Chapitre 9
«Je sus alors ce que j'avais redouté sans le connaître, reprit Gandalf.
- L'ennemi doit avoir quelque grand besoin ou dessein, dit Radagast, mais je ne puis deviner ce qui lui fait tourner ses regards vers ces régions lointaines et désolées.
- Que voulez-vous dire? » demandai-je.
- On m'a dit que partout où vont les Cavaliers, ils demandent des renseignements sur un pays nommé Comté.
- La Comté, dis-je, mais mon cœur se serra. Car même le Sage pouvait craindre de s'opposer aux Neuf quand ils sont rassemblés sous le commandement de leur féroce chef. Ce fut jadis un grand roi et un grand sorcier, et maintenant il entretient une peur mortelle
- Qui vous l'a dit, et qui vous a envoyé? » demandai-je.
- Saroumane le Blanc, répondit Radagast. Et il m'a chargé de dire que, si vous en sentez le besoin, il vous apportera son aide, mais il faut la solliciter tout de suite, sans quoi il sera trop tard»
- Et ce message m'apporta l'espoir. Car Saroumane le Blanc est le plus grand de mon ordre. Radagast est un digne Magicien, bien sûr, un maître des formes et des changements de teintes, et il a une grande connaissance des herbes et des bêtes, et les oiseaux sont particulièrement ses amis. Mais Saroumane a longtemps étudié les artifices de l'Ennemi lui-même, et nous avons ainsi souvent pu lui couper l'herbe sous le pied. Ce fut grâce aux stratagèmes de Saroumane que nous pûmes le chasser de Dol Guldur. Peut-être aura t'il trouvé des armes susceptibles de ramener les Neuf.
- J'irai voir Saroumane», dis-je.
- Dans ce cas, il faut y aller tout de suite, dit Radagast, car j'ai perdu du temps à vous chercher, et les jours commencent à manquer. J'avais pour consigne de vous trouver avant le Solstice d'Été, et nous y sommes: Même en partant d'ici, vous ne le joindrez guère avant que les Neuf ne découvrent le pays qu'ils cherchent. Moi-même, je vais retourner immédiatement.
Et sur ce, il sauta à cheval et s'apprêta à partir sur-le-champ.
- Attendez un instant! dis-je. Nous aurons besoin de votre aide, et de celle de toutes choses qui voudront bien la donner. Envoyez des messages à toutes les bêtes et à tous les oiseaux qui sont vos amis. Dites-leur d'apporter des nouvelles de tout ce qui a trait à cette affaire à Saroumane et à Gandalf. Que des messages soient envoyés à Orthanc
- Ce sera fait! » dit-il. Et il s'en fut comme si les Neuf eussent été après lui.
- Je ne pouvais le suivre dans l'instant. J'avais déjà beaucoup chevauché ce jour là, et j'étais fatigué de même que mon cheval, et il me fallait réfléchir. Je restai pour la nuit à Bree, et je décidai que je n'avais pas le temps de retourner dans la Comté. Jamais je ne commis pire erreur!
- J'écrivis toutefois un mot à Frodo et confiai à mon ami l'aubergiste le soin de l'envoyer. Je partis à l'aube, et j'arrivai en fin de compte à la demeure de Saroumane. Elle se trouve loin dans le Sud, à Isengard, à la fin des Monts Brumeux, non loin de la Trouée de Rohan. Et Boromir vous dira que c'est une grande vallée ouverte qui s'étend entre les Monts Brumeux et les contreforts septentrionaux d'Ered Hlimraïs, les Montagnes Blanches de chez lui. Mais Isengard est un cercle de rochers abrupts qui enclosent une vallée comme d'un mur, et au centre de cette vallée se dresse une tour de pierre nommée Orthanc. Elle ne fut pas édifiée par Saroumane, mais, il y a bien longtemps, par les Hommes de Nûmenor, elle est très élevée et contient maints secrets, elle n'a cependant pas l'air d'un ouvrage habile. On ne peut l'atteindre qu'en passant par le cercle d'Isengard, et ce cercle n'a qu'une seule porte.
- J'arrivai tard un soir à cette porte, semblable à une grande arche dans le mur de rocher, et elle était fortement gardée. Mais les gardiens de la porte, qui me guettaient, me dirent que Saroumane m'attendait. Je passai sous la voûte, la porte se referma silencieusement derrière moi, et soudain j'eus peur, sans en voir de raison.
- Mais je poursuivis mon chemin jusqu'au pied d'Orthanc et j'arrivai à l'escalier de Saroumane, là, il vint à ma rencontre et me mena à sa chambre haute. Il portait une bague à son doigt.
- Ainsi vous êtes venu, Gandalf», me dit-il d'un ton grave.
Mais il semblait y avoir dans ses yeux une lumière blanche, comme s'il eût dans le cœur un rire froid.
- Oui, je suis venu, répondis-je. Je suis venu vous demander votre aide, Saroumane le Blanc. » Et ce titre parut l'irriter.
- Vraiment, Gandalf le Gris! fit-il avec ironie. De l'aide? On a rarement entendu dire que Gandalf le Gris ait cherché de l'aide lui si malin et si sage, qui se promène par les terres en se mêlant de toutes les affaires, qu'elles le regardent ou non»
Je l'observai, étonné:
- Mais si je ne me trompe, dis-je, des choses sont en mouvement qui nécessiteront l'union de toutes nos forces.
- C'est possible, dit-il, mais cette pensée a mis le temps à vous venir. Combien de temps, je me le demande, m'avez-vous caché, à moi le chef du Conseil, une affaire de la plus grande importance? Qu'est ce qui vous amène maintenant de votre retraite de la Comté ?
- Les Neuf sont sortis de nouveau, répondis-je. Ils ont traversé la rivière. C'est ce que m'a dit Radagast.
- Radagast le Brun! S'écria Saroumane, riant et il ne cacha pas son dédain. Radagast, l'apprivoiseur d'oiseaux! Radagast le Simple! Radagast le Benêt! Il a pourtant eu juste l'intelligence nécessaire pour le rôle que je lui ai confié. Car vous êtes venu, et c'était tout le but de mon message. Et vous allez rester ici, Gandalf le Gris, et vous reposer de vos voyages. Car je suis Saroumane le Sage, Saroumane le Créateur d'Anneaux, Saroumane le Multicolore!
- Regardant alors, je vis que ses vêtements, qui m'avaient paru blancs, ne l'étaient pas, mais qu'ils étaient tissés de toutes couleurs, et quand il bougeait, ils chatoyaient et changeaient de teinte, de telle sorte que l'œil était confondu.
- Je préférais le blanc», dis-je.
- Le blanc! fit-il d'un air sarcastique. Ça sert au début. Un tissu blanc peut-être teint. On peut couvrir la page blanche d'écriture, et la lumière blanche peut-être brisée.
- Auquel cas, elle n'est plus blanche, dis-je. Et qui brise quelque chose pour découvrir ce que c'est a quitté la voie de la sagesse.
- Il est inutile de me parler comme à l'un des fous dont vous faites vos amis, dit-il. Je ne vous ai pas amené ici pour recevoir vos instructions, mais pour vous offrir un choix»
Il se redressa alors et se mit à déclamer, comme s'il faisait un discours longuement répété:
- Les Jours Anciens sont passés. Les Jours du Milieu sont en train de passer. Les Jours Jeunes commencent. Le temps des Elfes est fini, mais le nôtre est proche: le monde des Hommes, que nous devons gouverner. Mais il nous faut le pouvoir, le pouvoir de tout ordonner comme nous l'entendons, pour le bien que seuls les Sages peuvent voir. Et écoutez-moi, Gandalf, mon vieil ami et assistant! dit-il, se rapprochant et parlant d'une voix plus douce. J'ai dit nous, car ce peut-être nous, si vous vous joignez à moi. Un nouveau Pouvoir se lève. Contre lui, les anciens alliés et les anciennes politiques ne nous serviront de rien. Il ne reste plus aucun espoir à mettre en les Elfes ou en le mourant Nûmenor. Vous, nous voici donc placés devant un choix. Nous pouvons rejoindre ce Pouvoir. Ce serait sage, Gandalf. Il y a un espoir de ce côté. Sa victoire est proche, et il y aura une riche récompense pour qui l'aura aidé. A mesure que le Pouvoir s'accroîtra, ses amis prouvés grandiront aussi, et les Sages, tels que vous et moi, pourront avec de la patience en venir finalement à diriger son cours et à le régler. Nous pouvons attendre notre heure, conserver nos pensées dans notre cœur, déplorant peut-être les maux infligés en passant, mais approuvant le but élevé et ultime: la Connaissance, la Domination, l'Ordre, tout ce que nous nous sommes. efforcés en vain jusqu'ici d'accomplir, retenus plutôt qu'aidés par nos amis, faibles ou paresseux. Il ne serait point besoin, il n'y aurait point de véritable modification de nos desseins, mais seulement des moyens.
- Saroumane, dis-je, j'ai déjà entendu des discours de ce genre, mais seulement dans la bouche d'émissaires envoyés de Mordor pour tromper les ignorants. Je ne puis croire que vous m'ayez fait venir si loin à seule fin de me fatiguer les oreilles! »
Il me jeta un regard de côté et observa un moment de réflexion:
- Et pourquoi pas, Gandalf? murmura t'il. Pourquoi pas? L'Anneau Souverain? Si nous pouvions en disposer, le Pouvoir nous passerait, à nous: Voilà, en vérité, pourquoi je vous ai fait venir ici. Car j'ai beaucoup d'yeux à mon service, et je pense que vous savez où se trouve à présent ce précieux objet. Me trompé-je? Où pourquoi les Neuf s'enquièrent-ils de la Comté, et qu'ont-ils à y faire? »
Tandis qu'il parlait ainsi, il ne put réprimer un soudain regard de concupiscence.
- Saroumane, dis-je, m'écartant de lui, seule une main à la fois peut disposer de l'Unique, et vous le savez fort bien, ne vous donnez donc pas la peine de dire nous! Mais je ne vous le donnerais certes pas, je ne vous en donnerais même pas des nouvelles, maintenant que je connais votre pensée. Vous étiez le chef du Conseil, mais vous vous êtes enfin démasqué. Ainsi, le choix est, semble t'il, entre la soumission à Sauron ou à vous-même? Je ne prendrai ni l'une ni l'autre. Avez-vous d'autres solutions à proposer?
Il était à présent froid et menaçant.
- Oui, dit-il. Je ne m'attendais pas que vous fissiez preuve de sagesse, fût-ce à votre propre avantage, mais je vous donnais la chance de m'aider de plein gré et de vous éviter ainsi beaucoup d'ennuis et de souffrance. La troisième solution est de demeurer ici jusqu'à la fin.
- Jusqu'à quelle fin?
- Jusqu'à ce que vous révéliez où peut se trouver l'Unique. Je puis imaginer des moyens de persuasion. Ou bien jusqu'à ce qu'il soit découvert malgré vous et que le Souverain ait eu le temps de penser à des affaires plus légères: comme, par exemple, d'imaginer une récompense appropriée pour les entraves et l'insolence de Gandalf le
Gris.
- Cela ne sera peut-être pas, en fin de compte, une affaire plus légère, dis-je.
Il ricana, car mes paroles étaient vides de sens, et il le savait.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top