Étoile de l'Aurore

Je regarde autour de moi, le cœur brisé. Des cadavres jonchent le sol poussiéreux du camp du Clan de la Nuit. Ils sont séparés par Clans. À gauche de la Corniche reposent les morts du Clan de la Nuit : Écorce de Pin et Plume Douce. À droite, ceux du Clan de l'Aube : Cri de l'Aigle, Fleur Blanche et Orage du Crépuscule.

Je sers les crocs en regardant le visage mort de mon compagnon. C'est comme s'il était endormi. Il a l'air si paisible... Mais le sang qui perle sur son pelage fait tache à ce tableau de chat qui dort.

À mes côtés, les autres membres du Clan de l'Aube attendent que je fasse un discours pour rendre un dernier hommage aux trois défunts. Mais, quand j'ouvre la gueule, seul un sanglot en sort.

Lueur d'Espoir presse son pelage blanc contre le mien et murmure :

— Ce n'est pas grave, je vais le faire pour papa.

Puis, elle se racle la gorge et commence, plus fort, pour que tout le monde l'entende, même les morts :

— Orage du Crépuscule, tu as été un père gentil et attentionné pour moi ainsi que pour Petit Loir et Petites Taches. On n'aurait pas pu rêver mieux... Tu avais toujours une petite phrase drôle quand on allait mal et tu savais trouver les mots juste pour nous réconforter. Tu étais aussi un pilier pour le Clan de l'Aube même si tu ne pouvais plus exercer tes fonctions de guerriers... Bref, je t'aime papa, restes en paix au Clan de l'Au-Delà.

Ma fille se recule la tête baissée. Je n'ai pas arrêté de pleurer. C'est au tour de Crabe Brun de s'avancer clopin-clopant, les yeux brillants de larmes.

— Fleur Blanche, je... je sais que je n'ai pas été le meilleur soutien pour toi. Je sais que je n'aurais jamais dû t'en vouloir pour la mort de nos parents. Sans moi, tu n'aurais jamais rencontré Cœur d'Ébène et tu n'aurais jamais souffert comme tu as souffert. C'est de ma faute si tu es morte... Je suis désolé pour tout, Fleur Blanche. J'espère te revoir au Clan de l'Au-Delà.

Le guérisseur se recule. Ses larmes ont coulées, mouillant le pelage brun de ses joues. Rosée du Matin est la dernière à s'avancer :

— Cri de l'Aigle, tu m'as sauvé la vie et tu as permis à Goutte de Pluie d'avoir la vie de guerrier que j'avais tant rêvé pour lui. Je ne t'ai jamais assez remercié pour ça. Maintenant, tu es parti... Jamais je n'oublierai cette nuit passée à tes côtés dans ce champ... je t'aime, Cri de l'Aigle... Mais, ne t'inquiète pas pour moi, je m'en sortirai, tu peux t'en aller en paix.

Je ferme les yeux, les crocs serrés. C'est à moi de donner le feu vert pour que la veillée commence mais je ne crois pas en être capable.

— La veillée peut commencer.

C'est la voix de Fumée Opaque qui résonne dans le silence. Je remercie intérieurement mon lieutenant et m'allonge contre le corps de mon compagnon. Mes enfants, Lueur d'Espoir, Petit Loir et Petites Taches me rejoignent tandis que les autres guerriers du Clan de l'Aube se répartissent entre Fleur Blanche et Cri de l'Aigle.

Je plonge ma tête dans le pelage de Orage du Crépuscule et hume un grand coup. Je ne veux pas oublier son odeur si réconfortante...

Je ferme les yeux et me remémore toutes les fois où j'ai dormi tout contre lui.

Quand je rouvre les yeux, le soleil est déjà haut dans le ciel et les corps ont disparus. Je me lève précipitamment, le cœur battant. Est-ce que tout ça n'était qu'un horrible cauchemar ?

Puis, je croise le regard triste de Fumée Opaque et je reviens à la raison. Bien sûr que non, ce n'était pas un cauchemar, Orage du Crépuscule est vraiment mort... Mais où est-il, dans ce cas ?

Fumée Opaque arrive à ma hauteur et répond à ma question muette :

— Comme je pensais que tu ne tiendrai pas mentalement, je me suis chargé de l'enterrement des corps... Ne t'inquiète pas, je les ai enterré dans la forêt...

— Merci... Je n'aurais pas été capable de m'occuper de ça...

— Je comprends.

Le lieutenant couleur fumée semble soulagé par mes remerciements.

— Que tous ceux qui sont en âge de chasser s'approche de la Corniche pour une assemblée du Clan !

Le cri de Étoile Enneigée me fait sursauter. Je sais qu'elle n'a pas appelé le Clan de l'Aube mais, machinalement, je m'approche de la Corniche en compagnie des autres, Fumée Opaque sur mes talons.

— Écorce de Pin, mon lieutenant, ayant trouvé la mort lors des combats, je dois choisir un nouveau second avant minuit. J'ai longuement réfléchi et je sais que nombreux d'entre vous ne vont pas comprendre mon choix. J'annonce ma décision à nos ancêtres pour qu'ils l'entendent et l'approuvent. Je veux que Queue de Lièvre soit mon lieutenant.

Des murmures s'élèvent de l'assemblée de félins. Tous les regards sont tournés vers le vétéran noir à la courte queue blanche. Le concerné à les yeux écarquillés de stupeur. 

J'avoue que je ne comprends pas le choix de la meneuse blanche. Queue de Lièvre est quand même le chat qui a mené un complot contre elle, même s'il a fini par reprendre raison... Je me demande bien ce qui est passé par la tête de Étoile Enneigée pour le choisir lui comme nouveau lieutenant... Elle doit avoir une bonne raison, je suppose.

— Silence ! Je n'ai pas fini ! 

Les murmures s'estompent petit à petit, signe du respect que peut imposer Étoile Enneigée. Une fois le silence revenu, la meneuse continue :

— Petit Soleil, ça fait quelques jours que tu as atteint l'âge de six lunes. Tes parents voulaient que tu deviennes apprenti plus tôt mais j'ai dit non, pour te protéger. Mais, à présent, pour rendre hommage à tes parents, je vais te nommer apprenti. Approches.

Le chaton roux trottine jusqu'à la Corniche. Il a les yeux rouges, signe qu'il a pleuré toute la nuit. Comme moi...

— Petit Soleil, tu t'appelleras désormais Nuage Ensoleillé et ton mentor sera...

Elle parcourt l'assemblée de son regard bleu perçant. Il s'arrête sur Queue de Lièvre, recroquevillé sur lui-même, essayant de se faire discret.

— Queue de Lièvre, ne fais pas ton timide, approches donc.

J'ai l'impression qu'elle prend un malin plaisir à mettre son nouveau lieutenant mal à l'aise. Celui-ci obéit donc et s'approche de la Corniche à petits pas et la tête basse. 

— Queue de Lièvre, en plus d'être mon nouveau lieutenant, tu seras le mentor de Nuage Ensoleillé.

— Mais tu ne devrais pas le punir au lieu de le récompenser comme ça ?! s'exclame une chatte dans l'assemblée.

Cette chatte vient de poser tout haut la question que tout le monde se pose tout bas. La réponse de la meneuse est énigmatique :

— Crois moi, Nuit Noire, avoir un apprenti est une punition pour lui, après ce qu'il s'est passé avec Nuage de Tournesol.

Nuit Noire ne trouve rien à redire à ça. Moi, je me demande ce qu'il s'est passé avec Nuage de Tournesol... Je secoue la tête. Il faut que j'arrête ma curiosité mal placée. Ce ne sont pas mes affaires mais celles du Clan de la Nuit.

Nuage Ensoleillé va toucher la truffe de Queue de Lièvre. Celui-ci trésaille. Puis, ils s'éloignent dans la foule qui acclame le nouveau nom de Nuage Ensoleillé. 

Étoile Enneigée attend à nouveau le silence et continue :

— Une dernière chose... Nuage de Muguet, il est temps pour toi de devenir guerrière. 

Les yeux verts de la jeune chatte s'illuminent. Elle s'approche donc de la Corniche à son tour d'un pas presque sautillant.

— Nuage de Muguet, Plume Douce m'a un jour dit qu'elle était fière de toi et de tes progrès.

Les deux chattes baissent la tête en signe de respect à la défunte.

— J'en appelle à nos ancêtres pour qu'ils se penchent sur cette apprentie. Elle s'est entrainé dure pour comprendre les lois de votre noble Code et elle est maintenant digne de devenir guerrière à son tour. Nuage de Muguet, promets-tu de protéger ton Clan, même au péril de ta vie ?

— Bien sûr, Étoile Enneigée, je le promets !

— Alors, par les pouvoirs qui me sont conférés par le Clan de l'Au-Delà, je te donne ton nom de guerrière. Nuage de Muguet, tu te nommeras désormais Fleur de Muguet. Nos ancêtres rendent hommage à ton mental et à ta douceur et nous t'accueillons dans nos rangs en tant que guerrière à part entière. Ce soir, tu veilleras le camp dans le silence comme le veut la tradition.

Les membres du Clan de la Nuit acclament leur nouvelle guerrière avec joie. Je me sens soudainement de trop.

Je regarde autour de moi. Les membres du Clan de l'Aube sont tous à mes côtés et semblent aussi mal à l'aise que moi. Nous ne sommes plus à notre place ici, maintenant que tout est réglé...

Je prends une grande bouffée d'air et m'avance, me frayant un passage dans le rassemblement de chats au pelage poussiéreux jusqu'à la Corniche où Étoile Enneigée s'apprête à mettre fin à la réunion.

— Attends, Étoile Enneigée ! J'aimerais m'exprimer au nom du Clan de l'Aube.

— Je t'en prie.

Elle se décale pour me laisser une place à ses côtés. Je la rejoins d'un bond que je souhaite gracieux. 

— Membres du Clan de la Nuit, mon Clan et moi vous remercions pour l'aide que vous nous avez apporté depuis l'incendie. Mais il est maintenant temps pour nous de retourner dans notre camp.

— Avez-vous fini les réparations ? s'inquiète la meneuse au pelage blanc.

— Il reste quelques finitions à faire ça et là mais rien de grave et rien nous empêchant d'y vivre. annonce Fumée Opaque d'une voix forte, pour se faire entendre.

Étoile Enneigée hoche la tête et déclare :

— Dans ce cas, je pense que tu as raison, Étoile de l'Aurore. Il est temps pour vous de nous quitter.

Elle baisse la tête en signe de respect et je fais de même à son égard. 

Puis, je retourne sur la terre ferme et fais un signe de la queue à mes guerriers. Si nous devons partir, autant le faire maintenant, tant qu'il fait encore jour.

Les membres encore vivant de mon Clan me suivent sans rechigner. Fumée Opaque soutient Crabe Brun pour l'aider à marcher.

Je me dirige vers la sortie du camp et je sens le regard de Étoile Enneigée me brûler l'échine. Je ne me retourne pourtant pas et sort du camp. 

Le trajet jusqu'à la forêt se fait lentement et en silence. Personne n'est d'humeur à lancer une conversation, trop abasourdis par les évènements de ces derniers jours. Toutes mes pensées sont tournées vers Orage du Crépuscule que je ne reverrai qu'une fois morte à mon tour. Et ce sera dans longtemps car il me reste encore 7 vies...

Je me suis attendu à ce que la forêt soit carbonisée après l'incendie, mais, plus on s'y enfonce, plus on voit de la verdure pousser de-ci de-là. La nature reprends ses droits. 

Nous arrivons à l'entrée du camp au bout de ce qu'il me parait une éternité. Le buisson de ronce n'est plus que quelques branches nues. Le camp est visible de là où je me trouve. Mais il ne faut pas que je m'inquiète pour ça, les feuilles vont vite repousser. 

J'entre dans le camp et observe. Ce que je remarque tout de suite c'est que l'Arbre Couché et le tronc qui s'était effondré un jour de grand vent il y a quelques lunes sont partis en cendre. 

Je soupire et décide de laisser tous les problèmes pour demain. Là, je n'ai qu'une envie : dormir.

Je m'éclipse donc dans ma tanière située à côté de là où on pose le gibier quand il y en a. J'entends, au loin, la voix assurée de Fumée Opaque qui prend les choses en patte. Finalement, il ne ferait pas un mauvais chef, il manquait juste de maturité quand je l'ai nommé lieutenant...

Je remarque qu'il y a quelques dégâts infligés à mon habitat qui ont été réparés avec des bouts de bois enchevêtrés entre eux. C'est du bon travail mais ce n'est pas tout à fait terminé. Mais bon, ça fera l'affaire pour l'instant...

Je m'allonge à même le sol, dans les cendres de l'incendie. Je prends une grande inspiration. Une odeur de fumée encore présente, comme si elle était imprégnée dans les parois de ma tanière, me monte à la gorge. 

Mais, une autre odeur, plus tenue et plus discrète me fait monter les larmes aux yeux. Celle de Orage du Crépuscule, qui passait pratiquement toutes ses nuits ici, avec moi.

Soudain, le poids de la solitude s'abat sur moi et je laisse mes larmes couler.