Le moindre bruit faisait sursauter Lune d'Aurore tandis qu'elle scrutait les ténèbres bleutées des sous-bois, à la recherche d'une ennemi qui, tel une vipère, viendrait ramper sournoisement vers leur camp de fortune. Depuis près de deux soleils, ils s'étaient établis à la Cabane à couper du bois, à l'orée du territoire des Bipèdes. Les énormes pins, sombres et intimidants, leurs troncs épais et hauts et leurs branches chargées d'aiguilles, leur offraient une protection certaine contre les envahisseurs. Malgré le fait qu'ils auraient dû donner une impression de sécurité à la jeune lieutenante, ils lui donnaient un mauvais pressentiment. On aurait dit des ombres menaçantes qui, penchées sur eux, projetaient de les déchiqueter de leur griffes vert foncé.
La jeune guerrière secoua la tête, exaspérée par sa propre couardise.
Tu n'es plus une chatonne, bon sang! Tu ne peux pas te permettre d'être effrayée par de simples arbres, qui plus est qui te protègent! Tu dois te préoccuper de la sécurité des Clans et d'élaborer un plan pour récupérer ton territoire!
En effet, elle avait d'autres chats à fouetter. Leur position les avantageait certainement. En plus du couvert des gigantesques pins, l'odeur nauséabonde des Bipèdes camouflait la leur parfaitement. Également, les lynx n'oseraient jamais s'aventurer si près des créatures étranges et sans poils. Ils avaient failli choisir la grange de Gerboise, mais ils avaient eu peur que les lynx l'aient remarquée, étant sur le chemin vers leur territoire, d'autant plus qu'ils auraient mis Gerboise en grand danger.
Ils avaient bien fait de choisir la Cabane à couper du bois, se dit-elle en commençant à faire sa toilette.
Elle était en train de nettoyer ses pattes antérieures, le nez plissé en sentant son pelage taché d'odeur de Bipède, lorsqu'elle entendit des pas derrière elle, rendus presque silencieux par l'épais tapis d'aiguilles sur le sol.
Lune d'Aurore se tendit un court instant avant de sentir un coup de langue tendre sur son épaule. Ce n'était qu'Éclair d'Orage, ses yeux d'aigue-marine brillant joliment dans la nuit sombre. Son pelage blanc, presque invisible sans lumière d'aucune sorte, se frôla à celui de la lieutenante.
- Lune d'Aurore, la salua-t-il en lui murmurant à l'oreille son nom.
- Éclair d'Orage, répliqua-t-elle sur le même ton, sans le regarder, toujours concentrée sur la forêt.
Elle refusait de se laisser distraire, son rôle de garder le camp était primordial. Les lynx, malgré leurs désavantages multiples, reviendraient et pouvaient attaquer à tout instant.
- Puis-je t'aider à faire ta toilette? demanda-t-il, taquin. Tu as manqué la cérémonie du partage tantôt.
- Bien essayé, mais non merci. Je peux faire ma toilette seule.
Si le monde avait été autrement... J'aurais peut-être accepté.
Mais pour l'heure, elle ne pouvait se permettre aucune distraction, si agréable soit-elle.
- Es-tu certaine? insista son ancien mentor d'un ton doux.
Prise d'une faiblesse soudaine, elle faillit céder. Après tout, ce n'était que la cérémonie du partage, rituel qu'elle avait accompli des dizaines de fois avec lui.
Sauf que. Sauf que ç'avait été différent, il n'y avait pas cette tension dans l'air, ni cette émotion fascinante dans le regard du matou blanc, et cette fois-ci, elle eut peur que cela mène à plus.
Elle secoua la tête. Il était temps de clarifier les choses. Elle allait devenir folle s'il continuait comme ça.
- Éclair d'Orage, tu dois arrêter ce manège. Je t'ai déjà envoyé plusieurs signaux clairs, il me semble. Je ne peux pas me permettre de distraction en ce moment, si agréable soit ta compagnie, miaula-t-elle fermement, son regard dur.
- Donc tu admets que je te plais? s'exclama-t-il, l'air à la fois surpris et heureux.
- Oui, soupira-t-elle. Mais tout est compliqué en ce moment, et ce n'est vraiment pas le temps. J'ai trop sur mes épaules pour y ajouter le poids d'une relation.
Les prunelles du guerrier s'adoucirent et il donna un léger coup de langue sur la joue de la lieutenante.
- Et si, au lieu de te rajouter du poids sur les épaules, j'en prenais en charge moi aussi? Ta charge serait réduite de moitié. Une relation n'est pas supposée être un poids. Un partenaire est là pour te soutenir, dans les pires épreuves comme dans les meilleurs moments.
Lune d'Aurore pencha sa tête sur le côté, pensive. Il avait raison. Peut-être qu'il pourrait la soulager du sac de pierres qu'elle avait en permanence dans la poitrine?
Peut-être, mais il ne pouvait comprendre la tâche énorme qui lui incombait, et il ne le pourrait jamais. Il l'abandonnerait dès qu'il comprendrait.
Alors, comme d'habitude, le cœur serré et la tristesse lui compressant la gorge, elle détourna les yeux, prenant un air distant.
- Je suis sûre que tu trouveras quelqu'un qui t'ira mieux que moi.
Elle l'entendit soupirer, vaincu, et la culpabilité s'étendit en elle comme de l'eau glacée, la trempant jusqu'à la moelle.
Il s'éloigna sans réponse.
Comme elle avait mal. Ce qui restait de son coeur fut écrasé en encore plus petits morceaux. Elle avait de la difficulté à respirer et sa gorge et sa poitrine étaient douloureuses. Ses yeux lui brûlèrent, et elle sentit une larme perler sur le bout d'une de ces moustaches. Elle s'en voulait tant. Si cette décision n'avait fait souffrir qu'elle, elle l'aurait pris en un clin d'oeil. Mais elle voyait qu'Éclair d'Orage en était torturé autant qu'elle et ça la tuait à petit feu.
Un éclat de colère envers le monde entier surgit au fond d'elle. Pourquoi elle? Pourquoi ne pouvait-elle pas vivre heureuse alors que tous les autres pouvaient l'être, eux? Le Clan des Étoiles l'avait choisie et c'était un grand honneur, mais aussi une terrible malédiction.
Lune d'Aurore retint un battement de queue agacé envers son propre manque de dureté. Elle devait se ressaisir, ce n'était en aucun cas le moment de flancher. Elle avait une rébellion à organiser et des clans à diriger.
Au lever du jour, les muscles engourdis et les pattes gelées, elle rejoignit le camp, où elle devait rencontrer les meneurs et les lieutenants.
Il y avait deux soleils, les éclaireurs avaient réussi à atteindre les camps du Tonnerre, du Vent et de la Rivière, mais le camp de l'Ombre était déjà la prise d'attaques. Ils avaient fait ce qu'ils avaient pu, mais la majorité du Clan de l'Ombre avait été massacrée. Deux guerriers, Flocon de Blé et Comète d'Or, avaient survécu, ainsi que Brise d'Été, la guérisseuse, et Feuille d'Automne, une reine, et ses deux petits, mais c'était tout. Le reste du clan avait été éradiqué, et eux aussi auraient tout autant pu être morts. Leurs yeux vides et leur absence de réaction prouvaient leur traumatisme. Lune d'Aurore le serait aussi si son clan entier avait été tué sauvagement devant ses propres yeux, pensa celle-ci en frissonnant.
Pour les trois autres clans, les pertes avaient été majeures également, mais il restait beaucoup plus de chats maintenant que ceux-ci étaient tous regroupés. Les trois chefs et les deux lieutenants restants avaient convenu de former un conseil afin de mettre en place un plan pour regagner leur territoire et chasser les lynx... définitivement.
En attendant, le camp commun était gardé en tout temps par au moins cinq chats, et personne n'avait la permission de sortir seul à toute heure du jour et de la nuit.
Elle dépassa le maigre tas de gibier et les tanières de fortune afin de gagner l'arrière de la Cabane. Là se trouvaient Étoile du Lac, Étoile du Nord, Étoile Tranchante et Coeur d'Érable, qui l'attendaient impatiemment.
Coeur d'Érable fut le premier à la voir et l'accueillit en posant sa queue sur ses épaules. Étrangement, cela ne la dérangea pas. Elle et le lieutenant de la Rivière avaient déjà vécu tant de choses périlleuses en un très court laps de temps qu'elle se sentait en quelque sorte proche de lui. Il avait le même sens de la justice qu'elle, le même raisonnement également. Surtout, il la considérait avec respect et lui parlait comme à une égale.
Étoile du Lac prit la parole, la tirant de ses pensées:
- Nous allons nommer un nouveau chef du Clan de l'Ombre et de nouveaux lieutenants. Également, le Clan du Tonnerre et de la Rivière n'ont plus de guérisseurs. Nous devrons nous serrer les coudes jusqu'à ce que tout s'arrange. Je propose que nous formions un seul clan et instaurions une trêve jusqu'à ce que nous ayons chassé l'envahisseur de nos terres. Êtes-vous d'accord? demanda-t-elle en les scrutant un à un.
Chacun hocha la tête et bientôt Étoile de Blé fut nommé chef du Clan de l'Ombre temporairement et Comète d'Or son lieutenant. Le nouveau lieutenant du Vent était le frère d'Aile d'Ébène, Aile de Vent. Il s'agissait d'un matou robuste, non sans charme avec son doux poil gris foncé et ses yeux bleu clair. Évidemment, elle trouvait Aile d'Ébène bien plus beau, mais il avait son genre.
Le nouveau meneur et les nouveaux lieutenants furent présentés en public lors d'une assemblée des clans. Il y eut quelques vivats, mais chacun était trop occupé à lécher ses propres blessures pour faire attention à eux. Cependant, lorsque Étoile Tranchante annonça la trêve, chacun leva ses yeux épuisés vers eux et poussa une exclamation surprise.
Lune d'Aurore ne voyait pas vraiment de quoi ils étaient surpris exactement. Pensaient-ils tous donc qu'il était mieux de ne pas s'allier? Peu importe.
Elle chercha ses amis du regard dans la foule. Oeil d'Ambre, plus que l'ombre d'elle-même depuis la mort de Griffe d'Onyx et de Pelage Piquant, dont on n'avait pas retrouvé le corps, faisait sa toilette d'un air absent. Éclair d'Orage la surveillait du coin de l'oeil tout en mangeant une maigre souris. Nuage de Rivière jouait avec ses petits, Coeur de Lave à ses côtés, et Éclipse de Soleil et Coeur de Braise faisaient un petit somme au soleil. Curieusement, elle ne pouvait pas repérer Aile d'Ébène.
Elle eut soudain envie de lui parler, parce que maintenant la trêve lui permettait de le faire. Elle n'avait pas l'intention de devenir sa compagne, seulement de passer du temps avec lui. Depuis qu'ils s'étaient connus, ces occasions étaient rares.
Elle se mit donc à faire le tour du camp, sans le trouver nulle part.
Étrange, songea-t-elle en fronçant les sourcils, légèrement inquiète. Elle avait fouillé tout le camp, sauf le petit coin.
La lieutenante inspecta donc le côté où les chats faisaient leurs besoins. Aucune trace de son guerrier du Vent préféré. Elle allait abandonner et voir Étoile Tranchante afin de lui signaler la disparition de l'un de ses guerriers quand elle aperçut une brèche dans la clôture de bois qui entourait la Cabane. La faille, assez large pour laisser passer un chat massif, menait à la forêt. Prise d'un mauvais pressentiment, elle se glissa dedans et renifla le sol qui portait, sur sa terre meuble, des empreintes de chat maladroitement effacées par une branche. Ses doutes se confirmèrent lorsque l'odeur agréable du demi-lynx remplit ses narines.
De plus en plus inquiète et fâchée qu'il ait désobéi aux ordres directs, elle suivit sa piste. Soudain, au travers des troncs sombres et du silence oppressant, elle aperçut la silhouette haute du guerrier du Vent. Il avait l'air étrangement tendu, et un instant elle se demanda pourquoi. Mais elle avait été trop inquiète et fâchée contre lui, alors elle cessa de se poser des questions et se précipita vers lui, en feulant d'un ton impérieux:
- Aile d'Ébène! Je te cherch-
Elle ne compléta jamais sa phrase. Au lieu des yeux bleus qu'elle aimait tant admirer et qu'elle s'attendait à voir, se présentèrent à elle des yeux rouges et porteurs d'une joie malveillante.
Sang lui sourit amicalement.
- Chaton, je t'avais dit qu'on se reverrait, n'est-ce pas?
Trop effrayée pour répondre, elle se retourna pour fuir, appeler à l'aide, mais se heurta à un mur de poils noirs.
Cette fois-ci, quand elle remonta les yeux, elle rencontra ceux, bleus et remplis de culpabilité, d'Aile d'Ébène.
- Mais que... Aile d'Ébène? balbutia-t-elle.
Savoir qu'il l'avait trahie lui fit comme un coup de croc en plein ventre.
- Comment as-tu pu? murmura-t-elle.
Sa voix se brisa sur un sanglot à la fin de sa phrase.
L'autre la regarda, l'air affecté.
- Je suis désolé, Lune d'Aurore. C'était ma destinée.
Elle allait répliquer, cracher une remarque acerbe à sa sale figure de coeur de renard, mais elle sentit un choc sur l'arrière de sa tête et entendit un rire machiavélique avant de s'écraser sur le sol. Tandis qu'elle sombrait dans l'inconscience, elle perçut Sang dire à Aile d'Ébène:
- Bien joué, neveu. Tout se passe comme prévu.
Puis l'obscurité l'enveloppa et elle ne sentit plus rien.
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Enfin fini!!!
Excusez-moi de ne pas avoir publié plus tôt, mais j'aie été en voyage à New York!!
Bref, qu'avez-vous pensé de ce chapitre? GROSSE RÉVÉLATION!!!
Êtes-vous surpris, déçus? Donnez-moi votre opinion!
Enfin, merci de me lire et je serais heureuse de lire vos prédictions concernant ce qui va arriver à notre héroïne!
lecrivaine123