Chapitre 31 :

Je me mords la lèvre. Wow, les deux pieds dans le plat. Je déteste les sujets délicats. On ne m'a jamais montré comment consoler les autres et je ne sais pas comment réagir. Je n'avais jamais vu de larmes avant d'être arrivée pour la première fois parmi les humains, j'ai grandi dans un monde ou il n'y avait pas le temps, car il fallait tout de suite se relever et continuer à vivre pour ne pas y rester.

Ma mère m'a montré comment trouver la force pour se révéler. Pas celle pour réconforter des pleurs. Et j'ai beau avoir deux bras en parfait état, ils me semblent inutiles et maladroits à ce moment. Pourtant, je la sens, sa tristesse, ce vide déchirant en lui. Et par respect pour ça, je baisse la tête.

- Désolée.

Je crois qu'en de tels cas, on doit exprimer ses "condoléances", mais je n'ai pas la prétention de connaître la souffrance qu'il endure, je n'ai jamais connu de figure paternelle, je ne peux pas faire comme si je comprenais. Je n'ai jamais eu que ma mère guéparde pendant quelques années, après quoi je suis devenu celle qui veillait sur moi. Je me demande ce qui est le pire. L'absence ou la perte.

J'ai envie de lui serrer la main, faire quelque chose, n'importe quoi, pour lui faire sentir mon soutien, même s'il ne vaut pas grande chose, mais je connais ce besoin de s'isoler et de ne pas montrer ses faiblesses, c'est comme ça que j'ai grandis dans l'Arène. Je sais que Ash ressent le même. C'est pour cela que je suis surprise quand il se tourne vers moi au lieu de s'éloigner. J'aurais compris s'il était parti. Là, je ne comprends pas. Ses yeux se relèvent sur moi avec la lenteur d'un prédateur en approche et il me toise longuement en silence. Une ombre indéfinie adoucis la dureté de son regard.

- Ne le sois pas, ce n'est pas comme si ça changera grand-chose.

Je serre sa main avant de l'avoir pensé. Il ferme les yeux et ses doigts glissent entre les miens, les pressant plus fort.

- Horton était mon précepteur. Notre précepteur à tous, en fait. C'est lui qui nous a ramené au Refuge, moi, Kyle, Takela et Dyan. Il était le seul adulte du Refuge et il a pris soin de nous, nous a éduqué, habillés, a joué avec nous, nous faisait à manger... ouais, c'était notre père. Il disait qu'on était une famille et qu'on devait toujours se serrer les coudes...

Sa main se crispe dans la mienne. Il reste un instant silencieux, puis il poursuit avec un regard flou et lointain, comme s'il revoyait le film de sa vie à distance. Comme s'il ne ressentait plus grand-chose face à cela. Comme si son cœur s'était engourdi avec le temps. Il secoue la tête.

- Il était malade. Gravement. Il le savait, alors dès que Kyle et moi sommes devenus assez grands, il nous a formé pour qu'un de nous puisse le remplacer à sa mort. Prendre la tête de la famille et assumer le rôle de l'adulte. Protéger et nourrir les autres.

Apprendre à être un adulte des années trop tôt. Apprendre à survivre et à faire survivre les autres. Cette responsabilité semble si pesante sur les épaules d'un enfant que je me demande comment cela peut être supportable au quotidien. La pression, la fatigue, les responsabilités. Le Lion se tourne complètement vers moi cette fois et me fixe avec un regard inébranlable, le regard de quelqu'un qui a l'habitude de faire des sacrifices, le regard de quelqu'un qui ne devrait pas être le sien. Et alors je n'ai pas besoin qu'il le dise pour que je le sache.

- Peu de temps avant qu'il parte, il m'a désigné.

Mes lèvres se serrent. Il a perdu sa famille, petit. Puis Horton. Et enfin, il a appris que maintenant, c'était lui qui devait rapporter à manger, protéger et éduquer quatre gamins. Par quel miracle ne s'est-il pas brisé ? Comment ne s'est-il pas effondré ?

La distance de son regard de fer, comme si la vie avait volé une partie de sa vie, comme si elle l'avait laissé dépouillée de son innocence, de son enfance, seul à trébucher sur les carreaux de la rue. Comme s'il n'avait aucun sentiment par rapport à cela. Ça, tout ça, ça me fait mal. Une douleur physique qui me perfore la poitrine. Parce que dans ce regard inflexible, j'ai ma réponse. Il a étouffé toute faiblesse, toute protestation de son corps et de son esprit pour arriver à survivre. Voilà comment il n'en est pas mort. Il est devenu lui-même du fer. Droit. Implacable. Tendu vers un objectif : la survie de sa famille. Toujours. Il ne vit pas pour lui, mais pour sa famille. Voilà pourquoi il était si furieux quand Ines lui a dit de ne pas être égoïste et de penser à sa famille quand il voulait partir en montagne. Je revois ses pupilles se réduire d'un seul coup, la fureur qui coulait brusquement dans son regard : « Comment oses-tu... ? »... parce que toute sa vie, son existence même, il l'a dédié à eux.

- Tu nourris cette famille depuis... mais depuis quand ?

Ses yeux se perdent au loin, comme s'il y cherchait la réponse.

- Il est mort dix ans après m'avoir recueilli... je devais avoir douze ans.

Douze ans. J'ai l'impression qu'il m'a pris à la gorge. Il a du jouer ce rôle depuis ses douze ans. Il venait à peine de perdre ses dents de lait. Toutes ces années à veiller sur eux, s'occuper des plus petits, les protéger du regard des humains, leur donner à manger... c'est sans doute pour cela que les autres semblent le considérer comme le chef de famille alors qu'Ines est bien plus vieille. C'est lui qui a été leur père de substitution avant qu'elle arrive. Qui leur a évité la misère. La mort. Mes lèvres se serrent. J'essaye de m'imaginer un enfant de douze ans nourrir à lui tout seul une famille de cinq gamins, mais même les mères des rues n'ont pas à s'occuper d'autant d'enfants. Kyle a dû l'aider. De ce que j'ai compris, même si Ash s'occupe de la plupart des choses ici, Kyle agit comme un pilier qui le soutient, il s'occupe des enfants quand Ash n'est pas là, semble s'occuper de leur donner des cours et le conseille tout le temps... c'est pour ça qu'Ash et lui sont si proches, je réalise.

Je relève mes yeux et croise les siens, remplis de cicatrices qui sont encore rouges de douleur. J'ai la soudaine et violente impulsion de vouloir effacer ces marques. Je le serre contre moi. Ses muscles se tendent de surprise, mais ses bras se referment autour de moi. Je sens les battements de son cœur, rapides, contre mon torse. La chaleur de son corps m'enveloppe et alors que cela devrait être l'inverse, cela me réconforte. Je ferme les yeux et sens son souffle me caresser la peau. Même si je ne vois pas son expression, je sais que loin de la lumière, il fait le deuil de son enfance trop courte, qu'il maudit la vie pour ce qu'elle lui a fait subir et qu'il pleurs ses années de souffrance en silence. Je le serre plus fort et il finit par se détacher de moi. Ses yeux me fixent, rayonnant d'une beauté et d'une chaleur insoupçonné. Ils me donnent l'impression d'être une déesse devant un fidèle. Mon regard caresse ses sourcils droits, son nez fin, ses lèvres arquées, sa peau dorée, son menton fin et puissant, sens sa présence chaude et réconfortante. Soudain, une pensée m'arrête. Me trouble.

- Horton devait être riche si son héritage vous a suffi pour vivre. D'où venait-t-il ?

Ses muscles se tendent et un éclat tranchant traverse ses pupilles. Ses mâchoires se verrouillent et il recule comme s'il venait de s'éveiller d'un rêve.

- Il ne nous a pas suffi, il répond d'une voix froide.

Ses lèvres se serrent, il tourne les talons et disparaît dans le rayon suivant.

Je me mordille la lèvre et suis du regard son ombre s'étirer sur le sol sous les étagères de livres. Je ne m'attendais pas à une réaction aussi intense. Il doit y avoir quelque chose qu'il ne veut pas se souvenir ou dont il ne veut pas parler. Dans les deux cas, la tension brusque dans ses muscles et ses yeux me préviennent que ce n'est pas quelque chose de tout innocent. Si cela n'a pas suffi, ils ont dû trouver un autre moyen. Aussi débrouillards qu'il est, ils n'auraient pas pu survivre sans revenus, sans rien, complètement livrés à eux-mêmes. Ce qui veut dire qu'Ash a dû trouver un job pour ramener de l'argent au Refuge. Il me l'a d'ailleurs dit vaguement lui-même, mais quand j'ai voulu approfondir le sujet, il a dévié notre discussion...

- Shari ?

Je relève la tête et sors des rayons en fronçant les sourcils. Je découvre Ash à côté de la table, toute trace de notre conversation d'avant effacée de son visage. Je m'approche et devine que le sujet est définitivement clos. Il lève le regard sur moi, dans lequel plus aucune trace de fragilité ne résulte pour laisser place à un tempérament implacable et il me désigne un rouleau sur la table.

- Regarde ça, c'est ce que je voulais te montrer. J'ai trouvé quelque chose d'intéressant ce matin.

Je fais le tour de la table et déploie la carte sur les livres. Je m'approche pour la voir de plus près et fronce les sourcils face aux bâtiments familiers.

- C'est une carte de la ville ?

Il hoche la tête et pointe le coin en bas à droite.

- Regarde là.

Je me penche et essaye de décrypter l'inscription minuscule.

- Be...nmine Jord...an...

Non, je ne suis pas analphabète, mais c'est écrit en tout petit !

- Benzine Jordan, il me corrige en se redressant. C'est un cartographe.

Je hausse un sourcil. Et qu'est-ce que j'en ai à foutre ? Il m'adresse un regard insistant.

- Il peut nous aider à trouver un passage dans les montagnes puisqu'il les a cartographiés. On va le voir.

Je le considère d'un œil intéressé. C'est pas débile, son idée. Mais...

- Pourquoi est-ce qu'on ne regarde pas directement sur une des cartes de montagnes qu'il a fait ?

- Justement, c'est le problème, intervient une nouvelle voix.

Je me retourne. Kyle s'avance du palier de la porte vers nous, sa silhouette svelte se découpant dans l'allée comme des ombres chinoises sur un mur blanc. Son tatouage ressort encore plus sous la lumière chaude de la bibliothèque, semblant ondoyer d'une vie propre.

- Benzine garde précieusement une bonne partie de ses cartes chez lui, il explique en s'approchant de la table, son regard vairon éclairé d'une lueur exaspérée et moqueur. Celle-ci est un exemplaire qu'il a cédé exceptionnellement au Refuge il y a des années.

Je rêve ! On est tombé sur un personnage.

- On va aller voir le seul cartographe du coin qui garde ses cartes pour lui ? je grogne.

Kyle esquisse un sourire qui me fait penser à celui d'Ash.

- On choisit bien nos cibles, hein ? Bref, il n'aime pas vendre ses cartes donc il va falloir lui rendre une petite visite.

- Comment espérez-vous pouvoir en avoir une s'il est si radin que ça ? Je demande.

Je sais qu'une carte avec des couleurs et du papier si doux est au-delà de leur moyen, et au-delà des miens aussi. Les deux doubles-âmes s'échangent un regard.

- Oh ça, c'est parce que c'est une... ancienne connaissance, ironise le Lion en roulant la carte.

- Une ancienne connaissance ? Je demande alors que nous sortons de la bibliothèque.

Les pas de Kyle résonnent dans le couloir étroit et sombre. Je remarque distraitement que contrairement à nous, il marche aussi bruyamment que des humains. Comme s'il n'entendait pas son propre bruit.

- Inès l'a un peu arnaqué un jour où on avait plus rien pour s'acheter à manger le soir, dit Kyle. Elle venait d'arriver, et on était complètement à sec. Elle lui a soutiré quelques sous de plus. Depuis, on fait un détour à chaque fois qu'on passe près de chez lui.

- Tu penses bien, dix sous de moins dans sa petite fortune personnelle, ça lui fait des cauchemars la nuit ! Ricane Ash.

Je hausse un sourcil.e ne vois toujours ps en quoi c'est censé nous aider.

- Et c'est en vous présentant chez lui comme la famille de celle qui l'a volé que vous voulez le convaincre de vous donner une carte ?

Le Lion a un fin sourire.

- Disons qu'on peut lui... forcer un peu la patte.

Je n'aime pas bien ce que ça sous-entend, mais le fait qu'il ne semble pas bouffer des briques me conforte un peu. Une carte, c'est quoi pour lui ? C'est pas comme s'il en avait besoin. On traverse le hall, Ash pousse une lourde porte en bois et nous pénétrons à l'intérieur d'une petite salle obscure.

- Le garde-arme, annonce ce dernier avec une pointe de fierté dans la voix en allumant la lumière.

Aussitôt, la pénombre disparaît, remplacée par des multitudes d'éclats métalliques provenant de dizaines et des dizaines de couteaux, de poignards et de dagues de formes et de métaux différents. Je lâche un sifflement admiratif. Il y a de tout, là-dedans ; des stylets aux couteaux bowie en passant par les anelaces, les tantos, les kandjars, et même des braquemards ! Même si elles ne paraissent pas neuves, leurs lames brillent à la lumière, signe qu'elles sont bien entretenues. Je parie qu'elles sont encore aussi efficaces qu'à leur naissance.

- Comment avez-vous récolté tout ça ? Je souffle d'admiration en caressant la garde d'un tanto.

Ash me jette un coup d'œil en s'approchant du pan de mur en face de lui.

- C'était là avant nous, considère ça comme... une collection. Une collection très utile.

Je tuerais pour posséder autant de petits bijoux. Je suis du regard la forme courbe et élégante des kandjars qui en font l'arme de prédilection de Kira. Les personnes qui vivaient ici avant avaient l'air d'apprécier les armes blanches... je me demande quelle en était alors l'utilité. Les couteaux en tout genre ne sont pas efficaces pour la chasse, qui nécessite des armes de longue portée. Ce qui ne laisse pas beaucoup d'autres possibilités... Ash décroche deux coutelas du mur et les lance à Kyle qui les rattrape au vol, puis le Lion se tourne vers moi.

- Une préférence ?

Je tapote mes dagues dans mes fourreaux.

- J'ai déjà tout ce qu'il me faut.

Je suis du regard le Lion se saisir de deux couteaux crantés. Je me demande ce qu'eux en font comme utilisation... Takela entre, l'air intrigué.

- Vous partez où ? Je peux venir ?

- Chez un ami, ironise Ash en attachant dans son dos le fourreau d'un tanto, un sabre fin légèrement incurvé. On sera de retour ce soir. Reste ici, Ines est partie faire le Tour, il faut quelqu'un pour garder les quatre petits monstres.

La Louve fait une moue résignée, mais lâche l'affaire, l'air habituée aux allers-retours d'Ash. Je me mordille les lèvres, pensive. Il a l'air souvent dehors. Qu'est-ce qu'il peut bien y faire ? Est-ce que c'est à cause de son travail ?

- Vous avez vraiment besoin de tout ça ? Demande Takela, sceptique.

- « Sors toujours avec tes armes », récite Ash. De moi.

Elle soupire et se tourne vers le plus responsable des deux :

- Kyle, c'est toi qui t'occupes du repas, je te rappelle ! Lâche la Louve d'un air de reproche.

Ce dernier lui fait un sourire à fossette.

- Bien sûr, je serai de retour à temps, comme d'hab. Je ne décevrais jamais ma petite sœur adorée...

- Reste à voir laquelle, rétorque cette dernière en sortant de la pièce, Ash à sa suite.

Le Lion referme la porte derrière lui.

- Je vais aux toilettes d'abord, lance Kyle en partant dans le couloir.

Ash lève les yeux au ciel en passant devant Takela, l'air de faire ce geste pour la énième fois.

- Une vraie Marie pisse trois gouttes, la quatrième est en route, celui-là.

La Louve le retient par la manche.

- Ne prends pas trop de risque, hein ?

Je ricane intérieurement. C'est comme demander à un chien de ne pas courir après un chat. Ash lui fait un grand sourire.

- Tu me connais, enfin !

- Justement.

Elle se tourne vers moi et plonge ses yeux bruns-dorés dans les miens :

- Je compte sur toi pour veiller sur lui.

Parce qu'en plus, ça va retomber sur moi ? Je grogne, mais je ne comptais pas le laisser faire n'importe quoi de toute façon. Je hoche la tête, et lui envoi un regard appuyé.

- Il n'aura pas une égratignure.

Le Lion lève les yeux au ciel, et pars dans le couloir. Je le rejoins en silence.

- C'est toujours Kyle qui fait à manger ? Je demande.

- La plupart du temps, il répond d'un air pensif en montant les marches. Inès déteste ça et comme je suis souvent parti, il s'occupe du repas. Takela l'aide, des fois. C'est un excellent cuisinier.

Kyle fait le repas, d'accord. Il a dû prendre l'habitude de préparer le repas pour les autres doubles-âmes quand Ash devait s'occuper de ramener de quoi remplir la marmite. Je rebondis sur sa réponse :

- Tu es souvent parti ?

Il hoche la tête, mais je connais cette tête. Toute tentative d'approfondissement de la question sera remballée. Je grince des dents.

- On va où ?

- Dans ma chambre. J'ai quelque chose à récupérer.

- Tu veux prendre une carte de la ville ?

Il secoue la tête.

- Non, je connais le quartier par cœur, ça faisait partie de ma formation avec Horton. Je vais me mettre en tenue adéquate. De combat, il précise.

Je hausse un sourcil.

- Tu n'as pas besoin de la prendre à chaque fois que tu sors, tu sais.

Il pivote ses yeux fauves vers moi.

- Non, mais là, j'ai un mauvais pressentiment.




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Hi ! Toujours plus d'armes, hein ? Non sérieusement, qu'est ce que vous pensez de ce petit rendez-vous surprise chez Benzine ? Je sais que vous sentez le truc venir mdr. Et de l'enfance d'Ash au refuge ?

À  dimanche !

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