CHAPITRE 21
Lion Argenté regarda vivement aux alentours. Tous ses camarades étaient suspendus aux lèvres de Joli Coquelicot, enfin, Étoile du Coquelicot, à présent, la nouvelle meneuse du Clan Bleu. Pas un ne faisait attention à lui, et pour une fois, cela l'arrangea bien. Il contourna une reine, ne vit pas la brève tension de son visage lorsqu'il la frôla, et se retrouva plongé dans l'ombre, à l'orée de la clairière. Cascade d'Argent était située très à l'écart du dernier rang et ne prêtait à l'Assemblée qu'une attention très modérée. Elle ne regardait que ses poils, qu'elle léchait par intermittence, l'air absent. Son fils étrécit les yeux. Il distinguait sa sœur à plusieurs longueurs de queue de la chatte tigrée. Plume d'Ébène arborait une expression de haine terrifiante. Sans se quitter du regard, les deux jeunes guerriers progressèrent silencieusement vers leur génitrice jusqu'à ce qu'ils se retrouvent exactement derrière elle. Des bavardages emplissaient maintenant la clairière et aussi isolée des autres Cascade d'Argent soit-elle, cela brouillait ses sens et elle ne remarquait pas autour d'elle l'odeur des félins qu'elle avait mis au monde. La pénombre était telle que Lion Argenté ne distinguait guère que les rayures grises luisantes de son pelage devant lui, et le mouvement maussade de sa queue qui se soulevait parfois. Son museau crispé par la rancœur s'adoucit soudainement. Sa mère s'était toujours assise comme ça, les pattes arrière écartées, le dos voûté et la queue sur le côté, frémissante.
Non. Elle ne s'asseyait comme ça que lorsque son moral était bas.
Et le mâle gris sombre ne l'avait jamais vu s'asseoir autrement.
L'hésitation traversa son esprit, juste au moment où Plume d'Ébène se ruait sur la reine tigrée pour la précipiter face contre terre, l'immobilisant de tout son poids et sa queue touffue écrasée sur son visage pour étouffer ses hoquets et sa vue. Le sang battant dans ses tempes, son frère s'élança à son tour et enfonça la tête de Cascade d'Argent contre son poitrail, ses pattes avant crispées sur le visage qui tressaillait en essayant rudement de se débattre. La petite guerrière gris sombre appuya de plus belle sur ses côtes afin que l'air lui manque. Une dernière décharge de vie parcourut sa nuque et sa tête retomba inerte au sol.
Plume d'Ébène la maintint au sol encore quelques instants pour avoir la conviction que son expiration n'était pas feinte. Lion Argenté, lui, à peine ayant senti la mort emporter la chatte au pelage argenté et noir, s'était écarté, vivement, du cadavre miroitant doucement sous la lune. Il était retourné à l'ombre des arbres, sur une racine, le cœur battant à tout rompre. Cela ne lui avait pas plu d'assassiner Cascade d'Argent, et il s'en étonnait sincèrement. Il y avait des aubes et des aubes qu'il mourrait de désir de sentir la vie quitter son corps, et maintenant qu'il y était, il se sentait empli d'une profonde honte. Elle, elle n'a jamais voulu notre mort. Elle nous a juste expliqué qu'elle n'avait jamais choisi de nous avoir. Et je comprends tout à fait ça. Par exemple, je n'ai pas choisi de faire des chatons à cette idiote de Jolie Perle, c'est pas de ma faute si elle se trouvait sur mon chemin. Cascade d'Argent a été ignoble avec Plume d'Ébène, mais moi...
Un bref coup d'œil à sa sœur qui ne détachait pas son regard brûlant de satisfaction de la chatte morte libéra une colonie de frissons de long de sa colonne vertébrale.
Moi, j'étais son préféré, son brave petit guerrier, la fierté de son cœur. Elle me le disait, souvent. Le soir, quand je me blottissais contre elle avant de m'endormir. Oui, elle disait ça. "Petit Lion, mon grand petit combattant. Tu seras chef, c'est écrit. Dors, fierté de mon cœur."
Le grand chat au pelage cendré se leva brusquement sur sa racine.
Comment ai-je pu oublier qu'elle me parlait comme ça ? Avec tant de douceur et de bonheur? Et pourquoi n'a t-elle pas continué ? C'est vrai, c'est très flou, mais il me semble qu'elle n'a fait cela qu'un temps très bref...
Jusqu'à mes trois lunes. Je me rappelle. Je marchais dans le camp, fier comme tout, il me restait la moitié à attendre pour devenir apprenti - du moins le pensais-je. J'ai aperçu Mam- Cascade d'Argent, je lui ai annoncé, très excité, et bien qu'elle n'ait jamais fait de démonstration d'affection réelle, à part quelques coups de langue pendant la tétée, d'ordinaire, elle aurait au moins souri, répondu quelque chose. Mais là, ses yeux m'ont traversé intégralement et l'expression de son visage m'a effrayé. À partir de ce moment-là, elle est devenue plus irritable que la plus irritable des anciennes - et c'est dire, parce que Chant de l'Eau bat des records. Mais que s'est-il passé ce jour-là ? Je ne le saurai sans doute jamais.
J'ai enfoui cela dans les tréfonds de ma mémoire parce que ça me faisait du mal de penser qu'elle ne m'aimait plus et qu'elle n'était plus fière de moi. Mais y repenser aujourd'hui... ! Maintenant... ! c'est loin d'être très agréable... Moi, j'avais juste envie de tuer. Mais je ne voulais pas la tuer elle, en fin de compte, et bien sûr, c'est après que je m'en rends compte...
Le fil divaguant de ses pensées fut interrompu par Plume d'Ébène qui collait son museau au sien, silencieusement surexcitée. Elle indiqua à son frère stupéfait ce qui venait de tomber sur sa patte.
Une goutte de pluie. Goutte de pluie en annonçant d'autres. Autres gouttes de pluie qui effaceraient pour toujours leurs odeurs sur le corps de leur mère, et qui en lavant son pelage, les laverait eux de tout soupçon.
Sans échanger un mot, les deux chats se séparèrent pour rejoindre l'Assemblée en laissant derrière eux le corps noir tigré argenté, qui commençait à être parsemé de grosses gouttes de pluie. Les nuages déversaient leur chagrin sur les Quatre Chênes, comme s'ils rendaient son deuil à la reine assassinée, et les meneurs ne s'entendaient plus parler. Étoile de Suie, la meneuse du Clan Rouge, resta bientôt seule sur le Grand Rocher, et cloîtra donc l'Assemblée - Étoile d'Ivoire et Étoile du Coquelicot se souciant de l'état de leur pelage, et Étoile du Hibou ayant glissé sur une zone mouillée et ayant fini la truffe dans la terre. Lion Argenté avait ri avec sa sœur et les autres félins, puis emboîté le pas à ses camarades qui suivaient le meneur blanc qui quittait la clairière. Pas un ne remarqua la féline morte à l'orée de la clairière, sous l'ombre du feuillage, mais néanmoins détrempée par la pluie. L'éclat des rayures argentées de son pelage s'était éteint.
En pleine nuit, en plein orage, on ne voyait pas plus loin que le bout de sa truffe. Lion Argenté marchait vite, très, trop, et ne remarqua qu'il dépassait tout le monde y compris son chef que lorsque celui-ci l'interpella. Il fit volte-face, beaucoup plus chétif qu'ordinairement avec sa fourrure qui collait à ses flancs. Étoile d'Ivoire, qui l'avait apostrophé avec amusement et désinvolture, plissa soucieusement les sourcils en apercevant son expression hagarde et déboussolée. C'était la première fois qu'il voyait son plan c- son guerrier comme cela.
Le mâle gris sombre ralentit et marcha à sa hauteur, les yeux vides et flous. La queue du matou blanc - qui virait d'ailleurs au gris mouillé - caressa sa hanche avec anxiété.
- Tu n'as pas l'air bien. Que se passe t-il ?
Pendant un moment, il crut qu'il ne l'avait pas entendu. Mais finalement, Lion Argenté cilla et miaula d'une voix rauque, folle :
- Ne mets pas Plume d'Ébène comme mentor à l'une de mes filles.
Étoile d'Ivoire lut sa détresse dans ses yeux qu'il tournait enfin vers lui et comprit qu'une crainte terrible envers sa sœur pétrifiait le matou gris. Il avait envie de se presser contre lui, mais les chats qui les suivaient risquaient de bien interpréter ce geste, sans compter que leurs pelages ruisselants allaient les refroidir tous les deux.
- Et il te faudra un autre mentor pour Petite Goutte, ajouta sombrement Lion Argenté d'une voix sourde.
Étoile d'Ivoire n'était pas sans se rappeler qu'il avait confié l'entraînement de la petite femelle à Cascade d'Argent. Son visage triangulaire se défit piteusement.
- Oh, ne me dis pas que c'est ce que je crois...
- Je voudrais bien, mais ça serait mentir.
Il échangea un dernier regard, brutal, désemparé, avec son meneur, et poursuivit le trajet seul, en tête, les pattes s'écrasant dans des flaques par intermittence.
***
Il plut toute la nuit jusqu'à l'aube et le sol déjà humide du territoire du Clan Noir n'avait pas besoin de ça. Les apprentis avaient interdiction de s'approcher des marécages.
- On ira pas, nous, répétait Petite Souris depuis une demi-heure. Promis. On sera les apprentis les plus sages que le Clan ait connu !!
- Que la forêt ait connu, renchérit Petite Flèche dont la langue ce matin se déliait petit à petit.
- On sera surtout les plus élégants, fit remarquer avec suffisance Petit Matin en lissant sa belle fourrure. Enfin, moi, surtout.
- Et les plus doués ! clama Petite Goutte en renversant quelque chose.
En mère douce et délicate, Beauté Glaciale les fit taire - avec tant de véhémence que bien chanceux celui qui dormait encore - parce que le jour venait à peine de se lever. Lion Argenté était dehors, à ne rien faire sinon écouter avec tendresse les piaillements de ses enfants et la voix mélodieuse de sa compagne qui s'époumonait. Les autres reines de la pouponnière s'y mirent.
Le jeune mâle s'installa plus confortablement à l'intérieur de sa souche abritée sous un conifère. Il avait horreur de se mouiller les pattes et était resté dedans - fort heureusement, la pluie ne l'avait pas touchée - depuis qu'il était rentré des Quatre Chênes, en s'efforçant de se vider l'esprit. Les cris des chatons tirèrent plusieurs guerriers du sommeil et de leur tanière. Plume d'Ébène, Pelage de Foudre et Flèche de Givre jetèrent un regard assassin au creux ronceux. Non. Un regard noir. Pas assassin. Flèche de Givre ne touchera pas à un poil de mes enfants. Quand bien même Étoile d'Ivoire le désignerait comme mentor.
Lorsque Plume d'Ébène aperçut son frère, elle fit un léger mouvement de tête pour qu'il vienne la rejoindre, mais il fut incapable de bouger. Il la vit rouler des yeux depuis l'autre bout du camp puis marcher vers lui.
- Qu'est-ce que tu fous, articula, sidérée, la petite chatte tigrée en le voyant ainsi niché dans la souche creuse. Si tu te voyais... ! Tu vas resté coincé, tant pis pour toi.
Lion Argenté s'abstint encore de réagir. Le regard suspicieux de sa sœur glissa sur lui.
- Quoi ? Ça a un rapport avec tes mioches ? Je te jure, j'étranglerai Petite Goutte si...
- Tu ne t'approcheras pas ,de près ou de loin de ma fille !
Il fut le premier surpris par son feulement virulent et bondit hors de sa souche, très raide, face à une Plume d'Ébène consternée.
- Je plaisantais, cervelle de lézard. Quoique, si elle te casse trop les pattes...
- Plume d'Ébène, ça n'est pas drôle ! Tue qui tu veux, mais ne touche pas à ma famille !
Elle semblait avoir oublié son matricide ! Elle haussa un sourcil.
- Très bien, je pars égorger Oiseau de Givre, alors. Ou... Étoile d'Ivoire.
Il n'apprécia pas du tout son sourire narquois et battit de la queue.
- Oiseau de Givre est mon ancien mentor, tout de même ! Et ton chef ? Tu n'y penses pas. Par contre, ton lieutenant...
Un air rusé s'installa dans leurs deux regards.
- Nuit d'Hiver est le prochain, susurra la petite guerrière dodue. Oh, mais attends ! c'est un membre de ta famille, non ?
Elle parut satisfaite par sa grimace écœurée.
- Une pareille cervelle d'asticot n'a pas grand intérêt à rester en vie, affirma Lion Argenté, son cœur ratant néanmoins un battement. Mais il ne vaut pas non plus la peine qu'on le tue. Idiot comme il est, il se tuera en marchant sur sa queue.
Les deux complices ricanèrent, lui un peu jaune et nerveusement.
- T'as raison, va, lança sa sœur, mais il faut qu'on se taille une réputation. On devient lieutenant, on prend la tête de ce Clan d'incapables et on montre à toute la forêt qu'ils ont à nous craindre.
La jeune féline gris sombre rayée leva sa patte avant au fur et à mesure qu'elle parlait et sortit brusquement ses six griffes hors de leur fourreau. Lion Argenté retint un sursaut. "On", c'était elle, indubitablement.
- Tu es partant, n'est-ce pas ? miaula t-elle ensuite, voyant qu'il ne semblait pas partager son enthousiasme.
Le guerrier à poil long marqua un temps.
- Bien sûr, jeta t-il finalement avec autant de dédain et de supériorité que possible.
Il chercha un moment quelque chose à ajouter, mais ne trouva rien, et fut anxieux qu'elle s'imagine qu'il avait peur, mais Plume d'Ébène ne faisait guère attention à lui, concentrée sur ses griffes qu'elle faisait luire et reluire à la lumière du soleil levant.
- On se parle plus jusqu'à ce que je dise qu'on se reparle, souffla t-elle avant de tourner les talons et de s'éloigner.
Lion Argenté, ayant touché l'herbe trempée, eut un mouvement de sursaut avec un temps de retard et grimpa sur sa souche où il s'allongea de tout son long.
Dans quelle crotte de renard je me suis fourré... Lorsque nous étions apprentis, Beauté Glaciale et moi, on s'est fait la promesse que dès que l'un de nous serait désigné lieutenant, on prendrait le contrôle du Clan, et à cette époque, j'étais bien plus déterminé et enthousiaste à cette idée. Et je sais pourquoi. Beauté Glaciale est fine, réfléchie, calculatrice, raisonnable. Plume d'Ébène, elle, est rusée, sournoise, imprévisible et beaucoup trop téméraire. Elle serait bel et bien capable de faire ployer la forêt sous sa tyrannie. Ma compagne me suivrait dans la domination, ma sœur m'y entraînerait. Je n'aime pas sentir que quelque chose échappe à mon contrôle. Le maître de la guerre, ça sera moi.
Alors, sur ce, il prit la décision de tenir la promesse faite à la belle reine grise et de feindre l'alliance à la petite guerrière trapue. Et il fallait qu'il informe cette première qu'ils n'étaient pas les seuls à convoiter la place de chef, le plus vite possible.
Le bout de sa queue se prit dans le buisson de ronces qui abritait la pouponnière et y laissa quelques poils; cependant, cela ne l'arrêta pas et il se précipita auprès de sa progéniture et de leur mère. Beauté Glaciale disputait Petite Souris qui mordait Petite Flèche tandis que Petit Matin lui grimpait sur la tête et que Petite Goutte lui marchait et lui remarchait encore sur la queue. A distance respectueuse et contrite, Jolie Perle et Brume des Neiges l'observaient se démener en caressant de leurs queues leurs propres petits, bien sages, encore endormis blottis contre elles.
- Quoi ? cracha la magnifique femelle aux yeux verts en apercevant son compagnon. T'as rien de mieux à faire que de venir traîner dans mes pattes ?
Brume des Neiges pouffa dans sa moustache en prenant bien garde à ne pas se faire entendre.
- Sors les, miaula Lion Argenté en éludant la question. Ils ne t'embêteront plus, et j'ai à te parler.
Sa proposition fut accueillie par quatre cris de joie et un soupir de soulagement venu des autres mères. Beauté Glaciale grogna de façon inintelligible en faisant un geste de la queue pour que ses enfants déguerpissent, et posa le museau dans ses pattes une fois qu'ils furent sortis - Petite Goutte en bousculant son père et en renversant quelque chose.
- Ils ne sont même pas prêts à être novices, grommela t-elle en plissant le front comme si elle souffrait d'un mal de tête. Ils se comportent encore comme s'ils avaient deux lunes. Enfin, vivement qu'ils sortent de ce trou à rats - et moi aussi. Sortons, ajouta t-elle en dépliant ses pattes. Si tu as des choses à dire, je doute que Jolie Perle et ça aient à entendre.
Brume des Neiges ne releva pas le pronom utilisé pour la désigner, ni son ton plein de mépris, mais prit une expression hargneuse une fois la chatte gris pâle eut-elle tourné le dos. Lion Argenté la vit, et son cœur se serra. Il savait que les deux femelles éprouvaient l'une pour l'autre une jalousie irraisonnée - Brume des Neiges était stupide de croire qu'elle arrivait à la hauteur de Beauté Glaciale et Beauté Glaciale était stupide de se soucier de quelqu'un comme Brume des Neiges. Se pourrait-il que la reine blanche aux pattes grises soit amoureuse de lui ? Il ne le savait pas, mais elle lui adressait toujours un sourire et des regards très tendres. Ça doit avoir un rapport avec ses chatons minables. Et il eut honte de cette pensée, mais la chassa vite de son esprit et suivit d'un pas brusque sa compagne à l'extérieur.
- C'est humide, par terre, renifla t-il avec une voix un peu trop plaintive selon Beauté Glaciale qui n'était pas d'une excellente humeur. On est obligés de sortir du camp ? Pourquoi on...
- Lion Argenté, arrête un peu, on dirait un chaton qui geint et se plaint à sa mère, jeta t-elle d'un ton si acerbe qu'il recula d'un pas.
Sa comparaison lui tira une grimace et, vive comme une pie, elle s'en aperçut.
- Elle est où, Cascade d'Argent, au fait ? Je ne l'ai pas vue rentrer de l'Assemblée, ni ce matin...
Ses yeux verts en amande parcoururent le camp qui se réveillait. Lion Argenté prit son air le plus innocent qu'il pouvait et ça lui donna l'air tellement coupable que Beauté Glaciale fit la moue.
- Oh, tu sais quoi, je ne suis pas sûre de vouloir le savoir. Arrête tes jérémiades, suis-moi et parle donc.
Le sol de feuilles mortes noyées était très désagréable à fouler mais le matou gris s'efforça de ne pas le faire remarquer. Sa compagne fouettait l'air de sa queue avec irritation et il craignait que son courroux empire.
- Écoute... C'est Plume d'Ébène. Elle est dangereuse.
Et il savait, il savait qu'à ce moment précis, il signait l'arrêt de mort de sa sœur. Il savait que Beauté Glaciale, si impartiale, si vengeresse, si prompte à lui rendre justice, si inquiète quant à son bien-être, malgré tout, n'hésiterait pas à faire tout ce qu'il lui demanderait sans hésiter. La lueur qui s'enflammait dans ses prunelles combinait affection, respect, et détermination. Elle tuerait pour lui, il le savait.
Elle ne prononça pas un mot mais l'expression intense de son superbe visage lui ordonnait de poursuivre.
- Elle a tué Cascade d'Argent.
- A d'autres, se moqua t-elle avec un petit sourire suffisant. Un soir d'Assemblée...
- Tu ne me crois pas ? Va vérifier à l'orée des Quatre Chênes, va renifler les poils de ma sœur, va prouver que je te mens.
- Renifler ta sœur ? et Lion Argenté s'amusa de sa mimique écœurée. Non, mon grand, ce que je voulais dire, c'est que ta formulation est incorrecte. Elle a peut-être donné le coup fatal, certes, mais n'as-tu pas ta part de responsabilité dans l'histoire ?
Pour la énième fois, le grand matou se maudit d'avoir pris pour compagne une chatte aussi intelligente. Et il se maudit une deuxième fois d'affilée en voyant passer sur son doux visage un nuage de lassitude. Il savait qu'elle n'aimait pas la violence inutile et avait envie de revenir en arrière, revenir sur ses mots pour lui assurer qu'il n'était pas coupable. Mais il était trop tard, et Beauté Glaciale avait déjà deviné la vérité.
- Un jour, toi et moi, nous serons maîtres de la forêt, chuchota t-elle, les yeux troubles. Mais pas de cette façon là. Nous redresserons les Clans faibles afin qu'ils prospèrent les uns les autres en harmonie. Nous ne leur imposerons pas un joug sanglant et une terreur permanente, mais un règne impartial et sévère juste ce qu'il faut pour conserver nos places.
La fureur traversa instantanément les veines de Lion Argenté. Pour qui se prenait-elle, à vouloir instaurer la paix, à faire ami-ami avec les Clans ennemis ? Jamais un plan aussi stupide, aussi ridiculement niais ne pourrait être mis en œuvre, les félins étant ainsi faits. On profiterait de leur faiblesse et on les renverserait. Du mythe du fabuleux guerrier Étoile de Lion Argenté ne subsisterait que des moqueries et du mépris. Il était impossible de s'inscrire dans la lignée des légendes félines par le biais de moyens respectant le code du guerrier et revendiquant son pacifisme et sa bonne volonté.
Lion Argenté avait envie de blesser sa compagne pour avoir eu une idée si pitoyable, de lui faire mal, très mal.
Et ça, il savait qu'il ne le regretterait pas, qu'il n'aurait pas honte de son acte. Parce que Beauté Glaciale avait conclu un pacte avec lui, dès qu'elle avait accepté d'être sa reine. Ils n'en avaient jamais parlé l'un avec l'autre, mais la même conviction s'imposait dans leur esprit : la compagne du félin gris, en guise d'honneur et de respect, lui confiait sa vie et il pouvait en faire ce que bon lui semblait. Elle tuerait et mourrait pour lui, c'était ce à quoi elle s'était engagée en s'unissant avec lui, en partageant sa vie, en le laissant ouvrir des plaies à travers sa peau. Néanmoins, il était bien conscient qu'il ne lui était pas supérieur. La chatte gris perle, en plus d'être excellente au combat et dotée d'un esprit vif et agile, connaissait son propre pouvoir et sa propre influence sur son compagnon. Il lui avait prouvé, maintes fois, sans le vouloir, son attachement profond à elle et sa propre soumission à ses désirs. Il craignait souvent de la contrarier, de ne pas être à sa hauteur ou de lui manquer de tendresse. Beauté Glaciale appréciait bien son pliement irrépressible à sa volonté et savait se servir de celui-ci selon ses humeurs. C'était aussi pour cela qu'elle savait pertinemment qu'il ne lèverait pas une griffe sur elle, par peur des représailles, et donc, s'amusait à l'agacer et à lui faire sentir la pression qu'elle exerçait sur lui.
Ils partagèrent un regard et Lion Argenté croisa dans ses yeux d'eau verdâtre un amusement certain quant à sa frustration de ne pas oser s'emporter. La garce. Je commence à en avoir assez de me faire manipuler par tout le monde. Ma sœur, mon chef, ma femelle ! Je me vengerai de cette sale vipère maligne plus tard. Mais là, j'ai bien envie de profiter de son humeur calme, qui dure rarement.
Son regard à lui toujours dans le sien se fit acerbe voire odieux alors qu'il se postait face à elle, le poitrail dressé et le sourcil sévère.
- Dis-moi, ma libellule, il y a bien longtemps que je ne t'ai eue rien que pour moi.
Une grimace tordit la jolie bouche de la reine.
- Oui, et je m'en portais fort bien. On parle, là, Lion Argenté. Si on commence à copuler à chaque fois qu'on veut régler un désaccord, je passerai le restant de mes jours dans la pou... Huuuuunnnghhhh.
Elle lança une œillade insolente par-dessus son épaule.
- T'es insupportable, tu sais. C'est ça que tu appelles me parler ? Quand tu passes la nuit chez Étoile d'Ivoire, vous parlez, aussi ?
Lion Argenté poussa un feulement bruyant, donna une claque sur le sol avec sa queue et lui tourna le dos.
- Chaton, ronronna Beauté Glaciale, faussement grondeuse, en s'approchant et fourrant son museau dans son pelage. Boude pas. Je plaisante. Continue. Ta sœur est dangereuse, soit. Quel est le rapport avec moi ?
- Ce que tu viens de me dire, répondit-il, vivement, en tournant la tête pour la regarder, comme quoi nous serons un jour les maîtres de la forêt, eh bien, Plume d'Ébène veut l'être aussi. Y a comme un problème, non ?
Beauté Glaciale ne sembla pas surprise par son annonce et cela eut le don de l'exaspérer.
- Mais, débarrassons-nous d'elle, miaula distraitement la belle chatte avec un ton simple et calme, comme si elle contait l'évidence.
- C'est ma sœur, protesta tout de même le mâle gris sombre, son cœur s'accélérant en remarquant la façon cruellement désinvolte dont ses yeux brillaient.
Sa compagne fit un petit mouvement nonchalant d'épaule et de tête, signifiant clairement "Eh bien, à toi de décider qui tu suis entre la femelle que tu aimes et une chatte dangereuse qui n'a pour seul point commun avec toi qu'un lien de parenté."
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l'époque du "un chapitre tous les mois" est révolue chers amis je suis ma foi désolé.e
j'espère que ça vous plaît toujours
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