Chapitre 14
La Compagnie repartit, à bonne allure au début, mais le chemin ne tarda pas à devenir escarpé et difficile. La route sinueuse et grimpante avait presque disparu en maints endroits, où elle était obstruée par des éboulis. La nuit se fit terriblement sombre sous d'épais nuages. Un vent glacial tournoyait parmi les rochers.
Vers minuit, nous avions grimpé jusqu'aux genoux des grandes montagnes. Leur étroit sentier serpentait à présent sous une paroi à pic sur la gauche, au-dessus de laquelle les sinistres flancs du Caradhras se dressaient invisibles dans l'obscurité. À droite, c'était un abîme de ténèbres, où le terrain tombait brusquement dans un profond ravin. Après l'escalade laborieuse d'une pente raide, nous nous arrêtâmes un moment au sommet.
C'est alors que tombèrent les premiers flocons, blanc mat de la neige. Nous poursuivîmes notre chemin. Mais au bout d'un moment la neige tombait serrée, emplissant l'air et tournoyant dans nos yeux. Je distinguais à peine les formes sombres et courbées de Gandalf et d'Aragorn à mes côtés.
- Je n'aime pas ça du tout, dit Sam, haletant juste derrière. La neige, ça va bien par une belle matinée, mais j'aime être au lit quand elle tombe. Je voudrais bien que ce tas là s'en aille à Hobbitebourg! On l'y accueillerait peut-être avec plaisir.
Gandalf s'arrêta. La neige était amoncelée sur son capuchon et sur ses épaules, ses bottes enfonçaient déjà jusqu'aux chevilles.
- Voilà ce que je craignais, dit-il. Que dites-vous à présent, Aragorn?
- Que je le craignais aussi, mais moins que d'autres choses, répondit Aragorn. Je connaissais le risque de la neige, encore qu'elle tombe rarement avec autant de force aussi loin au sud, sauf à haute altitude. Mais nous n'y sommes pas encore, nous nous trouvons très bas, où les sentiers restent généralement libres tout l'hiver.
- Je me demande si c'est une manigance de l'Ennemi, dit Boromir. On dit dans mon pays qu'il peut gouverner les tempêtes dans les Montagnes de l'Ombre qui s'élèvent aux frontières de Mordor. Il a d'étranges pouvoirs et bien des alliés.
- Son bras s'est assurément fort allongé, dit Gimli, s'il peut amener la neige du nord pour nous embarrasser ici, à trois cents lieues de distance.
- Son bras s'est allongé, dit Gandalf.
Tandis que nous étions arrêtés, le vent était tombé, et la neige avait diminuée au point de cesser presque. La Compagnie repartit d'un pas pesant. Mais nous n'avions pas parcouru plus d'un furlong que la tempête revint avec une fureur nouvelle. Le vent souffla et la neige se mua en blizzard aveuglant. Bientôt, Boromir lui-même trouva dur de continuer. Les Hobbits, pliés en deux, peinaient derrière moi, mais il était clair qu'ils ne pourraient aller beaucoup plus loin si la neige continuait de tomber ainsi. Le froid me gênait peu et il en semblait de même pour Legolas mais les pieds gelés de Frodo paraissait le faire souffrir, et Pippin traînait en arrière. Même Gimli, aussi fort qu'un nain pouvait l'être, geignait en clopinant.
La Compagnie fit soudain halte, comme par un accord tacite. J'entendis alors dans les ténèbres environnantes des bruits mystérieux. Ce pouvait n'être qu'un phantasme du vent dans les fissures et les ravines du mur rocheux, mais les sons étaient ceux de cris aigus et de sauvages éclats de rire. Des pierres, détachées du flanc de la montagne, sifflèrent au-dessus de nos têtes ou s'écrasèrent à côté de nous. De temps à autre, j'entendais un grondement sourd, comme d'un bloc de rocher roulant des hauteurs cachées.
- On ne peut aller plus loin cette nuit, dit Boromir. Que ceux qui le veulent appellent cela le vent, il y a dans l'air des voix sinistres, et ces pierres nous sont destinées.
- Moi, j'appelle cela le vent, dit Aragorn. Ce qui n'infirme en rien ce que vous dites. Il y a dans le monde beaucoup de choses mauvaises et hostiles qui portent peu de sympathie à ceux qui vont sur deux jambes, mais elles ne sont pas les alliées de Sauron et leurs buts sont personnels. Certaines étaient de ce monde bien avant lui.
- Caradhras fut nommé le Cruel, et avait mauvaise réputation, dit Gimli, il y a de bien longues années, alors qu'il n'y avait pas même de rumeur de Sauron dans cette région.
- Peu importe quel est l'ennemi, si nous ne pouvons repousser son assaut, dit Gandalf.
- Mais que pouvons-nous faire? s'écria Pippin d'un air misérable. Il était appuyé sur Merry et sur Frodo, et il frissonnait.
- Soit nous arrêter où nous sommes, soit retourner en arrière, dis-je. Il ne sert à rien de continuer. Juste un peu plus haut, si mes souvenirs sont exacts, ce sentier abandonne la falaise pour suivre une large rigole peu profonde en bas d'une longue et dure pente. Nous n'y trouverions aucun abri contre la neige ou les pierres ou n'importe quoi d'autre.
- Et il ne sert à rien de retourner tant que dure la tempête, dit Aragorn. Nous n'avons passé en montant aucun endroit qui offrît plus d'abri que cette falaise sous laquelle nous nous trouvons maintenant.
- Un abri! murmura Sam. Si c'est un abri, il faut croire qu'un mur sans toit fait une maison.
Nous nous rassemblâmes alors aussi près que possible de la falaise. Celle-ci faisait face au sud et dans le bas elle penchait un peu à l'extérieur, de sorte nous espérions y trouver quelque protection contre le vent du nord et contre les chutes de pierres. Mais des rafales tourbillonnantes nous environnaient de toutes parts, et la neige tombait en nuages toujours plus épais.
Les Hobbits se serrèrent les uns contre les autres, le dos au mur. Le poney Bill se tenait patiemment, mais tristement, devant eux et les abritait un peu, mais la neige amoncelée ne tarda toutefois pas à dépasser ses jarrets, et elle continuait de monter. S'ils n'avaient eu des compagnons plus grands, les Hobbits auraient bientôt été entièrement submergés. Frodo sembla s'évanouir, presque entièrement recouvert et Boromir le remarquant, le secoua. Et il revint péniblement à la conscience, mais chacun des Hobbits était dans un sale état. Boromir l'avait soulevé hors d'un nid de neige.
- Ceci sera la mort des Semi-Hommes, dit Boromir. Il est vain de rester ici jusqu'à ce que la neige monte plus haut que nos têtes. Il faut faire quelque chose pour nous sauver.
- Donnez-leur ceci, dit Gandalf, fouillant dans son ballot et en tirant une gourde de cuir. Juste une gorgée chacun pour nous tous. C'est très précieux. C'est du miruvor, le cordial d'Imladris. Elrond me l'a donné à notre départ. Faites le passer! Le breuvage ranima Hobbits, hommes et nain, et nous trouvâmes tous un nouvel espoir et une nouvelle vigueur. Mais la neige ne fléchissait pas. Elle tournoyait autour de nous, plus épaisse que jamais, et le vent souffla encore plus tumultueusement.
- Que penseriez-vous d'un feu? demanda soudain Boromir. Le choix semble bien près d'être maintenant entre le feu et la mort, Gandalf. Il n'est pas douteux que nous serons cachés à tout œil hostile quand la neige nous aura recouverts, mais cela ne nous servira pas à grand-chose.
- Vous pouvez faire du feu, si vous y arrivez, répondit Gandalf. S'il est des guetteurs capables de supporter cette tempête, ils nous verront avec ou sans feu.
Mais, bien que sur l'avis de Boromir nous ayons emporté du bois et des brindilles, il était au-delà de l'habileté d'un Elfe ou même d'un Nain d'allumer une flamme capable de tenir dans le vent tourbillonnant ou de prendre dans le combustible mouillé. Finalement, Gandalf lui-même s'en mêla à contrecœur. Ramassant un fagot, il le tint un moment en l'air, puis, sur un ordre, (« naur an edraith ammen! ») il plongea son bâton au milieu. Aussitôt jaillit un grand jet de flammes vertes et bleues, et le bois flamboya en pétillant.
- S'il y a quelqu'un pour nous voir, moi en tout cas je lui suis révélé, dit-il. J'ai écrit Gandalf est ici en signes que tous peuvent lire de Fondcombe aux bouches de l'Anduin.
Mais la Compagnie ne se souciait plus de guetteurs ou d'yeux hostiles. Tous avaient le cœur réjoui par la lumière du feu, même moi qui pourtant supportais mieux le climat. Le bois brûlait joyeusement, et malgré le chuintement de la neige tout alentour et les mares qui s'agrandissaient sous nos pieds, nous avions plaisir à se chauffer les mains à la flambée. Nous nous tenions là, penchés en cercle autour des petites flammes dansantes. Une lueur rouge se reflétait sur nos visages fatigués et anxieux pour la plupart,et derrière nous, la nuit formait un mur noir.
Mais le bois brûlait vite, et la neige tombait toujours. Le feu baissait, et on y jeta le dernier fagot.
- La nuit se fait vieille, dit Aragorn. L'aube n'est plus loin.
- Si tant est qu'une aube puisse percer ces nuages, dit Gimli.
Boromir sortit du cercle pour scruter les ténèbres:
- La neige diminue, et le vent se calme, dit-il.
Mais l'attente fut longue avant qu'enfin, le vent ne retombe et que les flocons ne deviennent plus gros et plus espacés. Très lentement, une lumière indécise commençait à croître.
Enfin, la neige cessa complètement. En se faisant plus forte, la lumière révéla un monde silencieux sous un épais linceul. En contrebas de notre refuge, le sentier que nous avions suivi était entièrement perdu sous des bosses et des dômes blancs accompagnés de profondeurs informes, mais les hauteurs qui nous dominaient étaient cachées dans de gros nuages encore lourds de la menace de la neige. Gimli, levant le regard, hocha la tête
- Caradhras ne nous a pas pardonné, dit-il. II a encore de la neige à nous jeter, si nous continuons. Plus tôt nous retournerons et redescendrons, mieux ce sera.
J'acquiesçais à contre-cœur, mais la retraite était à présent difficile. Elle pourrait bien se révéler impossible pour les Hobbits. A quelques pas seulement des cendres du feu, la couche de neige atteignait plusieurs pieds, dépassant leurs têtes. Par endroits, elle avait été ramassée et entassée en grandes congères contre la falaise.
- Si Gandalf voulait nous précéder avec une flamme vive, il pourrait faire fondre un sentier pour nous, dit Legolas. Tout comme moi, la tempête l'avait peu troublé, et nous seul parmi la Compagnie avions gardé le cœur léger.
- Si les Elfes pouvaient voler par-dessus les montagnes, ils pourraient aller chercher le soleil pour nous sauver, répliqua Gandalf. Mais il me faut une matière sur quoi travailler. Je ne puis faire brûler de la neige.
- Eh bien, dit Boromir, quand les têtes sont à quia, les corps doivent servir, comme on dit chez nous. Les plus forts d'entre nous doivent chercher un chemin. Voyez! Quoique tout soit maintenant revêtu de neige, notre sentier lors de notre montée contournait cet épaulement de rocher, là en bas. C'est là que la neige a commencé à nous accabler. Si nous pouvions atteindre ce point, peut-être cela se révélerait-il plus facile au-delà. Ce ne doit pas être à plus d'un furlong, je pense.
- Eh bien, frayons-nous un passage jusque là, vous et moi! dit Aragorn.
Aragorn était le plus grand de la Compagnie, mais Boromir, de taille légèrement moins élevée, était de carrure plus large et plus lourde. Il passa devant et Aragorn le suivit. Lentement, ils se mirent en marche, et bientôt ils peinaient ferme. La neige leur arrivait par endroits à la poitrine, et Boromir paraissait plutôt nager ou creuser avec ses grands bras que marcher.
Après les avoir observés un moment, Legolas se tourna vers moi, puis vers les autres, un sourire aux lèvres
- Les plus forts doivent chercher un chemin, disiez-vous? Mais moi je dis: qu'un laboureur laboure, mais choisissez plutôt une loutre pour nager et pour courir légèrement sur l'herbe et les feuilles, ou même la neige un Elfe. Sur quoi, il s'élança lestement, et souriant à la pique, je le suivi, nos pieds laissant à peine des traces dans la neige.
- Adieu! Ajouta-t-il à l'adresse de Gandalf. Je vais chercher la soleil.
Et alors, avec la rapidité d'un coureur sur du sable ferme, il partit en flèche, et, ayant vite rattrapé les hommes qui peinaient, il les dépassa avec un signe de la main, il poursuivit son chemin à toute vitesse et le suivant, je perdis de vue la Compagnie restée en arrière. Une heure peut-être passa, avant que nous ne revînmes, accompagnés de Boromir et Aragorn qui nous avaient rejoint sur le chemin du retour mais que nous avions à nouveau distancés, car ils avançaient péniblement sur la pente.
- Après tout, cria Legolas tandis que nous accourions, je n'ai pas apporté la Soleil . Elle se promène dans les champs bleus du Sud et une légère couronne de neige sur cette petite butte de Rubicorne ne la trouble nullement. Mais j'ai rapporté un rayon de bonne espérance pour ceux qui sont condamnés à aller à pied. Il y a la plus grande de toutes les congères juste au-delà du tournant, et là, nos Hommes forts ont été presque enterrés. Ils désespéraient jusqu'au moment où je suis revenu leur dire que la congère était à peine plus épaisse qu'un mur. De l'autre côté, la neige diminue tout d'un coup pour devenir un peu plus bas une simple courtepointe blanche pour rafraîchir les pieds des Hobbits.
À ses mots je ne pus m'empêcher de rire, nous étions effectivement retournés assez loin en arrière, et le spectacle d'Aragorn épuisé contre un tas de neige était plutôt atypique et on ne peut plus rare...
- Ah, c'est bien ce que j'avais dit, grommela Gimli. Ce n'était pas une tempête ordinaire. C'est la malveillance de Caradhras. Il n'aime pas les Elfes et les Nains, et cette congère a été placée là pour nous couper la retraite.
- Mais heureusement, votre Caradhras a oublié que vous avez avec vous des Hommes, dit Boromir qui arrivait à ce moment. Et des Hommes vaillants, si vous me permettez de le dire, encore que des Hommes moindres avec des pelles vous auraient peut-être été plus utiles. En tout cas, nous vous avons tracé un chemin à travers la congère, et de cela, tous ici peuvent nous être reconnaissants, qui ne savent pas courir avec la légèreté des Elfes.
- Mais comment allons-nous arriver en bas, même si vous avez coupé à travers la congère? demanda Pippin.
- Ayez bon espoir! dit Boromir. Je suis fatigué, mais il me reste encore quelque force, et à Aragorn aussi. Nous porterons les petites personnes. Les autres s'arrangeront assurément pour suivre le chemin derrière nous. Allons, Maître Peregrïn ! Je vais commencer par vous. Il souleva le Hobbit:
- Accrochez-vous à mon dos! J'aurai besoin de mes bras, dit-il. Et il partit à grands pas. Aragorn suivit avec Merry. Pippin s'émerveilla de sa force en voyant le passage qu'il avait déjà foré sans autre instrument que ses grands membres. Encore maintenant, chargé comme il l'était, il élargissait la piste pour ceux qui suivaient, rejetant la neige de côté à mesure qu'il avançait. Ils finirent par arriver à la grande congère. Elle était jetée en travers du sentier de la montagne comme un brusque mur vertical et sa crête, aussi aiguë que si elle avait été taillée au couteau, s'élevait à plus de deux fois la hauteur de Boromir, mais au milieu un passage avait été tassé, montant et descendant comme un pont. Merry et Pippin furent déposés de l'autre côté, et ils attendirent là avec Legolas et moi même la venue du reste de la Compagnie.
Après un moment, Boromir arriva, avec Sam sur le dos. Derrière, dans la piste étroite, mais à présent bien tassée, venait Gandalf, menant Bill avec Gimli perché au milieu du bagage. Enfin, venait Aragorn, portant Frodo. Ils traversèrent le passage, mais à peine Frodo avait il touché terre, que dans un profond grognement descendit de la montagne une avalanche de pierres et de neige. Le poudroiement en aveugla à demi la Compagnie, tandis que nous nous tapissions contre la falaise. Et quand l'air s'éclaircit de nouveau, nous vîmes que le sentier était bloqué derrière nous.
- Assez! Assez! s'écria Gimli. On s'en va aussi vite que possible! Et, de fait, ce dernier coup semblait avoir épuisé la malice de la montagne, comme si le Caradhras était persuadé que les envahisseurs avaient été repoussés et qu'ils n'oseraient revenir. La menace de neige se dissipa, les nuages se dispersèrent, et la lumière s'accentua. Comme Legolas l'avait annoncé, et ce que j'avais moi même constaté, la couche de neige se faisait de plus en plus mince au fur et à mesure de notre descente, de sorte que même les Hobbits pouvaient cheminer à pied. Bientôt, nous nous retrouvâmes sur la corniche dominant la pente rapide où nous avions senti les premiers flocons de neige la nuit précédente. La matinée était maintenant fort avancée. De ce lieu élevé, je regardai en arrière vers l'ouest les terres plus basses. Dans le lointain du pays chaotique qui s'étendait au pied des montagnes, se trouvait la combe d'où nous avions commencé l'ascension du col. Au loin, plus bas mais encore haut au-dessus des dernières avancées de la montagne, des points sombres tournoyaient dans l'air.
- Les oiseaux, encore! dit Aragorn, pointant le doigt.
- On n'y peut rien à présent, dit Gandalf. Qu'ils représentent un bien ou un mal, ou qu'ils n'aient rien à voir avec nous, il nous faut redescendre tout de suite. Pas même sur les genoux du Caradhras nous n'attendrons la tombée d'une nouvelle nuit!
Un vent froid nous suivit tandis que nous tournions le dos à la Porte de Rubicorne et que nous descendions la pente, les Hobbits trébuchant de fatigue. Le Caradhras nous avait vaincus.
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