Chapitre 22 :

En sortant de l'infirmerie, je suis happée par Kaïcha qui m'entraîne dans le couloir. Trop surprise pour protester, je me contente d'esquiver les personnes allant à contre-sens dans le couloir. Je ne me débrouille pas si mal, finalement.

J'ai dû passer les deux dernières semaines à l'infirmerie avant de pouvoir à nouveau m'appuyer sur ma jambe. Cela m'a permis de reposer mon corps et de lui constituer un peu de réserves pour tenir les mois qui vont arriver, mais cela m'a aussi affaibli musculairement, je le sens. Il faudra que je reprenne l'entraînement rapidement.

Apparemment, j'étais dans un sale état en arrivant ici, dans le genre du sang, du sang, du sang. Le gavial a sectionné une artère à l'arrière du talon si bien que je suis restée alitée quatorze jours - l'enfer ! Les dents ont détruit les tissus, la chair, les nerfs et les muscles - la totale. Seul l'os y a réchappé, heureusement, car je ne suis pas sûre qu'il aurait pu se ressouder sinon...

J'ai pu sortir uniquement aujourd'hui, heureusement sinon je serais devenue folle - et mes soigneurs aussi à force de m'entendre. Néanmoins, je porte encore une attelle, car tout ce bordel n'est pas encore complètement rétabli. Je suis exclu de combat pour une semaine entière, en attendant.

Kaïcha ouvre la porte de sa chambre, aussi ordonnée et propre que celle de Laaja est en désordre. Je trouve cette dernière allongée à plat ventre sur le lit en train de jouer nonchalamment avec ses couteaux-papillons. On va se rendre visite si souvent qu'à la vérité, les chambres des autres sont aussi les nôtres. Kaïcha referme la porte derrière moi. Laaja baille.

- Ah, il manquait plus que toi pour commencer la fête ! Elle grimace en jetant un regard à ma cheville. Méchantes bébêtes, ces reptiles.

- J'étais pas au courant de la fête, je lance. Mais tant mieux, j'ai découvert quelque chose pendant la journée survie : les pilotes d'hélicoptères ne sont pas de Braçalia. Ils viennent d'autre part, d'un autre peuple qu'on ne connaît pas, je dis d'une traite.

- Mais oui, c'est ça ! S'exclame soudain Kaïcha.

Elle se retourne et farfouille nerveusement dans ses étagères. On échange un coup d'œil perplexe avec Laaja. S'il y a bien un adjectif qui ne s'adapte pas à Kaïcha, c'est "nerveux". Elle a un sang-froid et un calme qui dépasse ceux du commun des mortels. Je fronce les sourcils.

- Qu'est-ce qu'il se passe ?

- Je me pose la même question ! Si Madame veut bien éclairer notre lanterne... grommelle la blonde.

Je rejoins Kaïcha au moment où elle attrape un gros livre avec une couverture bleue et en tourne frénétiquement les pages. On la regarde comme si elle avait pété un câble. Elle va pas frôler la crise cardiaque pour un livre, si ?

- « Productions agricoles -1990. » , je lis sur le devant de la couverture en me penchant. D'accord. C'est vexant que tu trouves plus important une technique d'agriculture que ce que je dis.

Kaïcha relève la tête.

- Non, regardez ça ! Elle pointe du doigt une ligne en bas à droite de la page. Je n'avais pax compris, mais c'est clair maintenant ! s'exclame-t-elle, la voix vibrante d'excitation.

Je hausse un sourcil sceptique et lis : "Rio de Janeiro - Brésil (Amérique du Sud)." Je fronce les sourcils.

- Rio de Janeiro... c'est quoi ? Une ville ? Comme Braçalia ? Alors de quoi ça fait le Brésil ? Une entreprise là-bas ?

Kaïcha arbore un grand sourire.

- Laaja, tu as cherché des informations sur "Brésil", n'est-ce pas ? Qu'est-ce que tu as trouvé ?

Elle nous jette un regard ennuyé ;

- Rien. Mais vraiment, rien du tout.

- Exactement ! Parce que ce n'est pas une organisation, ni une entreprise ! S'exclame Kaïcha. On se trompait, c'est un endroit. Un endroit qu'on ne connaît pas, comme là d'où viennent les pilotes. Regardez, on dirait une sorte d'adresse quand on y pense : Rio de Janero, qui est au Brésil, dans l'Amérique du Sud.

Laaja pose ses avants-bras sur le rebord du lit.

- Et c'est où tout ça ?

- On s'en fout, ça veut surtout dire que c'est en-dehors de Braçalia, conclut Kaïcha d'un air victorieux en nous regardant tour à tour, les yeux brillants de satisfaction.

On se regarde toutes les trois, un début de sourire se dessinant sur nos lèvres.

- Qu'il y a bien d'autres villes à l'extérieur, reprend Laaja, complètement excitée, maintenant. Shari a raison, il y a d'autre peuple, et donc d'autres villes. Pas que la savane.

Je m'assois dos contre le lit, la jambe allongée pour reposer ma cheville et essaye de remettre de l'ordre dans mes idées. Jio... j'essaye d'imaginer une ville en dehors mais tout ce que j'arrive à me représenter c'est cette savane qui s'étend à l'infini dans mon esprit, la seule chose que je connais de l'extérieur.

Cela me semble si irréel. Comment ça se fait qu'on ne se soit jamais croisés ? Les montagnes, je réalise. Les montagnes forment une barrière naturelle, et M. Jamal s'est fait un plaisir de prendre cette excuse pour ne rien nous laisser explorer autour et contrôler strictement les hélicoptères, les seuls moyens de communications avec l'extérieur.

Mais c'est encore trop flou. Pourquoi veut-il cacher cela ? Quel est son intérêt là-dedans ? Les pilotes aussi sont-ils au courant ? Qui est au courant, en fait ?

- La question est : pourquoi nous le cacher ? lâche Laaja.

Un silence lui répond.

- Il faut qu'on en sache plus, je dis finalement. On peut rien faire avec huit mots.

- J'ai pensé la même chose, mais comment ? réfléchit Kaïcha, pragmatique. Je suis prête à parier que nous ne trouverons pas d'aide chez ceux à qui on peut demander, personne ne croira une chose aussi folle.

- En tout cas, cela ferait un grand chamboulement si ça s'apprenait ! murmure Laaja, avec ce sourire carnassier qu'elle a quand elle échafaude un plan génial - en tout cas, de son point de vue.

On se redresse aussitôt avec Kaïcha.

- Pas question ! Je m'exclame.

- Si on nous l'a caché, c'est qu'on ne veut pas qu'on le sache. Ça veut dire qu'il y a des gens qui peuvent être prêts à nous faire taire de force pour nous stopper, ajoute Kaïcha à ma suite. Tu merderas un autre jour.

Laaja fait la moue.

- Quelles rabats-joie ! Sans vous, l'Atrium serait bien plus sympa avec toutes mes idées.

- Sans nous, l'Atrium serait en feu...

Laaja me transperce du regard.

- Je t'ai entendue.

Je hausse un sourcil innocent. Kaïcha coupe court à nos piques en déclarant :

- Ce qu'il nous faut, Shari a raison, c'est plus d'informations. Comme par exemple, pourquoi on a pu être coupés de l'extérieur. Si on a des stylos et des tee-shirts qui viennent de là, ça veut forcément dire qu'on a déjà eu une liaison avec eux, mais apparemment, elle a disparu. Personne ne connaît plus leur existence. Quel est l'intérêt de laisser les gens dans l'ignorance ? Au contraire, cela aurait développé le commerce, les mariages, la croissance de la population...

- Si ça se trouve, il y a un autre moyen de franchir les montagnes que par les airs, je réfléchis. Il suffirait que nous le trouvions, et nous pourrions peut-être savoir ce qu'il y a derrière.

- Je n'ai jamais vu ou entendu parler d'autres passages pou sortir de Braçalia, rétorque Kaïcha en fronçant les sourcils. Peut-être qu'il y en avait un avant, mais il n'existe plus.

- Le chemin est peut-être caché, suggère Laaja en fixant ses yeux vert clair sur la fenêtre.

Caché ? Comment on pourrait savoir, puisqu'il n'y a aucun moyen de retracer le passé des chemins ? Il n'y a aucun livre d'histoire dans la bibliothèque de l'Atrium.

- Les montagnes forment une barrière naturelle, objecte Laaja en s'éloignant vers la fenêtre, arrivant au même constat que moi. Peut-être que le chemin qui faisait la liaison a été détruit dans un éboulement, ou une avalanche, ou quelque chose comme ça. Si on arrive à le retrouver, on pourra creuser plus loin. Il ne faut pas compter sur M. Jamal pour répondre à nos questions, en tout cas.

- Il va falloir chercher dans d'autres livres ou des cartes...

J'imagine les rangées de livres de la bibliothèque et sens l'accablement monter en moi. Ça va nous prendre des plombes à chercher ! Sauf si... si on a de l'aide.

- Je vous retrouve ce soir ! je lance en sortant de la chambre.

Je descends l'escalier le plus proche, traverse le parc et m'engouffre dans les rues de la ville.

Maudissant ma cheville qui me ralentit, j'essaye de me souvenir du chemin que j'ai pris avec les doubles-âmes pour arriver au manoir. Bien sûr, ils ont dû faire des détours, mais si je me rappelle des points-clés devant lesquels ont est passé, je pourrais peut-être retrouver de proche en proche le coin dans lequel ils habitent. Au bout d'un moment de tours et détours, je finis par m'arrêter. Cette technique prend trop de temps, il me faut un point de vue culminant. Je me rappelle que le manoir était massif et avait un grand balcon en demi-cercle, cela doit être facilement repérable de haut.

Je m'écarte des rues plus fréquentées et m'enfonce dans des ruelles sombres, où j'écarte d'un geste la proposition d'un dealer renfoncé dans l'ombre. Je scrute les bâtiments alentours et en repère un avec du mortier suffisamment rongé par le temps pour en faire des prises. J'hésite un moment à cause du handicap de mon attelle, mais si je ne vais pas voir en haut, personne ne le fera à ma place. Je coince mes dagues dans les fissures des briques et commence précautionneusement l'ascension. Je n'ai pas peur de la hauteur, mais je sens quand même le vide autour de moi, consciente que le moindre mauvais placement de dague ou mauvais calcul de la profondeur d'une fissure pourrait entraîner quelque chose de pas très heureux. Je me concentre et m'élève progressivement de mètres en mètres. Arrivée en haut, je m'assois au bord du toit pour reposer un peu ma cheville dans le vide et en profite pour balayer du regard le panorama qui s'étend autour de moi. Je suis assez haut pour dominer la plupart des toits de la ville. Satisfaite, je commence à passer au peigne les bâtiments du quartier. Je ne mets pas longtemps à repérer un large toit en tuile bleu sombre qui surplombe un balcon en demi-cercle. Je prends le temps de bien mémoriser le chemin et désescalade prudemment la façade. Je peux tomber de haut, on nous forme depuis tout petit à nous réceptionner de plusieurs mètres de haut en roulant au sol pour diffuser au maximum l'onde de choc, mais je n'ai jamais essayé avec une attelle. Ça ne me fait pas plus envie que ça. Passant sur un balcon, j'entends un cri provenir de l'intérieur d'un appartement.

Oups.

Je me glisse sous la rembarre en me retournant et atterris d'un roulé-boulé sur le balcon en dessous parmi des pots de fleurs. Je me plaque contre le mur en ravalant un grognement de douleur au moment où j'entends le bruit d'une fenêtre qui s'ouvre.

- Il y a quelqu'un ? Je vous ai vu !

Pourquoi elle pose la question alors ? Je reste silencieuse et vois l'ombre d'une personne se pencher sur le mur d'en face. J'attends quelques minutes et elle fini par rentrer à l'intérieur. Je laisse passer encore quelques minutes par sécurité avant de repartir. Une fois dans la rue, je rabats ma capuche et marche rapidement jusqu'au portail noir du manoir. Je me suis déjà fait sauter dessus par des spectateurs de l'Atrium, pas envie que ça recommence. Eux non plus, à vrai dire. Je passe par-dessus le portail d'un mouvement et me relève en m'avançant vers la porte.

Je frappe vigoureusement à la poignée en fer représentant une tête de kangourou sur la porte et attends. Le bruit d'un loquet qui se décliquette juste à côté de mon oreille me fait bondir en arrière.

La porte s'ouvre sur Dyan. Il me sourit.

- Salut, entre.

Le jeune Cerf n'a l'air nullement déstabilisé par ma présence malgré la fin de notre dernière... entrevue. Je le fixe et fronce les sourcils. On dirait presque qu'il m'attendait depuis tout ce temps. Il s'efface pour me laisser passer avec un sourire qui me parait étrangement honnête. Je hausse un sourcil. En voilà un qui n'est pas rancunier ! Je me racle la gorge et entre dans le grand hall en pierre.

- ... merci.

Je réalise alors que je ne sais pas à qui livrer ma bombe.

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Hi ! N'hésitez pas à commenter et voter ^^ Alors, qu'est ce que vous pensez de ces révélations ? Et de la réaction de Shari ? Les retrouvailles avec les doubles-âmes semblent imminentes !

A mercredi prochain ! <3


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