CHAPITRE 15

Il cligna des yeux. Non, son imagination lui avait joué un tour. Ils étaient là, tous les cinq, roulés les uns contre les autres près de leur mère. Beauté Glaciale dormait la tête appuyée contre la paroi de la tanière. L'expression de son visage était parfaitement neutre. Seule sa poitrine bougeait en se soulevant à chaque inspiration. Lion Argenté jeta un vif coup d'œil aux cinq chatons. Ils respiraient paisiblement. Petite Goutte ronflait, la bouche ouverte. Un indescriptible soulagement s'abattit sur le matou gris. Immédiatement suivi de l'angoisse. Savoir le matou blanc hors de sa vue lui procurait le désagréable sentiment d'être lui-même observé. Il tourna brusquement la tête. Deux morceaux de glace brillèrent une fraction de seconde avant de s'estomper dans la nuit.

Le pelage touffu du guerrier gris s'hérissèrent en pointes sur sa nuque. Il déposa un dernier regard tendre sur sa famille avant de sortir de la pouponnière d'un bond agile. Les yeux avaient brillé par là. L'odeur de Nuage de Givre flottait dans l'air. Comment un chat blanc pouvait-il se fondre si facilement dans l'obscurité ? Lion Argenté était si furieux et si terrifié qu'il n'aurait pas hésité à lui trancher la gorge s'il se montrait. Après tout, si je le tue, ça ne serait pas si grave...

- Lion Argenté ?

Il sursauta si violemment que le chat derrière lui recula. Celui-ci scruta son visage, surpris, ses yeux bleus écarquillés.

- Papa ? Qu'est-ce qu'il y a ?

- Que fais-tu au milieu du camp, en pleine nuit ? s'étonna Nuit d'Hiver.

Une rage incontrôlable le fit retrousser les babines.

- Ça ne te regarde pas.

Surpris par sa froideur, le lieutenant tigré afficha une mine blessée.

- Tu... Tu devrais aller dormir.

Son fils le bouscula d'un coup d'épaule agacé pour se rendre à pas vifs vers l'autre extrémité du camp. Il avait prévu d'aller dormir, mais il ne ferait pas ce plaisir à son père. Ce qu'il pouvait le mépriser ! Il se rendit compte, avec un peu d'étonnement, qu'il le détestait. Il détestait sa faiblesse, sa gentillesse, son manque d'autorité. Tout le contraire de sa mère, certes, mais cela ne l'empêchait pas de ne pas l'aimer non plus. À vrai dire, seules trois chattes étaient dignes de son affection.

Le matou marchait donc à pas vif sur le sol terreux recouvert d'aiguilles de pin, quand tout à coup....

Trois silhouettes se découpent sur le Chemin du Tonnerre. Trois félins. Ils avancent péniblement, leurs pas ralentis par leur ventre lourd qui touche presque le sol. Celui en tête avance déterminé, les dents serrés par la douleur que lui procure ses flancs gonflés. Il relève le museau. C'est une femelle. Son pelage écaille est malmené par le vent chaud qui fait virevolter les feuilles sur leur sillage. La seconde chatte progresse elle aussi péniblement, sa fourrure claire trempée de sueur. Elle vacille, se stabilise. Derrière elle, la troisième féline semble sur le point de défaillir. Elle est de constitution bien plus frêle que ses deux camarades. Son poil noir bleuté saille sur ses côtes pointues. Elle halète, la pupille rétrécie.

- Tiens bon, Plume de Cassis, nous arrivons, souffle la deuxième femelle en lui jetant un regard inquiet.

Plume de Cassis gémit. Son ventre est de loin le plus gonflé. Il ballotte de chaque côté de ses épaules minces.

- Je ne peux pas...

Elle s'écroule face contre terre sur la surface noire du Chemin. La chatte gris-blanc pousse un hoquet d'horreur en percevant le grondement d'un monstre au loin. Elle pousse sa camarade du museau, affolée.

- Plume de Cassis ! Lève-toi !

- Laisse-la, souffle la première chatte au pelage écaille, une étincelle de tristesse dans ses yeux ambrés. Elle est à bout de forces. Dépêche-toi, Eau Blanche, il faut avancer, ils vont nous rattraper, sinon !

Infiniment triste, Eau Blanche secoue la tête et enfouit son museau dans la fourrure emmêlée de Plume de Cassis qui perd connaissance. Ses yeux s'attardent un instant sur son ventre renfermant des vies qui ne naîtraient jamais. Puis elle se hâte de se relever et de quitter le Chemin du Tonnerre pour courir à la suite de la reine écaille dont les cils perlent de larmes transparentes. Toutes deux gémissent faiblement lorsque dans leur dos vrombit le monstre, lorsqu'un bruit de choc, un craquement sinistre se fait entendre. En s'efforçant de ne pas regarder en arrière, elles s'engouffrent dans la pinède, têtes et queues basses, mais l'œil déterminé à sauver les boules de poils qu'elles renferment à l'intérieur d'elles.

Lion Argenté fit volte-face et se mit en position d'attaque. Il sentait des odeurs ennemies. Le Clan Bleu, ces faces de poisson !

- Intrus ! rugit-il lorsque deux museaux apparurent au coin de la barrière de ronces.

Il s'élanca, griffes sorties, prêt à en découdre, lorsqu'il se fit soudain percuter par un éclair gris. Beauté Glaciale le plaquait au sol, une patte experte appuyée sur sa gorge, ses magnifiques yeux verts luisant d'une lueur sévère. Elle s'était apparemment levée précipitamment. Sa fourrure était en bataille et les cinq minois de ses chatons pointaient, fatigués, de la pouponnière.

- Lion Argenté, ces reines ne sont manifestement pas venues pour nous envahir, miaula t-elle d'une voix aussi glaciale que sa beauté. Pour ma part, je n'ai jamais vu une expédition d'attaque composée uniquement de deux chattes prêtes à mettre bas.

À mettre bas ?

Il jeta un coup d'œil derrière son épaule et s'aperçut que l'une des femelles, la écaille, apposait ses pattes sur son ventre d'un geste protecteur. La deuxième avait les yeux étrécis et la queue frémissante, comme si elle allait d'un instant à l'autre se battre pour défendre les petits qu'elle portait.

Beauté Glaciale détourna le regard de son compagnon pour le tourner vers les deux reines, un sourire bienveillant aux lèvres.

- Qu'est-ce qui vous amène là ?

Elles échangèrent un regard incertain. Lion Argenté agita la queue, toujours sous Beauté Glaciale. Elles viennent nous déranger et hésitent à nous dire la vérité...

- C'est Étoile Verte, dit précipitamment la chatte écaille. Il... c'est le matou le plus mauvais de toute la forêt.

- Que fait-il ?

Étoile d'Ivoire était sorti de son antre et avançait, majestueux, sur sa Branche Sacrée. Un peu de curiosité scintillait dans ses yex vairons.

La chatte écaille hésita. Ce fut la femelle blanche qui répondit :

- Il tue les femelles.

- Quoi ?

Ce cri horrifié, Beauté Glaciale l'avait poussé en premier, mais Nuit d'Hiver, Améthyste et Oiseau de Givre en furent l'écho. Les deux guerrières, éveillées par le bruit, dévisageaient les nouvelles arrivantes, abasourdies.

- Ça a commencé lorsque nous étions apprenties, renchérit la reine tachetée. Plume Verte avait remplacé Étoile de Cristal et commençait son règne sanglant. Il avait dans la tête que les femelles étaient juste bonnes à faire des petits, que la protection et le nourrissage du Clan reposait sur les mâles. Alors il... il a fait exécuter nos anciennes... et toutes les guerrières, ainsi que la plupart des chatonnes et apprenties. Il n'a laissé que cinq femelles; Plume de Cassis, Pluie du Soir, Rivière d'Étoiles, Eau Blanche et moi, Joli Coquelicot. Pluie du Soir et Rivière d'Étoiles ont rapidement succombé, sous les coups des guerriers qui les prenaient comme souffre-douleur. Je me demande encore comment il est possible qu'un seul félin ait poussé tous les mâles à haïr et mépriser les femelles... La première portée d'Eau Blanche - elle désigna la chatte gris perle - était composée de trois femelles et un mâle. Deux des petites ont été tuées par Étoile Verte en personne. La survivante, qu'il avait laissée en vie dans le but qu'elle passe le reste de sa vie à enfanter des mâles, a été mise en pièces par le reste des chatons, qui imitaient déjà le comportement de leurs aînés.

- Mon fils m'a rapidement rejetée, ajouta Eau Blanche, la voix brisée. Nous ne pouvions plus vivre de cette façon. Ainsi, lorsque nous avions été de nouveau pleines toutes les trois, nous avons décidé de nous enfuir et de chercher refuge dans un autre Clan. Nous avons opté pour le Clan Noir, le vôtre, parce que nous voulions que nos petits, mâles comme femelles, deviennent tous de très grands guerriers forts et valeureux.

Étoile d'Ivoire semblait avoir fait un arrêt sur image. Il était stupidement immobile, la bouche entrouverte. Ce fut Beauté Glaciale qui réagit :

- Mais bien sûr ! Des reines et ses chatons, c'est une bénédiction pour n'importe quel Clan ! Mais vous n'aviez pas dit que vous étiez trois ?

- Si.

Joli Coquelicot baissa la tête.

- Plume de Cassis a perdu connaissance sur le Chemin du Tonnerre et un monstre est passé, expliqua Eau Blanche, la gorge nouée.

- Toutes mes condoléances, miaula Beauté Glaciale en descendant du dos du guerrier gris pour aller frotter son museau contre celui des reines. Étoile d'Ivoire ? Tu es d'accord, n'est-ce pas ?

Le meneur blanc secoua la tête comme s'il venait de se réveiller.

- Euh, quoi ? Euh, si tu veux...

Consternée, la belle chatte lui jeta un regard de reproche.

- C'est qui le chef, déjà ?

- Mais je m'y connais pas en chatons, se défendit-il lamentablement.

- Tu en as, pourtant... Oh, et par le Clan des Étoiles, le sort de ces jeunes femelles ne t'émeut-il pas ?

Elle chercha vainement une once d'émotion dans ses prunelles respectivement ambrée et bleue. N'en trouva pas. Poussa un long, très long soupir qui indiquait que sa patience était mise à l'épreuve.

Lion Argenté rabattit les oreilles en grimaçant lorsqu'elle commença à hurler sur son chef. Elle a vraiment du mal à contrôler sa colère, faut toujours qu'elle braille... Joli Coquelicot et Eau Blanche semblaient abasourdies voire vaguement mal à l'aise.

- ...pas croyable qu'une cervelle de souris qui se dit être meneur ne puisse être doté d'aucune sensibilité !... indigne !... mérite pas... si j'étais à ta place... tu ferais mieux... me laisser gérer...

Terrifié par ce flots de paroles, Étoile d'Ivoire reculait sur sa branche, le poil hérissé. Il couina piteusement :

- Heu, très bien ! Ces pauvres reines sont autorisées à séjourner dans notre camp... Jolie Perle, tu peux les...

- Attendez !

Tous les regards se tournèrent vers Lion Argenté qui se relevait et lançait des éclairs rouges avec ses yeux.

- Ça ne vous vient pas à l'idée que sans femelles, le Clan Bleu sera incapable de procréer et donc de survivre ?

- Et ça t'émeut ? lança Beauté Glaciale sans prendre la peine de cacher son mépris.

- Ne sois pas ridicule, cracha t-il en ne se montrant pas davantage aimable. Quand ils s'en rendront compte, ils vont nous attaquer ! Faut-il vraiment risquer une envasion pour satisfaire les petits sentiments ridicules de Beauté Glaciale ?

L'intéressée cracha furieusement et fouetta l'air de sa queue.

- Tout le monde n'a pas un cœur de glace comme le tien, Lion Argenté. Je m'excuse d'avoir des émotions, c'est vrai que pour quelqu'un qui ne ressent rien, ça doit être difficile à comprendre, ça... La compassion.

- Tes sentiments sont ta faiblesse ! feula le guerrier. Tu ne penses qu'à toi et pas à ton Clan ! Tu ne te rends même pas compte qu'à cause de toi, le camp est en danger !

- Comme si ça te posait problème, riposta la reine grise, les yeux réduits à deux fentes. Depuis quand Lion Argenté se soucie t-il des autres ? Oh, mais c'est vrai ! Si le Clan est attaqué, il risque de se salir la fourrure !

- Non, figure-toi ! Moi, je pense à mes chatons ! Je les fais passer avant ceux des autres Clans !

- Arrête de mentir ! hurla Beauté Glaciale en le fauchant de la queue. Tu ne penses qu'à toi et à ta propre vie ! Tu as toujours été comme ça et tu ne changeras JAMAIS !

- Beauté Glaciale !!

Manifestement choquée, Oiseau de Givre s'était interposée. Ses yeux bleus parvenaient à rester étrangement calmes malgré le conflit.

- Calmez-vous ! Vous avez tous les deux des arguments valables, mais la décision finale reviendra à Étoile d'Ivoire. Et personne n'a à contester la parole du chef, c'est une violation du code du guerrier. Gardez vos avis pour vous, c'est bien clair ? Et toi, jeune chatte, que je ne te revoie plus recourir à la violence.

Elle l'avait juste fauché d'un coup de queue, mais Lion Argenté savait son ancien mentor très soucieuse pour ce qui était de la paix et du respect du code.

Beauté Glaciale plissa les yeux, mais ne dit rien. Sa queue s'agitait encore. Lion Argenté ignora le regard effrayé que Joli Coquelicot et Eau Blanche posait sur lui et releva la tête pour défier le meneur blanc.

- Alors, Étoile d'Ivoire, quelle est ta décision ?

Embarrassé, celui-ci battit plusieurs fois des paupières.

- Euh... Elles peuvent rester, mais si le Clan Bleu arrive, nous les lui rendons.

- Mais ils doivent promettre de ne plus tuer personne, intervint Nuit d'Hiver en prenant Beauté Glaciale de court. C'est bien clair ?

Cette dernière hocha la tête, contrainte.

- Bon, moi je retourne me coucher, marmonna t-elle. Suivez-moi, toutes les deux.

Son sourire affectueux était revenu. Tandis que les reines lui emboîtaient timidement le pas, Lion Argenté songea qu'elle se montrait plus aimable avec des inconnues ennemies qu'avec son compagnon. Et que Nuit d'Hiver était vraiment stupide s'il pensait que le Clan Bleu était capable de tenir une promesse.

Les félins retournèrent lentement se coucher dans leurs tanières respectives. Bientôt, le mâle gris sombre resta seul immobile au milieu du camp. Ses moustaches volaient doucement dans la brise. Il ferma les yeux pour profiter, un court instant, de la température tiède de la saison des feuilles vertes. Il les rouvrit rapidement, troublé. Il entendait une voix. Une voix perfide et sournoise, qui murmurait quelque chose. Nuage de Givre. Ses oreilles se rabattirent en arrière. Le félin gris chercha d'où pouvait bien provenir la voix. Il ne tarda pas à comprendre que le novice se trouvait derrière le creux de ronces de la pouponnière.

Lion Argenté avança à pas de loups dans sa direction. Il faisait sombre, mais il parvint tout de même à apercevoir Nuage de Givre, penché sur Petite Flèche, lui murmurant des choses à l'oreille.

- Qu'est-ce que tu fais là ? grogna t-il d'un ton abrupt.

Les yeux glacés de l'apprenti blanc se posèrent lentement sur les siens.

- Je discute avec ton fils. Il est très intelligent.

Petite Flèche gloussa bêtement du compliment. Son père se retint de lui faire remarquer que c'était le moins vif de la portée. Ses yeux inquiets détaillèrent son petit corps. Pas de trace de blessure. Mais le comportement de Nuage de Givre était suspect. Nuage de Givre était suspect.

- Petite Flèche doit dormir. Ce n'est qu'un petit chaton. Allons, retourne dans ton nid, souffla t-il au petit mâle tigré et gris.

- Non, je m'amuse bien avec Tonton, répliqua le chaton en frottant sa petite tête contre la patte massive de Nuage de Givre qui souriait de façon très déplaisante.

- Il a raison, on s'amuse tous les deux... C'est toi, qui va aller te coucher,  Lion Argenté. Fais de mauvais rêves...

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Média : Étoile Verte

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