Chapitre 42 :

J'écarte ma dague en fusillant la Kangourou du regard et la lâche. Mais qu'est-ce qu'elle fout ? Je n'ai pas de temps pour jouer son petit jeu de peste ! Je m'apprête à tourner les talons aussi secs lorsqu'elle se masse la gorge et me lance un regard noir.

- Si Inès savait que tu utilises ton poignard sur moi...

Je sens le battement de mon cœur comme une déflagration. Je tourne la tête vers elle d'un coup. Mais pour qui elle se prend à venir me tirer là et se plaindre de sa propre condition ? Je m'avance vers elle, fulminante :

- De un, je gronde, c'est une dague. Et de deux, si elle savait que tu m'enfermes à verrou, t'aurais déjà reçu un coup de pied au cul de sa part !

Elle plisse les yeux.

- Je veux juste parler. Comment sais-tu que j'ai fermé les verrous ?

Je désigne mon oreille. Parce qu'en plus elle se croit, discrète ? Son visage se ferme et elle se recule et croise les bras dans une attitude défiante. Je cligne des yeux pour m'habituer à la semi-obscurité de la pièce. Parler ? Je n'arrive pas à déterminer si elle est sérieuse. Je dois reconnaître qu'elle a du courage, en tout cas. Personne n'a jamais eu le cran de s'enfermer intentionnellement dans une pièce avec moi sans mon accord.

- Je ne te donnerais pas la clé avant qu'on ait une petite discussion, toi et moi, si c'est ça que tu veux !

Je l'étudie du regard. Je lui ai subtilisé la clé lorsque ma dague était contre son cou, je me demande quand elle s'en rendra compte. Les années à laisser traîner mes doigts pour fuguer de la classe quand les profs de science avaient le dos tourné s'avèrent très utiles dès qu'on parle de clés et de serrures. Méfiante, je reconnais néanmoins vu son regard fixe et direct qu'elle a l'air de vouloir me parler sérieusement, pas juste un échange de nom d'oiseaux. Je m'adosse contre le mur et croise les bras en la fixant.

- Eh bien vas-y. Parle.

Elle me fusille du regard, mais s'assoit cependant sur une chaise, signe qu'elle abaisse ses gardes un tant soit peu. Elle ferme les yeux, expire profondément et ses traits se relâchent. Elle a l'air fatigué comme ça, comme si elle était une grand-mère centenaire et qu'elle ne savait pas par où commencer. Je fronce les sourcils. C'est comme si elle avait un masque depuis tout ce temps. J'ai l'impression d'être devant une tout autre Randy, pas celle agressive et arrogante. Celle avant qu'elle soit comme ça, ou peut-être celle qu'elle est vraiment. Elle relève la tête et je vois alors dans son regard ferme la même lueur implacable que dans celle d'Ines lorsqu'elle a décidé de quelque chose.

- Je ne suis pas là pour juger de quoi que ce soit, encore moins de relations. Mais ça va trop loin, je dois intervenir avant que tu ne puisses pas faire demi-tour. Tu penses peut-être connaître Ash, mais je vais être claire : il cache beaucoup de choses. Des choses qui ne sont pas jolies. Je suis là pour te prévenir, je n'ai rien contre toi en soi, mais l'intimidation ne marche pas avec toi donc je vais aller droit au but (Ses paupières se relèvent sur moi et ses pupilles me fixent dans le blanc des yeux). Tu ne sais pas dans quoi il est mêlé et tu ferais mieux de laisser tomber avant d'y être toi aussi mêlé.

Je plisse le nez. Qu'est-ce qu'elle vient faire là-dedans ? En quoi ça la concerne ? Je sais qu'il me cache des choses, je ne suis pas aveugle. Mais pourquoi vient-elle me dire ça ? Je gère mes affaires seule. Je n'ai pas besoin de conseillère... l'irritation apparaît au creux de mon ventre. Je vais peut-être m'en aller plus tôt que ce que j'avais prévu, finalement.

- Qu'est-ce qu'il vient faire dans cette discussion ? Je grogne.

- Ne fais pas semblant de ne pas comprendre, réplique-t-elle d'un air exaspéré. C'est de lui qu'il s'agit depuis le début, n'est-ce pas ? Ça se devine dès que vous êtes côte à côte, demande à Takela, elle l'a senti la première. Ça crève les yeux. Tu as beau garder tes distances, tu es attiré par lui comme une abeille avec un pot de miel. Tu risques d'être déçue... et peut-être quand il sera déjà trop tard. S'il-te-plait, ne t'obstines pas...

Je ne vois pas du tout où elle veut en venir. Essaye-t-elle de jouer les petites sœurs possessives ? De me faire peur ? Je plisse les yeux.

- Arrête de jouer avec les mots. Tu as dit que tu irais droit au but, mais on dirait que tu fais tout sauf ça. Dis-moi directement ce qui me décevra. Dis-moi ce qui te pose problème si ce dont tu parles est bien vrai.

Elle secoue la tête.

- Ce n'est pas à moi de te le dire et ce n'est pas à moi non plus de décider à ta place. Mais je te préviens pour limiter les dégâts. En ville, on le connaît pour des raisons précises. Nous sommes sa famille et nous le supportons mais toi, tu n'es pas obligé d'être mêlé à ça. Tu peux arrêter de le voir et rester en dehors de ça. Tu as juste a prendre une décision. Une seule.

Mes poils se dressent sur mon échine. Je comprends enfin quel est le but de toute cette mascarade. Elle veut me mettre en garde contre Ash, me forcer à ne plus le voir, à garder mes distances avec lui. Elle arrive trop tard, lui-même l'a déjà fait. L'agacement monte en moi. Je déteste les gens qui viennent se mêler de ma vie privée. Je suis pas une putain de reine et ma vie n'est pas un putain de spectacle ouvert à tous les avis extérieurs ! Qu'elle insinue qu'Ash me cache des choses importantes m'énerve plus que je ne le pensais. En partie parce que je sais qu'elle a raison.

- Si t'essayes juste de foutre la merde, je risque en effet de m'énerver ! e gronde. Pourquoi fais-tu ça ?

Elle lève les mains en l'air d'un air de plus en plus irrité elle aussi.

- Je n'essaye rien ! Je dis simplement : que sais-tu sur lui ? Et je le fais parce que tu es une fichue double-âme comme moi. Et parce que, contrairement aux autres, je pensais que tu étais assez intelligente pour rester à distance. Apparemment non ! Guéparde Dorée de mon cul, tu ne vois rien venir, hein ?

Les autres. La fille qui l'accrochait dans la rue me revient en mémoire. Yasmine... il y a du en avoir d'autres, oui, sans doute. Ash me l'a dit, dans le parc. Il a aussi dit que c'était lui qui les avaient quittés, ou en tout cas il l'a sous-entendu. Mais je m'en fous, ce n'est pas pour cela que je sens que Randy m'exhorte à couper les ponts. C'est pour quelque chose de plus profonde, de plus sombre. Quelque chose que j'ai sentie en lui depuis le début. Qu'il refuse toujours de me montrer. Et si c'était vraiment inavouable ? Quel genre de secret protège-t-on autant ? Alors que Randy me regarde longuement d'un air étrange, à la fois triste et exaspéré, je me rends compte qu'elle a pitié de moi.

- Tu n'es vraiment pas au courant, n'est-ce pas ? Maudits hommes... tu as peut-être l'impression que je suis... insolente, hautaine, froide, mais c'était pour te garder à distance du Refuge, à distance d'Ash. Ce qui a lamentablement échoué.

Un prix de glissement métallique. On baisse toutes les deux les yeux sur mes dagues, dans mes mains. Je respire difficilement. Elle est en train de me faire douter. Elle essaye de me faire peur. Elle y arrive peut-être même un peu... j'enrage. Elle a bien réussi son coup ! J'abaisse mes dagues en silence et plante mes yeux dans ceux de la Kangourou.

- Je sais qu'il cache des choses, mais ne me fais pas croire que c'est important juste pour me faire réagir. Ne joue pas avec mes sentiments... ou je jure que je jouerai avec mes dagues.

Mais je doute. Qu'il cache quelque chose de dangereux. Les ténèbres qui percent parfois dans ses pupilles ne viennent pas de nulle part. Je pensais que c'était son traumatisme d'enfance. Sa famille brûlée vive devant ses yeux. Mais peut-être ce n'est pas entièrement ça. Peut-être qu'il y a autre chose... je serre les dents. Il est très habile à maintenir une apparence. Est-ce que ça aussi, s'en était une ? Le risque s'insinue dans mon esprit comme un ver dans une pomme. Et si... ? Non. Pas de paranoïa. Ça voudrait dire qu'il aurait trahi ma confiance. Il ne l'a pas trahi. Non.

- T'a-t-il déjà dit en quoi consistait son travail ? insiste Randy en se rapprochant. Sais-tu pourquoi il donne l'impression de ne pas beaucoup dormir ? Sais-tu d'où viennent ses cicatrices ?

Je recule. Non. Et alors ? Qu'est-ce que ça changerait ? Hein ? Je refuse en bloc ce qu'elle me dit. Elle me monte la tête. C'est sûr. Pourtant, les soupçons dans ma poitrine ont poussé bien avant qu'elles les arrosent. Il y a quelque chose de pas net, qui me glisse entre les dents, chez Ash. Mes mâchoires se serrent. Je ne me suis pas fait avoir. Je ne suis pas blessée. Je ne suis pas sa victime. Je lui lance un regard noir. Ce n'est pas possible que je me sois fait avoir à ce point.

- Qu'est-ce que ça changerait ? Je crache.

Randy secoue la tête.

- On m'avait prévenue que tu étais têtue... écoute, je ne cherche pas à te faire mal, je n'aurais aucun intérêt là-dedans : tout ce que je veux, c'est qu'Ash te dise la vérité. Qu'il arrête de repousser l'échéance. Tu lui as déjà posé ces questions, non ? Et il ne t'a jamais répondu. Ça ne t'a pas mise la puce à l'oreille ?

Je la dévisage. Le doute me ronge l'estomac comme de l'acide. Est-ce que j'y crois ? Je ne sais plus quoi penser. Peut-être que c'est faux. Mais peut-être que c'est vrai aussi...

- Je suis désolée.

Il y a un tel accent de sincérité dans sa voix, une telle franchise que je sais qu'elle ne me ment pas.

Je recule encore. Qu'est-ce qu'il me cache ? Est-ce que je peux encore lui faire confiance ? Je m'en veux de l'avoir distinguée, de m'être attachée à lui. Il a bien joué avec moi, lui, par contre ! Le chat a fini par attraper la souris. La colère monte en moi, enflamme mes tripes. Je ne suis pas une proie. Je suis une guéparde. Une prédatrice. Soudain, cette pièce exiguë m'est insupportable. D'un mouvement brusque, j'enfonce la clé dans la serrure et ouvre la porte.

Mon regard tombe sur Ash, adossé au mur d'en face, ses yeux ambrés étincelants de rage.

Je dévale l'escalier, l'esprit en feu.

J'entends des éclats de voix derrière moi. Son visage le dernier instant où je l'ai vu refuse de quitter mon esprit, ses yeux ambrés plissés de cette manière qui me fait penser au calme dangereux d'un fauve juste avant qu'il bondisse.

Je secoue la tête, le souffle court. Un étourdissement me prend et je dois m'appuyer au mur. Dans quoi je me suis fourré ? Bon sang, qu'est-ce qu'il cache ? Est-ce que j'ai envie de le savoir ? Est-ce que s'en aller avant qu'il ne soit trop tard ne serait pas mieux, comme l'a suggéré Randy ? Un brouillard rouge sang étouffe mes pensées, compresse mes poumons, ronge mon estomac comme des mites. La langue de fureur qui embrase mon cœur s'élève de plus en plus haut. Contre lui, contre Randy, contre moi-même, contre ces émotions contradictoires.

Jamais je n'avais laissé personne s'approcher autant de moi. Et lui, lui, il trahis ma confiance juste sous mon nez.

Je ne comprends pas, pourquoi ça me fait autant mal, pourquoi j'ai l'impression qu'on m'a planté un couteau dans le ventre. Comment est-il arrivé à m'atteindre autant ? Je me dégoûte. Incapable de me ressaisir, détruite par un simple garçon ? Aveuglée par des sourires et des tours de charmes ? Je crache rageusement pour me débarrasser de cette boule qui m'obstrue la gorge. Qu'est-ce qui le rend si spécial, hein ? Si important ? Il est beau, mais il y en a d'autres, il n'est même pas particulièrement gentil, ni intelligent, ou drôle, ou je ne sais quoi ! Je serre les dents. Alors pourquoi il est tout le temps dans ma tête ? Pourquoi je veux l'avoir à côté de moi ? Pourquoi j'ai mal qu'il ne me dis pas tout ? J'aurais aimé pouvoir me battre dans l'Arène pour me vider la tête là maintenant, mais mes seuls adversaires ici sont mes propres sentiments et mes dagues ne servent à rien contre elles. Mes poings se serrent et se desserrent convulsivement, comme s'ils voulaient passer à l'action, mais je n'ai personne sur qui les abattre. Personne d'autres que moi-même.

Un cri de pure rage résonne dans le refuge. Lorsque je n'ai plus d'oxygène lorsqu'il s'arrête, me laissant étrangement vide. Conne. Je me sens comme une bête folle de douleur qui ne pourrait rien faire pour la soulager. Un coup de poing me déchire le ventre. J'ai du mal à reprendre ma respiration.

Soudain, j'entends un souffle précipité derrière moi. Une main m'attrape le bras, et un torrent sauvage et destructeur se déverse dans ma poitrine. Je le repousse violemment, et à cet instant, je sais que s'il me provoque, mon corps réagira tout seul. Je descends l'escalier en courant.

Il enroule ses bras autour de ma taille en essayant de me freiner.

- Arrête-toi ! Il crie d'un ton aussi exaspéré et furieux que s'il m'avait couru après pendant des heures.

Je me débats, le frappe, essaye de mordre, de griffer, mais je sais déjà que nous sommes de force égale. Je n'arrive pas à le faire me lâcher, et il n'arrive pas à m'immobiliser. Un grondement violent et sauvage sors de ma gorge.

- Lâche-moi !

- Arrête de te débattre et écoute-moi, pour une fois !

L'urgence de mettre de la distance entre nous électrifie mon sang, me donne un coup de fouet. Je rue et j'entends des protestations de douleur. J'envoie ma tête en arrière et ma tête cogne durement contre sa mâchoire. Je constate avec une joie malsaine qu'il lâche un cri de douleur. Je retrousse mes lèvres sur mes canines.

- Lâche-moi ! Ne me touche pas !

Ses muscles se crispent et il s'écarte de moi. Un éclat traverse ses yeux, aussi intense que sauvage. Il recule d'un pas, son expression profondément blessée et effrayé. Une peur brusque, farouche, soudaine, qui me déstabilise. De quoi a-t-il si peur ? On se fixe dans le blanc des yeux, haletants. Il n'amorce pas un mouvement et me dévisage comme s'il re-découvrait chaque trait de mon visage... comme s'il cherchait à les apprendre par cœur parce qu'il savait que ce serait la dernière fois qu'il les verrait. L'intensité de son regard accentue l'acidité de mon poison.

- Qu'est-ce que tu m'as fait ? Je crache. Pourquoi tu caches tout ça ?

Il secoue la tête en silence. Je voudrais m'enfuir, partir, fuir, mais je suis incapable de faire autre chose que de le fixer alors qu'il est incapable de me répondre. Le dégoût plisse mon nez. Incapable de me répondre, encore une fois. Quand ses secrets cesseront-ils ? Mes jambes s'arrachent de leur engourdissement et je tourne les talons.

- Shari... murmure-t-il enfin dans mon dos, comme s'il goûtait mon prénom du bout des lèvres, comme un appel à l'aide, une supplication.

Je serre les mâchoires de rage. Il n'a pas le droit de dire mon nom comme ça !

- Non, tais-toi ! Tais-toi !

Une pression invisible m'oblige à détacher mes mains de mes oreilles, et me tourne face à lui. Je désespère, impuissante. Foutue chape ! Ash s'approche à quelques centimètres de moi et je ne peux rien faire sauf le regarder s'approcher. Son souffle glisse le long de mon corps, réchauffant ma peau froide tout en me donnant paradoxalement la chair de poule, pourtant, je ne veux qu'une chose, : l'oublier. Il le sait, je sais qu'il l'a deviné, car ses pupilles se rétrécissent. Il détourne les yeux.

- Je ne vais pas te forcer à rester, mais je dois te dire la vérité. Ce que j'aurais dû te dire dès le début, mais je n'en ai pas eu les tripes. Ce pourquoi Randy t'as enfermé dans cette pièce. Ce pourquoi je ne suis pas souvent là, la nuit... tu dois savoir. Tu as le droit de savoir.




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Pfffiou... coup de sang dans la villa ! Heureusement, les explications calment le jeu, et surtout, le tempérament explosif de Shari...

A mercredi !

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