CHAPITRE 10
Jamais Nuage de Lion n'avait aussi bien dormi de toute sa vie. La satisfaction d'être père, l'amour qu'il nourrissait pour sa compagne et ses petits, la fierté de se savoir proche de son baptême de guerrier, tout ça combiné l'avait fait s'endormir comme une masse d'un sommeil peuplé de rêves tendres et paisibles. Il n'avait pas chassé des papillons depuis belle lurette et en rêve était le seul endroit où il pouvait s'en donner à cœur joie sans crainte d'être surpris et jugé.
Le soleil était bientôt haut dans le ciel. Les oiseaux pépiaient dans les branches, l'air était doux et parfumé. Nuage de Lion ronflait comme un bienheureux, la truffe sous la queue. Des pattes aplatirent les frêles brins d'herbe devant la tanière des apprentis et leur propriétaire soupira, levant ses jolis yeux au ciel.
- Nuage de Lion !
Le matou gris fut doucement tiré de son sommeil. Il roula sur le dos et s'étira de tout son long, les yeux encore clos, un sourire sur le museau. Ce parfum inimitable, frais et doux, et cette voix claire quoique fluette appartenait justement au chat à qui il devait à tout prix faire bonne impression en ce moment. Pourtant, il prit un malin plaisir à étirer chaque muscle l'un après l'autre d'une lenteur insolente. Mais son mentor était patient. De plutôt bonne humeur, aussi, ça aidait sûrement. Oiseau de Givre attendit donc. Son apprenti était terriblement mignon comme cela, le poil ébouriffé et les oreilles de travers. Elle s'efforça de masquer son trouble lorsque ses paupières finirent par se soulever, dévoilant ses prunelles rouge orangé. Nuage de Lion eut un petit sourire rusé.
- Qu'est-ce qui t'amène là, chérie ?
- Il est midi, lâcha la guerrière avec toute l'autorité et le sérieux dont elle était capable. Lève-toi et suis-moi.
Un peu refroidi par son indifférence face à son charme, il se mit sur ses pattes et entreprit de lisser les poils rebelles sur son poitrail. Oiseau de Givre, qui était déjà repartie, fit volte-face.
- Alors, tu viens ?
- Je fais ma toilette, rétorqua l'apprenti en léchant sensuellement sa patte avant. Ma beauté s'entretient.
Il eut pitié de son malaise et roula des yeux.
- Ça va, j'arrive.
Le petit mâle emboîta le pas à la jolie femelle tout en regardant nonchalamment autour de lui. Boule Lactée et Petite Orchidée étaient de sortie et chahutaient gaiement en piaillant, leur clairs pelages ressortant sur l'herbe, sous l'œil attendri de leur mère Plume de Sureau. Les anciens avaient quitté leur tanière en équilibre et chauffaient leurs vieux os au soleil hérissé de rayons qui surplombait la clairière. Les guerriers, eux, s'affairaient tranquillement, allaient et venaient. Quant aux apprentis...
- Nuage de Lion !
Nuage de Vipère était apparu à l'entrée de l'antre de la guérisseuse et ayant aperçu son camarade, il se fendit d'un sourire béat et fonça jusqu'à lui. Son aîné ne réprima pas sa grimace et lui adressa un regard excédé.
- Non, Nuage de Vipère, tu ne peux toujours pas monter un fan-club.
- Ce n'est pas pour ça ! l'interrompit le novice roux, tout excité. On va voir la Pierre de Lune !
- Je te demande pardon ? grinça Nuage de Lion dont la queue s'agitait.
Oiseau de Givre intervint :
- Il a raison ! Étoile d'Ivoire veut que j'emmène tous les novices aux Hautes Pierres pour le voyage rituel.
Il aurait dû être content, mais il se renfrogna. Devoir faire l'aller-retour avec ces stupides boules de poils, non merci. Sans compter qu'il ne pouvait pas partir toute une journée en laissant au camp compagne et petits ! Beauté Glaciale répétait qu'il s'en faisait beaucoup trop pour eux, mais les savoir loin de lui le tourmenterait, il en était certain.
- Oh, heu, super ! Mais attendez deux secondes, je vais voir Beauté Glaciale.
Il détala avant que les deux autres n'eurent pu réagir, mais la voix hésitante de Pluie de Neige s'éleva :
- Beauté Glaciale a dit de te dire que si tu faisais un pas dans la pouponnière, elle t'arrachait les oreilles, et que c'était pas possible d'être tranquille deux secondes avec ce gros bêta inquiet pour rien.
Humilié, le jeune chat repartit en agitant les oreilles, maudissant la chatte blanche. En temps normal, il aurait farouchement riposté, mais il était encore tout engourdi de sommeil et n'en trouva pas la force. Il alla se rouler dans une flaque d'eau glacée pour se réveiller tout à fait. Le froid pénétrant son épiderme et humidifiant ses poils le rasséréna. Il s'ébroua, projetant des gouttelettes tout autour de lui. Oiseau de Givre parlait avec tous les novices qui s'étaient regroupés autour d'elle. Nuage de Libellule sautillait sur place, très excitée. Plus posé, Nuage de Furet écoutait attentivement la guerrière gris et blanc. Nuage d'Ébène tournait le dos à l'apprenti qui ne put voir son expression. Quant à Nuage de Givre, il avait revêtu son masque de froideur et d'impassibilité. Son nom lui allait vraiment comme un gant, pensa t-il. Il en était de même pour Nuage de Vipère. Le jouvenceau ne tenait pas en place.
- Pluie de Neige, accompagne-les donc, lança Étoile d'Ivoire qui somnolait sur sa Branche Sacrée. Et ramenez du gibier.
Il détacha son corps svelte aux poils crème incroyablement lisses de l'arbre et sauta gracieusement au sol. Quel beau félin, se dit Nuage de Lion, quel dommage qu'il soit si... pas assez. Les émotions étaient rarement présentes sur le visage triangulaire du meneur. Sa voix neutre et parfaitement inexpressive avait une froideur étrange, à laquelle on s'habituait malgré tout. Mais ce chef est incompétent. Vivement que je sois au pouvoir.
Pluie de Neige cligna de ses gros yeux bleus un peu globuleux.
- M...Moi ? bafouilla t-elle, l'air plus stupide que jamais.
- Qui d'autre que toi s'appelle Pluie de Neige, ici ? grinça Nuage de Lion alors qu'Étoile d'Ivoire retournait nonchalamment dans son antre sous le Saule Pleureur.
Si elle n'avait pas été une de ses camarades, il l'aurait déjà poussée au suicide. Les félins comme elle le répugnait. La non-confiance en soi, la naïveté et la gentillesse, voilà ce qui provoquait chez lui des grimaces écœurées. A quoi cela sert-il, dans ce monde de guerres ?
Si quelqu'un avait eu assez d'audace pour remettre en cause le jugement de Nuage de Lion - et si ce quelqu'un avait la faculté de deviner ses pensées - il lui aurait été fait remarquer qu'Oiseau de Givre n'était pas la dernière à avoir ce genre de comportements. Ce à quoi il aurait rétorqué que la marge d'écart entre les deux femelles était aussi immense que l'appétit de Nuage de Vipère, car si son mentor se montrait parfois timide, elle savait faire preuve d'autorité et dégageait un certain respect. Son charme juvénile avait atteint l'apprenti en plein cœur. Oh, et elle était beaucoup plus jolie, aussi. Simple détail.
Mais avec les si, on peut créer tout un monde.
***
Nuage de Lion évitait ostensiblement sa sœur en restant à proximité d'Oiseau de Givre - qu'il matait, oui, bon, certes - malgré les regards insistants que celle-ci posait sur lui. Et il ne le faisait que par fierté uniquement, car à vrai dire, il mourait d'envie de se chamailler avec elle, de discuter joyeusement... comme avant. L'avant de son baptême. Et le fait qu'il s'apprêtait à devenir guerrier risquait de creuser une brèche encore plus grande dans leur complicité déjà craquelée. Il avait honte. Et il se sentait coupable. Ça, c'était chose rare. Mais sa dignité était si importante qu'elle lui dicta sa conduite et le fit accélérer l'allure.
- Félicitations, glissa Nuage de Libellule au creux de son oreille, ce qui le fit sursauter.
- Gné ?
- Pour tes chatons, précisa t-elle. J'avoue que j'avais envie que ce soit moi ta compagne. Mais je me rends bien compte que je ne suis pas de taille comparée à Beauté Glaciale.
Oh, ça se discute... Les immenses yeux bleus de la novice lui mangeaient tout le visage. Un air candide éclairait son museau délicieusement pointu. Son visage était blanc, mais le haut de son front et ses oreilles était d'une couleur écaille vraiment peu commune, comme le soleil qui roussit le tapis brun de la saison des feuilles mortes. Très mignonne, oui. Mais franchement insupportable, une véritable mademoiselle-je-sais-tout. En plus, elle n'avait pas les talents et la maturité de Beauté Glaciale qui faisaient d'elle une merveille de la nature.
- Bah, sourit-il, charmeur et sans en penser un mot, tu pourras être la compagne d'un de mes petits... Ils me ressemblent !
- Oui, sauf Petite Pluie... Mais sans te vexer, c'est celui que je préfère ! Les taches blanches de son dos font penser à des étoiles...
L'apprenti gris se figea. Petite Pluie était le chaton tacheté qui ressemblait tant à Pluie de Lumière. Si quelqu'un s'apercevait de leur ressemblance... Sans compter le risque que Beauté Glaciale avait pris en nommant le petit !
- Petite Souris est la plus mignonne, ronronna Nuage de Libellule qui ne s'était pas aperçue de son trouble. Tu crois que j'ai une chance d'être son mentor, plus tard ? Eh, Nuage de Lion !
Courroucé, il lui avait faussé compagnie pour aller marcher aux côtés de... n'importe qui d'autre, pourvu qu'il soit loin. Nuage d'Ébène jeta un regard en coin à son frère. Elle ne semblait pas vouloir engager la conversation.
- Tu boudes ? lança t-il.
Les oreilles de la jeune chatte frémirent mais elle persista à fuir son regard.
- Oh, allez, Nuage d'Ébène !
Elle rechignait toujours, mais il aperçut le très bref sourire qui eut fleuri l'espace d'une seconde au coin de ses lèvres.
- Tu te marres ! la railla t-il en lui donnant une bourrade.
- S'pas vrai ! marmonna t-elle sans aucune conviction.
- Nuage d'Ébène !
L'émotion l'ayant finalement emporté sur la fierté, il se jeta sur elle et l'enlaça de toutes ses forces. Son sourire en coin, sa moue boudeuse, sa voix, son parfum, tout en elle lui avait manqué. Il ne manquait qu'elle pour que son bonheur soit comblé. Bon sang ce qu'il l'aimait.
La jeune femelle tigrée protesta pour la forme mais lui rendit son étreinte. Ils s'écartèrent un peu l'un de l'autre et il vit dans son joli regard ambré qui luisait de mille feux qu'il était pardonné. Oubliées, jalousie et arrogance. Les liens du sang ont parfois d'insoupçonnables vertus.
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