CHAPITRE 23
Lion Argenté aurait aimé passer du temps avec sa compagne et ses petits après le baptême de ces derniers, mais les quatre jeunes recrues ne pouvaient attendre de découvrir la forêt, et le mâle gris cendré se doutait bien que sa présence lors de la découverte du territoire aurait été de trop. Aussi, il suivit d'un œil contrarié les apprentis et leurs mentors sortir du camp en disparaissant entre deux buissons. Il ne se sentait pas d'humeur à partir en patrouille de chasse, pourtant, il ne rechigna pas à obéir aux ordres de Nuit d'Hiver. Sa propre docilité l'agaça. Quoi, mon idiot de père pleure la mort de Cascade d'Argent de toutes les larmes de son corps, et alors ? C'est une raison pour arrêter de l'envoyer sur les roses ? Il tenta de se persuader qu'il était trop distrait pour protester, mais n'en fut que plus contrarié. D'autant plus que les autres félins de la patrouille étaient Flèche de Givre et Oiseau de Givre, son ancien mentor. Dès qu'il s'approchèrent, sa queue se gonfla d'amertume.
Oiseau de Givre surprit le regard meurtrier que son premier élève adressait au chat trapu. Mais elle ne dit mot, comme à l'accoutumée. La femelle gris pâle et blanc ne disait pas le centième de ce qui lui traversait l'esprit.
Les trois guerriers partirent à leur tour dans la pinède, à bonne distance les uns des autres. Leurs pattes se faisaient plus légères que des plumes sur le tapis d'aiguilles de pin. Leurs truffes guettaient la moindre présence. Bientôt, Flèche de Givre dressa les oreilles et se tapit contre le sol en progressant lentement de son côté. Lion Argenté huma attentivement l'air. Une souris se trouvait effectivement à sa droite. Oiseau de Givre disparut également derrière des fougères. Un écureuil, cette fois. Irrité de ne rien trouver, le mâle au pelage sombre avança un peu au hasard entre les pins, et distingua bientôt le poil clair de Flèche de Givre qui se déplaçait, aux aguets. Sa proie s'était rapprochée de son rival, mais il était tellement concentré sur sa souris qu'il ne perçut pas sa présence. Le rongeur trottina de plus belle, insouciant, à la recherche de graines, et se jeta pour ainsi dire, entre les pattes de Lion Argenté qui l'acheva immédiatement. Une grosse prise, bien dodue. Je veux qu'elle soit pour Brume des Neiges.
- Oh, pardon, tu la traquais ? minauda t-il en enterrant la souris. C'est plutôt un coup de chance qu'elle soit allée dans ma direction. Tu aurais été bien trop lourd et gauche pour l'attraper toi-même.
Flèche de Givre ne répondit pas à la provocation et se contenta de l'incendier de la froideur de ses yeux bleus, tandis qu'il poursuivait :
- Sinon, tu as été très vexé de ne pas être désigné comme mentor pour Nuage de Flèche, j'imagine...
Lion Argenté fut soudain déstabilisé par le rictus qui apparut sur le visage rond du guerrier blanc. Il ne semblait pas furieux, même pas agacé. Il avait l'expression sournoise et déplaisante de celui qui sait qu'il a gagné. Et cela plongea son aîné dans une stupéfaction anxieuse.
- Rassure-toi, souffla Flèche de Givre au creux de son oreille comme il lui tournait lentement autour. J'ai eu le temps de faire de lui ce que je voulais. À présent, ce n'est plus qu'une question de temps.
Que veut-il dire ? Un frisson désagréable picota sa fourrure grise là où le jeune mâle l'avait frôlé.
- Qu'as-tu fait à mon fils ? grogna t-il en le surplombant de toute sa hauteur, ses yeux rougeâtres luisant au milieu de son visage sombre. Réponds ! Si tu lui as fait le moindre mal...
- Mais ce n'est pas à lui que je veux faire de mal, répondit calmement, presque innocemment, le chat le plus antipathique du Clan en continuant d'arpenter les alentours, la queue en panache. Cependant, il va m'aider dans ma tâche.
- Je doute que tu vives assez longtemps pour poursuivre l'acheminement de tes tâches, susurra Lion Argenté, le museau plissé en grimace féroce en le forçant à s'arrêter en se plaçant en plein milieu de son chemin.
Flèche de Givre arbora une moue faussement préoccupée, la queue ondulante.
- C'est une menace, très cher ? Tu comptes me faire disparaître comme tu as fait disparaître Pluie de Lumière, Bourrasque Froide, Cascade d'Argent et... Petite Pluie... ?
Il allait poursuivre, quand une puissante décharge de panique ébranla le cœur du guerrier ardoise. L'horripilant chat blanc savait, il savait pour Petite Pluie, comment était-ce possible ? Sa fourrure lui brûla la peau, ses griffes jaillirent de leur fourreau comme si elles agissaient d'elles-mêmes. Flèche de Givre ne bougeait pas. Il continuait de toiser son rival qui écumait maintenant sérieusement, de considérer ses crocs dévoilés, l'étincelle de folie dans ses yeux de braise. Lorsque le grand mâle gris le saisit à la gorge de peur que celle-ci ne vienne un jour à cracher la vérité compromettante, il n'esquissa même pas le geste de se défendre. Son sang s'arrêta de battre presque immédiatement après que sa jugulaire fut rompue. La fourrure hérissée par la détresse et par l'adrénaline, Lion Argenté se recula prestement lorsque la pulsation de sa gorge se coupa. Il papillonna des yeux. Mais qu'avait-il fait ? C'était une bonne chose de faite, certes, mais téméraire, voire insensée. Il avait l'impression qu'un voile rouge de haine et de violence était tombé sur ses paupières durant un instant, chassant la raison et le contrôle de sa vue. De retour dans sa gueule, ses canines diffusèrent le goût amer du sang à travers son palais. Il s'aperçut alors qu'il tremblait de la queue jusqu'aux oreilles.
Car en effet, outre le fait que c'était un cadavre, le cadavre de Flèche de Givre était la chose la plus inquiétante qui lui aie jamais été donnée de voir. Quand on s'en était pris à sa gorge, il était mollement tombé à la renverse et y était resté, les quatre fers en l'air. On aurait dit que c'était ce qu'il attendait, impression renforcée par l'expression de son visage rond comme la lune qui faisait face à la cime des pins sans la voir.
Ses yeux bleus globuleux grands ouverts étaient certes fixes et dénués de vie, mais ils portaient encore en leur sein une lueur tellement féroce qu'il se sentit observé par un chat réellement vivant. Sa pupille d'ordinaire minuscule disparaissait presque sous ce bleu glacé intense qui donnait déjà la chair de poule lorsque leur propriétaire était en vie. Lion Argenté aurait voulu les fermer d'un coup de patte brusque, mais l'idée seule de toucher la dépouille lui donnait la nausée. Cependant, son regard n'était pas le plus dérangeant, aussi troublant par sa couleur fut-il. Non, ce qui dressait de plus en plus de poils sur son échine, ce qui menaçait sérieusement de le faire s'enfuir à toutes pattes à travers les pins, c'était le rictus malveillant et matois qui n'avait pas quitté la grosse figure blanche du matou massacré depuis la minute où il l'avait affiché.
Il s'est fait tuer avec le sourire... Peut-être qu'il a été trop surpris pour avoir le temps de réaliser ce qui lui arrivait et par conséquent de changer d'expression... ?
Mais comme souvent, Lion Argenté se mentait à lui-même et s'épuisait à se convaincre d'une chose à laquelle il ne croyait pas. Son attaque, en dépit de sa rancœur et sa rage, avait été faible, maladroite, hésitante. Le matou blanc avait eu dix fois le temps de répliquer ou de prendre la fuite. Mais non. Il lui avait presque offert sa jugulaire, conservant son sourire en coin. Flèche de Givre l'avait poussé à le tuer, et tête la première dans son piège. Mort ou vivant, il gagnerait. Voilà ce qu'on pouvait lire dans les éclats de glace qui lui servaient d'yeux, le long de son museau narquois. Lion Argenté ne comprenait pas, il ne comprenait pas en quoi consistait son piège, ni ce qu'était la tâche qu'il avait mentionnée. Il comprenait juste qu'il s'était un peu plus enfoncé dans le danger. Et sa terreur s'en prit à sa propre gorge, le faisant suffoquer.
☆☆☆
- Lion Argenté ?
La voix douce et claire d'Oiseau de Givre se répercuta sur les troncs rugueux des arbres de la pinède. L'intéressé releva brusquement la tête. Voilà plusieurs minutes qu'il faisait les cent pas autour du corps du guerrier mort, à maudire tous ceux qu'il connaissait et à réfléchir anxieusement à une échappatoire. Mais son ancien mentor revenait vers eux. Il jeta un dernier coup d'œil au cadavre et se lança en courant à la rencontre de la chatte à poil long.
Cette dernière déterrait ses prises non loin. Elle lui adressa un regard gai.
- Regarde-moi cet écureuil ! Je suis sûre qu'il suffira pour les quatre anciens !
Le voyant hocher la tête avec embarras, elle posa un œil plus sérieux sur lui.
- Et toi, qu'as-tu attrapé ? Et...
- Rentre au camp, la coupa t-il en s'efforçant de lui offrir son plus beau sourire. Je vais déterrer mes prises et chercher Flèche de Givre, qui s'est éloigné à la poursuite de sa souris.
Oiseau de Givre acquiesça docilement et se baissa pour ramasser son écureuil et ses deux lézards. Lion Argenté suivit des yeux sa silhouette pâle disparaître entre les pins. Son cœur battait si fort à ses tempes qu'il avait l'impression qu'elle aurait pu l'entendre. Il revint lentement vers la dépouille de Flèche de Givre, aux aguets.
Mais il n'y avait plus l'ombre du poil blanc du défunt sur le tapis d'aiguilles de pin.
La panique de Lion Argenté atteignait déjà un certain niveau, mais lorsqu'il s'aperçut de la disparition du corps, la tête lui tourna tant qu'il crut que ses ses pattes allaient se dérober sous lui. Il ne put remuer un poil, fixant désespérément l'endroit où il avait tué le matou, comme si le cadavre allait réapparaître comme par magie. Mais une voix le héla soudain doucement derrière lui.
Le mâle gris sombre crut défaillir en reconnaissant Beauté Glaciale embusquée derrière une souche, le chat inanimé à ses pattes.
- Qu'est ce que tu fiches ? rugit son compagnon en la rejoignant à grandes enjambées. Je croyais que tu montrais le territoire à Nuage de Souris !
- Je t'aide, cervelle de lézard ! feula la reine guerrière qui, effectivement, ensevelissait Flèche de Givre sous les aiguilles de pins, les copeaux d'écorce, la terre, et tout le reste de ce qui jonchait le sol de la forêt.
Elle avait poussé le mort dans un creux naturel de la terre et s'affairait à le recouvrir, jetant au père de ses petits un regard courroucé signifiant qu'une aide lui serait bienvenue. Lion Argenté, décontenancé mais ne voulant irriter sa compagne davantage, s'accroupit et l'imita. Bien que le mâle blanc soit enveloppé et doté d'une fourrure épaisse, il était relativement petit et court sur pattes et son enterrement ne prit guère de temps. Après avoir agrandi le trou dans le sol et dissimulé tant bien que mal le pelage clair avec les moyens du bord, Beauté Glaciale déplaça la souche d'un vigoureux coup d'épaule et s'éloigna de la scène au galop. Oubliant sa souris, son compagnon lui emboîta la course, la rattrapa, et lui barra la route. Ses yeux verts lançèrent des éclairs.
- Retourne chasser. Les autres vont se demander où je suis passée.
- Comment tu as su ? siffla le guerrier cendré à voix basse. Pourquoi tu m'as aidé ? Et pourquoi tu ne me dis rien ?
- Je n'ai rien su du tout. J'avais cru sentir une souris. Je n'étais pas de corvée de chasse, mais je sais combien nos enfants aiment le goût de cette proie. Et là, je m'approche et je vois Flèche de Givre tomber raide mort. J'ai bien compris qu'Oiseau de Givre allait rappliquer. Pourquoi je t'ai aidé ? Mais parce que je ne voulais pas que l'image étincelante que nos petits ont de toi soit souillée alors que pour une fois, tu avais fait ce qu'il fallait.
- Non ! Je n'ai pas fait ce qu'il fallait. J'ai l'impression que j'ai fait ce qu'il voulait que je fasse. Il a dit que Nuage de Flèche allait l'aider dans sa tâche, et...
- Il est mort, coupa la femelle gris pâle du ton légèrement condescendant qu'elle réservait d'ordinaire aux chatons. Il ne peut plus faire de mal. Moi non plus, je n'aimais pas la relation qu'il entretenait avec notre fils. Mais le problème est résolu.
Elle repartit de son côté, sa queue levée ondulante lui faisant clairement comprendre que le sujet était clos et qu'ils n'avaient plus rien à se dire pour le moment. Lion Argenté n'était pas assez courageux pour braver son ordre, mais il était persuadé que cette fois, aussi fine et sensée soit-elle, sa compagne avait tort et que le décès de Flèche de Givre n'était pas une nouvelle si réjouissante que ça. Il le craignait dix fois plus, maintenant qu'il pourrissait sous la souche morte, rictus aux lèvres et piège enclenché.
☆☆☆
- Nous ne l'avons pas trouvé, haleta Libellule Bleue à l'adresse d'Étoile d'Ivoire, son joli pelage tacheté ébouriffé sous l'effet de la course, et de la crainte.
Le meneur blanc crème la fit posément disposer, elle et le reste de sa patrouille et disparut dans son antre sous le Saule Pleureur. Le jour déclinait, la brise se faisait plus fraîche, annonçant la nuit, et la troisième et dernière patrouille qu'il avait envoyée à la recherche de Flèche de Givre, déclaré introuvable par Lion Argenté et Oiseau de Givre, venait de revenir, bredouille. Libellule Bleue, flanquée de son frère Vipère Ambrée, rejoignit ses camarades près du buisson où se restauraient les jeunes guerriers, le visage si crispé que si elle en détendait un seul muscle, elle fondrait en larmes.
- Je ne veux pas perdre un deuxième frère, murmura t-elle en s'allongeant et repoussant la musaraigne que Beauté Glaciale poussait vers elle.
Nuage de Furet ayant été massacré par un monstre plusieurs lunes auparavant. Flèche de Givre avait toujours reproché l'incident à Lion Argenté, tout comme il lui avait reproché la mort de leur père, Aile de Marbre. Il était vrai que le grand matou gris avait sa part de responsabilité concernant ce décès, mais c'était l'une des nombreuses pensées qu'il se refusait à laisser traverser son esprit.
- Même si on ne le retrouve pas, au moins, il te restera Vipère Ambrée, miaula Améthyste dans une tentative incongrue de réconfortement.
Sa compagne, Pluie de Neige, lui donna un coup de queue. Mais Libellule Bleue ne parut pas offensée, et sembla même donner raison à la chatte noire. Elle appuya sa tête sur l'épaule de son troisième frère qui se pressa contre elle et lui lécha le front.
- C'est vrai que je ne m'en remettrai jamais si je le perdais, chuchota t-elle en fermant les yeux.
Un silence uniquement ponctué de bruits de mastication s'ensuivit, durant lequel Beauté Glaciale posa un regard insistant sur son compagnon, qui la foudroya du sien. Comment ose t-elle penser que c'est dans mes projets de tuer Vipère Ambrée ? C'est mon admirateur numéro un, et le mentor de Nuage de Flèche ! Et ce serait d'autant plus cruel de lui ôter la vie après ce que vient de dire Libellule Bleue !
Ses paroles le mettait d'ailleurs mal à l'aise, et il suppliait mentalement quelqu'un de changer de sujet, tout en mâchant fébrilement son repas. Améthyste s'en chargea peu après, mais son malaise ne fit hélas que croître :
- Dis donc, Pluie de Neige, tu n'aurais pas un peu forcé sur l'écureuil, ces derniers temps ?
Et son visage perplexe de désigner du menton le ventre dodu de la jeune guerrière.
- J'ai toujours été ronde, murmura l'intéressée - il fallait certes l'avouer - en piquant le plus beau fard de sa vie et du nez sur sa viande sous les yeux violets perçants de sa compagne.
- Ça alors, renchérit vivement Beauté Glaciale en tendant le cou pour voir, on dirait que tu es pleine.
Ni l'une ni l'autre n'était au courant, bien sûr, des plus déplorables des agissements de Lion Argenté, et leur curiosité, leurs nouvelles questions, et les autres félins qui se mettaient à observer eux aussi la concernée n'eurent pour effet que de faire quitter les lieux à celle-ci qui se rua, morte d'embarras et de honte, dans l'antre de la guérisseuse, abandonnant son rongeur. Les curieux haussèrent une épaule interloquée et retournèrent à leur gibier, mais le visage d'Améthyste se décomposait lentement, dans l'ombre du contre-jour. Elle finit également par se lever et s'éloigner, sans avoir pris le temps de nettoyer les os de son repas. Le cercle des jeunes chats se resserra distraitement. Seul Lion Argenté demeurait préoccupé et flanqué d'une nouvelle angoisse. Combien de chatons lui appartenant allaient encore voir le jour ? Peut-être que s'il la... Non. Cela suffit. J'ai déjà été très imprudent, dernièrement. Soit, Pluie de Neige mettra mes petits au monde, mais je n'aurais pas à me soucier d'eux plus que je me soucie de ceux de Brume des Neiges.
Sauf que : le matou ardoise se souciait bel et bien des petits de Brume des Neiges et bien qu'il s'efforçait de l'oublier, il ne pouvait pas négliger le fait qu'il avait conseillé à Nuage de Goutte, sa fille aînée, d'apporter aux reines la souris qu'il avait attrapée. Si Beauté Glaciale l'apprend un jour, c'en est fini de mes oreilles et de nos anniversaires de compagnage. D'ailleurs, le prochain approche, et elle n'a pas l'air d'être d'humeur... Par mille lézards, il faudra que je passe chez Étoile d'Ivoire...
- Comment s'en est tiré Nuage de Flèche ? lança t-il soudain tout en récupérant discrètement les restes de la viande des reines éclipsées, en fichant son regard luisant dans celui de Vipère Ambrée qui câlinait toujours sa sœur. Vous avez vu les règles de sécurité de la traversée du Chemin du Tonnerre, c'est bien ça ?
Un peu pris au dépourvu, le matou roux sombre tigré avala sa salive et acquiesça :
- Oui, c'est ça, ça s'est bien passé. Il est prudent et attentif, et son ouïe porte loin.
- Par contre, Nuage du Matin faisait l'imbécile, à raconter la vie de son pelage tout en traversant, et elle a failli y laisser sa précieuse petite queue, grogna une voix rocailleuse à la gauche du matou.
Plume d'Ébène revenait elle aussi de la dernière patrouille de recherche et venait s'asseoir pour manger auprès de ses camarades après avoir choisi un gros reptile sur le tas de gibier. Cela jeta un froid tout de suite. La petite guerrière trapue n'avait pas pour habitude de se joindre aux autres lors des repas. Elle mangeait d'ordinaire seule, et rapidement, avant d'aller se coucher ou patrouiller. Indifférente au silence embarrassé, elle écarta Libellule Bleue sans façon pour se faire une place et arracha d'un coup de dents la peau écailleuse de sa proie. Beauté Glaciale avait mis le temps pour réagir, trop stupéfaite par son intervention, mais elle ne tarda pas à manifester son indignation. Tellement bruyamment que les apprentis, depuis leur petit rocher, se retournèrent pour la dévisager, les yeux ronds, et pour la grande majorité gênés parce que c'était leur mère qui écumait de la sorte.
- Mais calme-toi, rétorqua placidement Plume d'Ébène à son aînée. Je ne fais qu'énoncer la vérité. Tu l'as vue aussi, la petite imprudente, négliger de regarder de chaque côté avant de s'engager sur le Chemin.
- C'est ton apprentie, non ? lança soudain Lion Argenté, le goût amer de la rancœur se mêlant à celui de la viande dans sa gueule. Il fallait mieux lui donner les instructions. Ce n'est pas la mère de ton élève qu'il faut blâmer si celle-ci adopte une attitude incorrecte.
Il avait parlé d'un ton hardi et insolent et ne s'inquiéta pas de devoir le regretter sur le moment. Mal lui en eut prit. Sa sœur lui décocha son regard le plus tranchant et le plus inquiétant depuis le fin fond de ses prunelles ambrées. Il tressaillit presque au contact visuel de ses yeux dans les siens, mais soutint cependant ce dernier. J'ai choisi mon camp, Plume d'Ébène. Et je n'ai pas peur de toi.
Il se le répétait avec tant d'assurance qu'il finissait par espérer parvenir à y croire.
La chatte au pelage gris sombre tigré acheva de manger en reprenant une bouchée de son lézard et repartit comme elle était venue, avec toujours, cette lueur enragée enfouie dans le regard. La tension était si palpable, le compagnon et la compagne étaient si tendus, si sur le qui-vive tout à coup, que Vipère Ambrée se risqua à détendre l'atmosphère en revenant sur Nuage de Flèche qui promettait d'être un bon petit guerrier alerte et réfléchi, puis en embrayant sur Nuage de Souris qui avait déjà une très bonne posture de combattant. Le risque valait la peine d'avoir été pris. Les muscles verrouillés des parents farouchement sur la défensive perdirent leur contraction et leurs souffles retenus se libérèrent. Ils s'épièrent mutuellement du regard et se sourirent malgré eux. Même s'ils avaient tous deux fait de mauvais choix, même si Flèche de Givre n'avait pas dit son dernier mot, même s'il fallait s'attendre à la revanche de Plume d'Ébène, leurs quatre petits prospéraient en tant que novices, et ils n'avaient envie de ne penser qu'à rien d'autre qu'à leur bonheur pour l'instant.
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média: Lion-Lion
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