V

Six mois auparavant
Mai 2063

Je ne connais pas cet endroit. Je viens de me réveiller au milieu de nulle part. Ou plutôt, je vois à peine à cinq pas devant moi, tant la brume qui m'enveloppe est épaisse. Mes pieds sont englués dans la vase qui recouvre le sol. Un long bruit de succion accompagne ma tentative infructueuse de me dégager de la tourbe épaisse et noire qui semble glisser peu à peu le long de mes mollets. Le marécage visqueux m'aspire, m'engloutit. J'essaie de m'aggripper aux herbes fangeuses qui m'entourent, en vain ; les roseaux et les joncs me glissent entre les mains, me tailladant les paumes. Je m'enfonce inexorablement. Mais le pire, c'est cette sécheresse. Ma gorge me brûle, la soif me donne des spasmes nauséeux tant elle devient intense. Il n'y a aucun échappatoire. Soudain, je l'apercois. Un homme. Sa longue silhouette se découpe, noire, tranchant avec la pâleur des vapeurs opaques qui se dissipent sur son passage. Il s'approche. Je distingue son visage. Ses cheveux anthracithe, plaqués sur son front à grand renfort de laque, dissimulent avec peine un début de calvitie. Ses sourcils brouissailleux, perchés sur ses arcades sourcillières saillantes, surplombent deux fosses sombres, deux orbites au fond desquels luisent deux perles de métal, deux yeux d'un bleu glacial au regard aigü et perçant comme celui d'un rapace. Je tente de l'appeler au secours, mais seul un murmure étouffé parvient à passer mes lèvres desséchées. Je tente de croiser son regard. À la vue de mon regard implorant, les lèvres fines et humides de l'étranger s'étirent en un rictus cruel. Il s'avance, mon cœur martèle ma cage thoracique, de plus en plus fort, ses battements sont complètement désordonnés. Il m'aggripe par le cou, ou plutôt, il saisit ma chaîne. Le pendentif bleuté luit, projetant sur sa face des ombres cauchemardesques. Il tire, la chaîne manque de m'étrangler, puis cède. Mais ce collier, ce n'est pas le mien, c'est... Je l'ai déjà vu quelque part... Tout à coup, je sens mes forces me quitter. Je ne peux plus bouger... Mes bras se flétrissent à vue d'œil. Je me déssèche. Un hurlement strident et continu vrille mes tympans, comme pour faire écho à ma terreur silencieuse. Mon cœur va lâcher... C'est... C'est la fin...

- Alice ! Ouvre ! Mais qu'est ce qu'elle fait, bon sang !

Je me redresse en sursaut, dégoulinante de sueur. Les hurlements mélodieux d'Alya m'ont tirée si violemment de mon sommeil que je n'ai plus aucun souvenir du cauchemar dans lequel j'étais plongée. Elle tambourine frénétiquement sur la porte, et la sonnette menace de rendre l'âme.

- Attends, j'arrive ! Lance-je d'une voix à moitié endormie.

Je saute hors de mon lit, me prends les pieds dans ma couette, me traîne avec difficulté jusqu'à la porte de ma chambre (s'étaler sur sa moquette de bon matin n'est pas spécialement recommandé). Je parviens enfin à ouvrir la porte d'entrée, pour voir apparaître Alya et son frère Matthew, qui pouffe de rire derrière elle.

- Hé, c'est plus le moment d'hiberner ! Tu joues les marmottes ?

- Matthew... C'était absolument lamentable. Tu appelles ça une blague ? Lui lance sa sœur.

- Ça va, si on peut plus rigoler... Fait il en passant nonchalamment la main dans ses cheveux bouclés.

- En attendant, ça fait une demi heure que tu étais censée nous rejoindre, me dit Alya en haussant les sourcils.

- Excuse-moi, j'ai oublié mon réveil... Et j'ai assez mal dormi. Bon, je vais m'habiller, rentrez !

Alya et Matthew s'asseyent sur le petit canapé, au milieu de la pièce principale, tandis que je me précipite vers ma chambre pour enfiler autre chose qu'un pyjama.

- Tes parents sont partis ? Demande Matthew.

- Ma mère est à la préfecture avec Ariane, pour faire faire son permis de transit. Et mon père... À l'autre bout du monde, comme d'hab, à cause de son boulot de diplomate.

- Il est en France ?

- Yep, et même si c'est devenu vraiment dangereux, ils persistent à envoyer des diplomates là bas... Mais il va bientôt rentrer, et cette fois ci on n'entendra plus parler de son boulot.

- Il a intérêt, dans deux semaines le dernier convoi part !

- Justement, ma mère a réservé pour la semaine prochaine.

- Tu crois qu'ils vont abandonner la ville telle qu'elle ? Interroge Alya.

- Je ne pense pas qu'ils vont prendre la peine de tout vider, vu la vitesse à laquelle le gouvernement a décidé de faire évacuer New York, dis-je.

- Génial ! Une vraie ville fantôme ! Lâche Matthew.

- Ah non, recommence pas Matthew ! Grogne sa sœur.

- Je plaisante... Quelle rabat joie ! Ricane-t-il. De toute façon, il y aura toujours les privileged. Qu'il y ait quelqu'un ou non à l'extérieur de l'enceinte de leur quartier, ils n'en auront rien à faire...

- Bon, c'est terminé déprime TV ? On aura bien le temps de se plaindre quand on sera exilés ! Lance Alya. Vous venez ? On est censés passer la journée au parc, je vous rappelle.

Je ferme la porte de l'appartement à double tour, puis nous descendons au rez de chaussée de notre immeuble par les escaliers crasseux, baignant dans la lumière livide des néons. Dehors, la chaleur nous écrase brutalement. Le ciel est désespérément bleu, le bitume chauffé à blanc fait fuir les passants, à la recherche d'un coin plus ombragé. À chaque coin de rue, des points de ravitaillement installés par la mairie. Puis enfin, les cimes vertes des arbres. Il fait beau. Mes amis sont là. Après tout, c'est le principal.

- Décidément, Central Park va me manquer...

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