CHAPITRE 14
Son premier meurtre, oui, mais également sa première satisfaction. La première fois qu'il ressentait cet ivresse joviale, de jubilation amère, forte comme jamais. Jamais plus l'exécrable guerrier ne commettrait d'adultère avec sa compagne, la sienne, sa propriété. Il n'exécuterait pas la menace qu'il avait laissé planer sur leurs chatons. Il n'y avait plus de risques pour qu'on découvre le deuxième père de la portée.
Malgré le fait que n'importe qui puisse arriver et l'accuser de meurtre, il n'était pas inquiet. Il allait masquer l'assassinat, ainsi personne n'oserait émettre des soupçons contre lui, car il était toujours le chat le plus populaire du Clan. Mais comment faire ?
Il examina les alentours. La pinède, rien que la pinède. Sa truffe se tendit soudain. Un parfum inconnu venait chatouiller ses narines.
Si je ne me trompe pas, alors je suis près de la ville des Bipèdes. Et alors, ce que je sens, c'est un chat domestique !
Ses moustaches se redressèrent alors qu'il élaborait un plan.
Lion Argenté saisit le cadavre par la peau encore intacte de sa nuque et le traîna difficilement - Pluie de Lumière était de constitution massive - jusqu'à une barrière en bois à la lisière de la forêt. Il abandonna la dépouille ensanglantée devant, et s'apprêtait à repartir quand une voix appelant son nom le fit sursauter et se mettre en position d'attaque.
- Ne t'inquiète pas, Lion Argenté, ce n'est que moi.
Que moi s'était avancé d'entre les arbres et était doté d'un poil blanc qui luisait sous la lune. Nuage de Givre. Il l'avait suivi !
- Qu'est-ce que tu fais là ? gronda le guerrier, menaçant, en sentant les poils de ses oreilles se dresser comme à chaque fois qu'il supportait sa compagnie.
- Je t'ai vu sortir furieux du camp, et je me suis dit que tu allais accomplir une vilaine tâche. J'ai eu raison.
Sa voix froide teintée de miel aurait donné des envies de meurtre à n'importe quel félin.
Lion Argenté vit rouge. Il sortit les griffes et foudroya le chat blanc du regard en s'apprêtant à le menacer. Juste à cet instant, un sourire en coin étira sa lèvre sur le côté et il appela, le triomphe dans la voix :
- Tu peux sortir, Beauté Glaciale.
Le matou gris foncé se figea alors que la silhouette pâle et délicate de sa compagne apparut à découvert. Ses oreilles étaient basses et son beau visage défait.
- Tu vois bien, reprit Nuage de Givre, faussement indigné, il allait m'attaquer ! Et regarde ce qu'il a fait de ton ancien mentor !
- Mais il te menaçait ! protesta t-il avec colère. Il était dangereux !
Les sublimes yeux verts de la guerrière le contemplèrent avec pitié et lassitude.
- Était-ce une raison pour le tuer ? Tu me fais peur, Lion Argenté. Je ne te pensais pas capable d'une chose si horrible. Nuage de Givre avait raison. Tu es dangereux et imprévisible.
Avant qu'il n'ait pu faire le moindre geste, Beauté Glaciale avait tourné les talons et s'était enfuie, peinée et horrifiée. Il l'entendit murmurer, lorsqu'elle ne fut pas encore tout à fait éloignée ; "j'aurais du me méfier le jour où tu m'as vidée de mon sang".
Avec un certain malaise, Lion Argenté se remémora le jour où, emportée par la folie du combat, il avait déchiré la peau de la belle femelle. Elle avait pourtant semblé lui pardonner, et même apprécier ! Il n'aurait jamais pensé que cela se retournerait contre lui. La colère enflait encore et encore dans son ventre et remontait vers sa gorge. Il n'était pas furieux contre Beauté Glaciale, clairement victime d'une manipulation. Non, toute sa rage, celle qui lui brûlait les entrailles et voilait ses yeux de rouge était dirigée vers le novice blanc, nonchalamment assis, s'étant redressé de toute sa hauteur pour mieux admirer la fureur sur le visage de son aîné. Dans quel but avait-il retourné sa compagne contre lui ? Ce n'était pas encore au sujet d'Aile de Marbre, tout de même ? Quand donc comprendra t-il que je n'y suis pour rien dans l'affaire de la mort de son père ?
- Lion Argenté devient un tueur en série, commenta t-il de sa voix rauque et traînante, l'œil luisant. Ça, ce n'est pas bon pour son image.
Ne pouvant pas supporter la vue de son ennemi davantage, le guerrier gris posa à nouveau son regard sur le cadavre qui se raidissait. Le sang sur sa gorge coagulait avec ses poils blancs et noirs.
- Lion Argenté voulait protéger sa compagne ! protesta t-il d'une voix sourde en essayant de retenir ses babines qui se retroussaient instinctivement. De quoi te mêles-tu, Nuage de Givre ? Ça te fait plaisir de me voir dans cet situation ?
Quelle question, bien sûr que cela lui plaisait. C'était juste s'il ne frétillait pas triomphalement de la queue.
- Lion Argenté n'a pensé qu'à lui en se disant que Beauté Glaciale lui appartenait et qu'il devait éliminer ceux qui tentaient de se l'approprier. Ne nie pas.
Il ne nia pas ; parce qu'il avait raison, bien sûr, mais aussi parce qu'il tenait à sa fierté plus qu'il ne tenait à la reine grise. Il balança latéralement sa queue et se percha sur un petit muret délabré. De cette position, il dominait complètement le petit mâle blanc. Ses prunelles orangées étincelantes braquées sur ce dernier, il articula, en le fixant dans le blanc des yeux :
- Tu sais, Nuage de Givre, j'ai bien compris tes intentions. Tu te dis qu'en me séparant de mes biens, tu seras vengé. Sauf que tu fais erreur. Grave erreur, espèce de stupide petite boule de poils arrogante. Lion Argenté ne s'attache pas aux autres. Lion Argenté est seul, et n'est fort que grâce à cela. S'il se laisse distraire par l'affection, il baisse sa garde. Lion Argenté fait fi de perdre sa compagne.
Il se pencha un peu plus vers lui, l'arrière-train en l'air, la queue à la verticale, la gueule tordue en sourire.
- Enlève-moi donc tout ce que tu pourras. Ce n'est pas ça qui va mener le meilleur guerrier de la forêt à sa perte.
Lion Argenté se rengorgea sur son muret. Il avait débité son petit monologue d'une voix presque vicieuse, sournoise, agrémentée d'une pointe de supériorité - une pointe - et une touche de mépris. Le félin gris attendait donc que son camarade réplique, sans pouvoir se retenir d'afficher une mine pompeuse tandis que le chat blanc trouvait ses mots. L'attente fut brève. Nuage de Givre releva le menton pour le fixer dans les yeux, et ses prunelles glacées renvoyèrent un éclair.
- Tu crois peut-être que tu...
Qu'il ? Il ne sut. Un félin hirsute venait de franchir le muret d'un bond pour cracher dans leur direction. Un chat domestique très assez beaucoup dodu, au pelage tigré, les crocs à nu. Une clochette tintait autour de son cou, mais l'expression de son visage était très menaçante, et ils n'eurent pas envie de connaître le véritable taux de férocité du matou, aussi Lion Argenté agita t-il la queue, pas bien impressionné, pour lui signifier qu'il n'allait pas se donner la peine de le combattre et sauta au sol. Quant à Nuage de Givre, il avait déguerpi dès qu'il avait aperçu le chat domestique.
Ce dernier émit un grondement peu engageant avant d'avancer lentement vers un Lion Argenté blasé, lorsque son regard tomba soudain sur le cadavre raide de Pluie de Lumière. De sa gueule jaillit un misérable couinement et il s'enfuit sans demander son reste, la queue entre les pattes.
Le guerrier gris sombre jeta un regard de mépris à l'endroit où il se tenait précédemment. Il détestait le courage factice. Ce balourd-là jouait sur sa taille massive en en oubliant sa faiblesse intérieure.
Bon, et maintenant je fais quoi ? Parce que, mine de rien, en trois secondes je me retrouve avec une compagne qui boude, un chantage à mettre en œuvre et un cadavre sur les pattes.
Le corps sanguinolent reçut une œillade importunée, comme s'il lui reprochait d'être mort. Lion Argenté grommela entre ses dents :
- Hmm, quoique, je peux le laisser là... Ce seront les chats domestiques les suspects numéro un. Pas ce valeureux et noble guerrier qu'est ma personne.
Il fut pris d'une envie subite de gambader fièrement mais se retint juste à temps. Que feraient les Bipèdes s'ils voyaient un chat sauvage en train de fanfaronner sur leur mur ?
Mince, Lion Argenté, c'est pas le moment de danser. Mais c'est qui m'embête, ce gars-là !
Nouveau regard agacé en direction du chat mort.
Pourquoi je l'ai tué, déjà ? Oh mais attend ! Nuage de Givre... il...
Il s'assit, concentré, la tête rentrée dans les épaules.
J'ai tué Pluie de Lumière pour protéger Beauté Glaciale. Mais puisqu'elle m'a été retirée... ça n'a servi à rien... Je ne sais pas si moi, après ça, je pourrais encore la s...
Un craquement le fit sursauter et dresser les poils de son échine.
Ah, une branche. De quoi j'ai l'air, franchement...
La frustration et l'abattement s'emmêlèrent en lui ; ils ne firent pas bon ménage, car l'irritation en résulta. Il s'injuria pour se montrer si faible et apitoyé sur son sort. Mais cela ne fit que renforcer sa mélancolie.
Il faisait chaud, très chaud. De ce fait, sa fourrure épaisse lui collait désagréablement à la peau et sa gorge était sèche.
Il se sentait mal.
Cela n'arrivait jamais, c'est pour cela que ça le surprenait autant. Rectification : cela arrivait, mais pas de la même façon. Il s'était déjà sentait vaguement frustré parce qu'il avait manqué telle proie, s'était chamaillé avec sa sœur qui avait eu le dernier mot, ce genre de choses.
Mais pas cela. Jamais. Jamais cet abattement dû à la sensation atroce ressentie lorsque l'on est désemparé.
Perdu.
Lion Argenté n'avait jamais été perdu. Il avait toujours été confiant, assuré, maître des événements, certain de son futur. Et le fait d'éprouver cela pour la première fois l'ébranla encore plus. Il ne se serait jamais douté qu'il aurait un jour à supporter ce découragement.
Car oui, que faire ? Supplier Beauté Glaciale, l'implorer de lui faire confiance à nouveau ? Cela allait dans le sens contraire à ses principes, à savoir : être digne et fort en toutes circonstances et ne pas montrer à ses camarades que l'on est attaché à eux, à aucun prix. D'autant plus que Nuage de Givre n'attendait que ça. Qu'il rende les armes et qu'il admette qu'il n'aie pas dit la vérité en déclarant qu'il ne s'attachait à personne. Non, impossible de choisir cette solution. Alors les massacrer froidement ?
Il plissa les yeux et entrevit brièvement l'image de leurs corps éventrés gisant au sol. Non, il ne pouvait pas tuer Beauté Glaciale. Il ne pourrait pas. Priver ses petits de leur mère n'était pas la chose à faire. Quant à Nuage de Givre, la pire erreur serait de l'assassiner. Beauté Glaciale aurait forcément des soupçons à l'égard de son compagnon, et cela s'ébruiterait. Il est malin. J'ai toujours su qu'il n'était pas idiot, mais il ne se contente pas de cela. Il est malin. Et ça, c'est dangereux pour moi. Lion Argenté décida alors de se surpasser. De devenir tellement puissant et redoutable qu'on baisserait les yeux à son arrivée. Son nom serait craint. Plus personne ne le manipulerait comme à l'instant.
Mais il n'avait pas la force nécessaire pour commencer à appliquer son plan. Sa vision se troublait et l'épuisement le gagnait. Soudain, une idée jaillit des tréfonds de son esprit. Petite Souris, Petit Matin et Petite Goutte ! Ses filles chéries ! Nuage de Givre était capable de s'en prendre à elles, il le savait. Petite Pluie n'avait rien à craindre, c'était certain. Vu comme il était malin, Nuage de Givre avait dû remarquer la ressemblance entre lui et Pluie de Lumière et en déduire qu'il n'éprouvait rien de bien grand pour le chaton tacheté. Non, les deux petits qui risquaient le plus d'être victimes des manigances du chat blanc étaient Petite Souris et Petite Flèche, car la ressemblance entre des derniers et Lion Argenté était frappante. Celui-ci sentit l'angoisse lui tordre les boyaux. Il s'en faisait terriblement pour sa fille. Quant à son fils, il n'avait jamais vraiment aimé son caractère peureux et sensible... Ce qui ne veut pas dire que cette crotte de renard est libre de le toucher d'un poil de moustache ! J'arrive, mes enfants !
Une énergie nouvelle liée à la détermination féroce qui s'était emparée de lui le fit partir ventre à terre en direction du camp, le souffle rauque et l'œil injecté de sang.
La pouponnière était totalement noire, mais il put distinguer une chose, avec horreur.
Il ne s'était pas trompé.
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désolé.e du retard de publication jeunes gens, mais j'ai eu énormément de mal à écrire ce chapitre et j'ai voulu m'appliquer parce que c'est pas souvent que Lion Argenté est dans cet état d'esprit :)))
voilà
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