Chapitre 30 :
Je toque à la porte du Refuge. Je veux en savoir plus sur l'avancée des recherches sur le chemin au Refuge. Elle s'ouvre sur Ash qui semble sortir de la douche, en tee-shirt noir et jean. Ses cheveux blonds cendrés en bataille sont encore mouillés et sa peau sent le savon.
- Tu sais que le bleu sur ta joue te vas à ravir ?
- Et qu'est-ce que tu penserais de la trace de ma main sur ta joue ?
Il esquisse un sourire et se décale. J'entre dans le hall et suit le Lion dans le couloir. Il me jette un coup d'œil.
- Un combat ? Il demande en faisant référence au bleu.
Je lui lance un regard surpris.
- Oui. Quoi d'autre ?
Il s'arrête devant une porte en bois de chêne, juste avant la salle où Takela faisait cours aux quatre petits monstres. Sa voix me paraît amusé quand il lance :
- Tu sais, dans la vie normale, on a des blessures autrement qu'en se battant...
Je hausse les épaules. S'il le dit. J'entre à sa suite dans une large pièce chaleureuse dont les murs sombres sont entièrement occupés par des dizaines et des dizaines d'étagères. Des rayons en bois autours desquels s'enroulent des lierres et des spirales de plantes sont remplis de livres de toutes sortes et rangés en colonne des deux côtés de la pièce, formant une allée centrale. Au bout de celle-ci s'ouvre un espace dégagé et plein d'une verdure qui paraît presque fluorescente sous la lumière naturelle qui laisse filtrer les fenêtres au fond de la bibliothèque. Je remarque une longue table en bois qui trône au centre, sur laquelle est étalée une dizaine de livres ouvert. Un silence confortable remplit la pièce, comme si le temps se suspendait et qu'on entrait dans un monde cotonneux, en plein brouillard, coupé de tout. Moi qui ne vais pas souvent dans des bibliothèques, j'ai juste envie de prendre un des livres sur une étagère et de m'asseoir dans un coin pour le lire jusqu'au soir.
Je renifle l'air. Sous l'odeur de papier, de végétation et de bois, je décèle une légère fragrance d'encre et de métal, ainsi que d'autres senteurs inconnus. Ash a passé du temps dans cette pièce, ces derniers jours.
- Voici notre bibliothèque, il explique en s'avançant dans la pièce. On a commencé les recherches sur le chemin permettant d'accéder à l'extérieur, mais vu tous les livres qu'elle contient, on avance pas vite.
Éplucher tous ces livres demande du temps, je suis bien placée pour le savoir : j'ai passé mes derniers jours à faire la même activité, mais la bibliothèque de l'Atrium est bien plus... ordinaire. Je me tourne vers Ash et me reconcentre sur mon but. Pour le « tout le monde », j'ai du mal à y croire.
- « On » ? Je demande.
Il me fixe et je sais que le « on » n'inclue pas une personne.
- Tout le monde sauf Randy.
Ben tient... je sais même pas ce que j'espérais. Je ravale mon amertume. Ce n'est pas que je ne m'en étais pas doutée, mais je m'étais imaginée que les autres arriveraient à la convaincre. Bah, on se débrouillera très bien sans elle. Je me détourne.
- Il y a combien de livres ?
Ash entre dans un rayon, ses doigts tambourinant machinalement sur les livres. Il a l'air de bien connaître les lieux. Je me demande quel genre de bouquins il lit... sans doute quelque chose dans l'action.
- Mille cinq-cents quarante-trois, il répond distraitement, comme s'il pensait à autre chose.
J'ouvre des grands yeux. Mais... c'est énorme ! Il me faudrait une vie entière pour les lire tous. Je m'approche d'un rayon et en effleure la tranche des livres.
- Et... ils vous servent tous ?
Il me jette un coup d'œil et s'approche.
- Pas tous non, surtout vu la proportion de journaux intimes. Il n'y a que Dyan qui aime les lires. Mais il y a des manuels qui sont très utiles, sur différents domaines.
Je penche la tête et déchiffre les titres. Bizarrement, je n'imaginais pas des journaux intimes ici. Plutôt des... romans fantastiques. Ça se prête bien à l'endroit. En revanche, je me représente bien le petit Cerf assis dans un coin en train de lire.
- Il aime bien lire ?
Les cils du Lion s'abaissent, puis il tourne dans un autre rayon et disparaît de ma vue.
- ... ça lui fait passer sa solitude.
Je le suis des yeux à travers les étagères.
- Il n'est pas seul, pourtant.
Il y a un silence puis la voix d'Ash reprend, teintée de quelque chose de las qui ne devrait pas être dans la voix d'un jeune homme de moins de vingt ans :
- La solitude n'est pas forcément au sein d'une famille. Dyan ne peut pas beaucoup sortir à cause de ses cornes, à part l'hiver parce que tout le monde porte un bonnet. Il n'a pas d'ami de son âge, ou de personnes avec qui jouer. Takela, des fois, mais elle a quinze ans et elle ne joue plus aux mêmes jeux, même s'il est avancé pour son âge. Nous vivons une vie assez solitaire, en général. (Ses yeux se relèvent sur moi à travers le rayon de livre) On évite de se mêler aux autres.
Ses yeux accrochent intensément les miens. Je me demande comment il vit cela, lui. Il peut sortir, ce n'est pas comme Dyan. Mais toujours être sur ses gardes, faire attention à ce que personne ne voit ses yeux, ne détecte quelque chose d'étrange ? Moi, ma réputation a banalisé mes yeux dorés. Je n'ai plus à craindre qu'on m'associe à une légende, un conte, censé ne pas exister. Mais lui ? Que lui feraient-ils s'ils se rendaient compte de sa nature ? Il détourne les yeux, tire un livre et me tourne le dos Mon regard glisse au sol. J'essaye d'imaginer une vie enfermée dans un manoir grand, certes, mais un manoir quand même. Ne voir que sa famille, des sorties de temps en temps, mais pas plus. Par sécurité. Le sentiment d'être écrasé petit à petit par le poids des pierres. Je comprends mieux pourquoi est-ce que Dyan m'a considéré d'emblée avec autant d'enthousiasme. Il ne doit pas avoir beaucoup de visiteurs. C'est sans doute pour cela que Takela est si nerveuse en ma présence. Ils sont toujours méfiants avec les étrangers. Sauf Ash. Il semble celui qui est le plus à l'aise avec les autres, mais on dirait aussi que c'est celui qui sort le plus de tous.
- Comment vous le vivez ? Je dis. De ne pas pouvoir sortir souvent ?
Le silence s'étend. Ash s'adosse contre l'étagère et je l'aperçois appuyer sa tête contre les murs, les yeux fermés. Il a l'air plus jeune, d'un coup, comme s'il jetait au loin un rôle d'adulte, de parent. Il soupire.
- Comment tu penses que c'est ?
Je le rejoins de l'autre côté. Il me suit du regard, les yeux mi-clos, mais ne bouge pas.
- Tu sors quand même, parfois ?
Quelque chose change imperceptiblement dans son visage. Il secoue la tête avec un sourire amer.
- J'ai quelques sorties... nocturnes.
Je serre les lèvres alors qu'il m'étudie du regard. Ce genre de sorties. J'ignore la malaise qui envahit mon ventre, mais une question me brûle la langue. Je m'éloigne, mais finis par m'arrêter, dos à lui. Je me mords la lèvre, mais ouvre la bouche, incapable de me retenir :
- Et cela ne les dérange pas ? Tes yeux ?
Je lui jette un coup d'œil. Il a un petit rictus étrangement... sombre.
- C'est la dernière de leur préoccupation...
Je me racle la gorge et parcours du regard les rangées de livres qui s'exposent à ma vue, me focalisant à nouveau sur la raison de ma venue. Du papier, à perte de vue. Je n'ai jamais vu autant de savoir accumulé dans une seule pièce. En fait, je n'ai jamais vu autant de savoir tout court. Je lis rarement, à part les manuels de combat, et encore. On apprend plus vite sur le sable. Je m'approche d'une étagère et décrypte les noms. "La biologie humaine tome I" ; "encyclopédie des plantes médicinales", « La base de la mécanique »... j'en prends un au hasard, l'ouvre et le feuillette. L'écriture est en patte de mouches et quasiment illisible. Sur le dos, c'est marqué 1996, date de son achèvement. Ça doit être un des journaux intimes dont parlait Ash. Je referme le livre et le range. Qui aurait eu l'idée étrange de mettre ses journaux intimes dans une bibliothèque publique ?
- Pourquoi il y a des journaux intimes ici ?
Ash surgit silencieusement derrière moi. Son souffle effleure ma nuque. Je tressaille et me retourne.
- Arrête d'essayer de me surprendre !
Il abaisse ses yeux miel sombre sur moi en silence.
- C'est toi qui te laisses surprendre... (il détourne la tête) pour te répondre, c'est parce que la bibliothèque était un endroit facile d'accès pour leur auteur - ils vivaient ici. C'est devenu une sorte de tradition de siècle en siècle, ça a formé un peu l'héritage écrit de cette maison.
Je m'écarte légèrement en prenant un autre livre, plus volumineux avec une couverture en cuir. S'il y a des journaux intimes de personnes qui ont vécu ici, c'est que ce manoir a toujours été habité. Vu l'état délabré du Refuge, je m'étais toujours imaginée que personne ne l'avait habité pendant des siècles jusqu'à ce qu'Ash et les autres s'y installent. Je passe une main songeuse sur la couverture du livre et relève la tête vers lui, appuyé contre l'étagère à côté de moi.
- Il y avait qui, avant votre famille ? C'était qui, tous ces auteurs ?
Le Lion a une expression lointaine, songeuse.
- Je ne les ai jamais connus, je n'étais même pas encore né quand ils sont morts, mais le manoir était occupé par la Lignée de Randy, avant que ses parents meurent et qu'il ne reste qu'elle. Sur des générations et des générations, cela a été leur maison de famille. Le Refuge a toujours été rempli de doubles-âmes à ma connaissance, même si la plupart des gens de notre « famille » actuelle y sont arrivés en cours de route. Seule Randy est née ici. (Il me prend le livre des mains, le retourne et me montre le nom de l'auteur.) Regarde, "Anatole", c'est le nom de l'arrière-grand-père de Randy.
Oh, Dyan m'avait parlé du Refuge comme d'une sorte d'héritage, mais je ne l'avais pas pris au pied de la lettre. Ce n'est pas n'importe quel héritage, c'est l'héritage de Randy. Je fronce les sourcils et dévisage le Lion.
- Si tu n'étais pas né, comment tu le sais ?
Il me regarde longuement et ses lèvres se serrent. Il secoue la tête et baisse les yeux. Sa voix est dure, rauque, quand il prend la parole.
- C'est ce que nous a raconté Horton. La personne qui nous a tous élevé et qui s'est occupé de Randy quand ses parents sont morts. Ce n'était pas un double-âme, mais il était au courant et il nous considérait comme ses enfants. On le considérait aussi comme notre père.
Horton ? Inconnu au bataillon. Je fronce les sourcils.
- Je ne l'ai jamais vu ici.
J'ai l'impression d'avoir brusquement fissuré la vitre d'un miroir, celui de son visage. Il laisse échapper un rire amer.
- C'est le contraire qui m'inquiéterait... il est mort.
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Hi ! Eh oui, ça fait beaucoup de révélations en un chapitre, hein ! Et encore, vous n'avez pas encore lu le prochain...
ET petite dédicace à @Blobychou pour l'image du chapitre (elle comprendra) 😂
À mercredi ! ❤️
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