ?

Je me tourne vers Nuage de Brindille, mon apprenti mais aussi, mon neveu que j'ai complètement délaissé depuis la mort de sa mère. Je m'apprête à lui donner mes plus sincères excuses mais le jeune chat me coupe :

— Je m'inquiète pour Nuage de Pétale... Elle n'a pas dit un mot depuis... depuis la mort de maman...

Je sens une boule se former dans ma gorge et je décide que c'est le moment de prendre mon rôle d'oncle comme il se doit.

— Très bien, où est-ce qu'elle est ? Je pense qu'il est temps de faire une réunion de famille.

Nuage de Brindille hausse les épaules et me montre du bout de sa queue sa sœur qui est en train de faire sa toilette devant la tanière des apprentis en compagnie de Lueur d'Espoir. 

Je boitille vers elles, l'apprenti brun sur mes talons. Arrivé à leur hauteur je m'exclame :

— Désolé, Lueur d'Espoir, mais réunion de famille d'urgence.

La jeune guerrière lève les yeux au ciel mais ne fait pas d'histoire et s'en va rejoindre le groupe de réparation de Fumée Opaque.

— Assieds toi, Nuage de Brindille. Je veux vous parler à tous les deux.

La fratrie échange un regard inquiet. Je les rassure :

— Ne vous inquiétez pas, il n'y a rien de grave ! Je... je voulais juste m'excuser.

Nuage de Brindille ouvre la gueule comme pour exprimer son incompréhension mais je le coupe :

— Depuis la mort de Fleur Blanche, je n'ai pas du tout était là pour vous, trop occupé par mon propre chagrin... Alors que je suis votre seule famille, je vous ai ignoré comme si vous étiez des étrangers. Je veux vraiment m'excuser pour ça...

Encore une fois, les deux chats échangent un regard. Puis, Nuage de Brindille prend la parole :

— On ne t'en a jamais voulu pour ça, Crabe Brun ! Chacun vie son deuil à sa façon.

Nuage de Pétale hoche la tête pour montrer qu'elle est d'accord avec son frère. Je souris malgré moi face à la maturité de ces deux jeunes chats. 

— En tout cas, si vous avez besoin de quoi que ce soit ou juste de parler, je suis là.

— Nous aussi, on est là si, toi, tu as besoin de quoi que ce soit ou juste de parler.

Nuage de Brindille me fixe intensément comme s'il sondait mon âme. Je hoche la tête et détourne les yeux de mon apprenti, un peu mal à l'aise. 

Mon regard se pose malgré moi sur Fumée Opaque qui donne des ordres aux autres guerriers. Je soupire. 

J'ai peut-être tout raté avec lui mais je ferai tout mon possible pour garder le reste de ma famille soudée.

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