Chapitre 21 :

Je me penche encore plus pour écouter ce qu'ils disent, mais la conversation dérive sur des problèmes de pilotes. Je prends une minute pour me ressaisir, la tête en ébullition et je m'éloigne en rampant. Assez loin pour ne plus les voir, je me relève. « Ici ». Dans ce cas-là, où est là-bas ? Viennent-t-ils d'un autre endroit ? D'une autre ville ? En existe-t-il ?

Je souffle longuement. Je remonte le foulard qui masque le bas de mon visage sur mon nez. Le soleil se couche et je n'ai eu à sauver aucun croupion jusque là, ils se débrouillent plutôt pas mal. Tant mieux, parce que j'ai la tête totalement ailleurs. Passer de longues heures seule après ce que j'ai entendu m'a fait cogiter encore plus. Il n'y a pas de doutes possibles. J'ai beau tourner et retourner la conversation dans tous les sens, il faut faire face à la réalité, aussi fictive paraisse-t-elle. Des hommes vivent au-delà des montagnes, ou en tout cas, au-delà de notre ville, car on ne peut pas exclure qu'ils viennent eux aussi des montagnes, mais de plus loin. Leur peuple doit être plus avancé que nous en technologie pour savoir comment conduire ces engins, c'est sans doute même eux qui les ont construits et l'ont donné à M. Jamal ensuite. Le directeur de l'Atrium doit forcément être impliqué là-dedans. Cela expliquerait pourquoi il n'y a pas d'autres hélicoptères à Braçalia, pourquoi il en détient le monopole.

Je foule l'herbe douce et sèche, la terre dure et brûlante. J'ai enlevé mes bottes et marche pieds nus pour être plus silencieuse. Je porte ma gourde à mes lèvres et avale une longue gorgée d'eau fraîche. Je prends garde de m'hydrater toutes les heures. Ici quand on ressent la soif, c'est déjà trop tard.

Il faut que j'arrive à en savoir plus sur ce peuple étranger qui construisent des machines qui volent dans les airs. Je me demande quel lien M. Jamal entretient-il avec eux pour qu'il ait pu avoir ces hélicoptères. On ne donne pas sans promesse de recevoir. Qu'a-t-il bien pu leur donner en échange de ces hélicoptères ? Quelque chose de valeur, d'une grande valeur. Il faudrait lui tirer les vers du nez, mais je sais qu'une discussion frontale ne donnera rien : s'il n'a jamais rien révélé sur les hélicoptères, c'est qu'il des intérêts à le cacher. Il faut trouver une voie plus détournée...

Je lève les yeux et constate que le soleil est déjà bas dans le ciel. Les lumières du soir tombent sur la savane. Mon crâne me tance à chaque pas. Le soleil tape dur ici, même en hiver. Il peut entraîner des délires si on ne s'en protège pas, mais je soupçonne mon mal d'être d'une tout autre origine. Je fais demi-tour et prends le chemin du retour. J'ai mémorisé la carte de la zone C.3 avant de partir pour repérer les points de stationnement des hélicoptères et les points de ravitaillement qui, installés un peu partout, permettent d'avoir accès à un matériel de soin d'urgence plus efficace que ce qu'on a dans notre sac, au cas où s'il y a urgence les hélicoptères soient trop loin pour pouvoir se déplacer jusqu'à eux.

Un glissement furtif dans les herbes m'arrête soudain.

Figée, je guette une queue courte, des écailles marron et jaune sable et une pupille fendue, tout indice indiquant une vipère. On dit que le mamba est le serpent le plus dangereux des savanes, mais la vipère est bien plus mortelle. Plus agressive, ses crochets s'enfoncent si profondément dans la chair que la proie meurt souvent d'un traumatisme physique avant même que le venin ait pu faire effet. Dès qu'on en voyait un avec mes frères guépards, on n'osait plus respirer.

Un mouvement à dix mètres de moi, et j'aperçois une tête large et aplatie aux écailles noires et blanches, une queue de lézard dépassant de sa bouche. Je reprends doucement ma respiration. Pas un black mamba, ni une vipère. Un cobra. Plus impressionnant mais moins dangereux. Je distingue le contour de son corps long et filiforme dans l'herbe alors qu'il glisse doucement au sol. Il doit bien mesurer un mètre, voire un mètre et demi. Il a fini sa chasse, ce qui veut dire qu'il est moins agile avec une proie à digérer dans le ventre. Néanmoins, je recule doucement, le plus lentement possible. Je suis suffisamment proche de lui pour qu'il me considère comme une menace.

Celui-ci tourne soudain sa tête vers moi et je détourne le regard tout en le surveillant du coin de l'œil. Il darde une langue fourchue en dehors de sa gueule et émet un sifflement bas. Cette fois, je ne bouge plus. Mes membres sont verrouillés. C'est à peine si je prends le risque de bouger les yeux.

Au bout d'un long moment, il détourne son regard et part rapidement en serpentant dans la direction opposée. J'attends qu'il soit hors de portée de ma vue et de mon ouïe et pars dans le sens contraire. Le point de stationnement des hélicoptères est dans cette direction, de toute façon. Un glougloutement lointain me parvient et je décide d'obliquer dans sa direction. Il fait toujours plus frais près d'un point d'eau.

Plusieurs centaines de mètres plus loin, la terre devient ocre et s'arrête pour descendre à pic dans une sorte de petite ravine tapissée par une large rivière. Sans réfléchir, je m'en écarte de quelques pas. Les souvenirs de festin des gavials pendant la grande migration des gnous me tiennent à distance. Je ne suis peut-être pas un gnou, mais de la viande, c'est de la viande.

Soudain, un hurlement de pure terreur scie l'air.

Mon sang se pétrifie dans mes veines.

Aron !

Je m'élance. Le sang pulse à mes tempes. Je cours le long de la rive en essayant en vain de le repérer. Le hurlement retentit encore, plus proche, plus terrifié. Je serre les dents. Il va ameuter tous les prédateurs du coin !

Soudain, mes yeux captent un mouvement. Là ! Une tête qui disparaît sous l'eau ! C'est lui ! Je laisse tomber mon sac à terre et arrache mon haut. J'aperçois soudain en amont de la rivière des formes effilées qui se glissent furtivement dans l'eau. Une pierre tombe dans mon ventre et écrase mes tripes.

Des gavials.

L'urgence me gifle. Je plonge d'un mouvement du haut de la rive, heurte l'eau froide avec violence, touche le fond, remonte et crève de ma tête le cours d'eau. Je crache et regarde frénétiquement de tous les côtés.

- Aron ?! Aron ?!

Je le vois soudain, emporté à toute vitesse vers moi par le courant. Je m'accroche à la rive pour ne pas me faire emporter par le courant, me penche et l'agrippe par le col quand il passe à ma portée. Terrifié par cette chose qu'il ne voit pas, il se débat, me glisse des mains et il repart en course libre dans le courant. Je plonge dans l'eau de toutes mes forces. Autour de moi, l'eau qui bouillonne me semble remplie de danger. Je jette un rapide coup d'œil en arrière. Je n'aurais pas dû. Des écailles sombres et luisantes roulent à la surface de l'eau, à moins d'une vingtaine de mètres de nous. La panique hurle dans mes veines et je replonge.

La tête d'Aron réapparaît par intervalles de plus en plus longs à la surface de l'eau, mais plus léger, le courant l'emporte plus vite. Je force sur mes bras et mes jambes pour nager, la gorge à moitié remplie d'eau salée, les yeux aveuglés par les éclaboussures. Les ombres des gavials fusent sous l'eau. Mon cœur sprinte comme jamais. De la morve me coule sur le menton. Je me projette en avant et attrape brusquement Aron par le bras. J'affermis ma prise sur lui et accélère mes coups de bras et de jambe pour nous soustraire du courant. Terrifiée, je jette Aron de toutes mes forces sur la rive, crachotant et à moitié étouffé par l'eau. Je me hisse d'un mouvement brusque sur la rive.

Soudain, une douleur explose brusquement dans ma cheville et je suis violemment tirée en arrière. Je m'accroche de toutes les forces à la rive, submergé par un raz-de-marée rouge sang qui bloque un cri dans ma poitrine. Les crocodiliens ont la plus puissante morsure du règne animal, je sais plus qui me l'a dit.

Je rue, je balance des violents coups de pied en m'accrochant désespérément au sol. Sa mâchoire se resserre sur mon os et j'ai l'impression insupportable qu'il va m'arracher la jambe. Mes yeux s'ouvrent en grands.

- Dégage ! je m'égosille en voyant Aron figé. Dégage !

Les dents du gavial bougent dans ma chair. Je me cabre brusquement de douleur, à deux doigts de m'évanouir. Dans un éclair blanc, je dégaine ma dague, me retourne et l'abats violemment entre ses deux yeux, encore et encore. Il desserre la mâchoire d'un coup en reculant et je me traîne aussitôt sur le sol hors de sa portée, mais d'autres gavials s'agglutinent autour de la rive et montent dessus. Je me relève d'un coup sur l'autre jambe et cours clopin-clopant sur la terre. Acculée au pied de la paroi rocheuse, j'attrape Aron, le fais passer sur mon dos et commence la montée, hors d'haleine.

Ma jambe pisse le sang. Un claquement de mâchoire à quelques centimètres de mon pied me motive néanmoins à accélérer la grimpe.

J'ai la tête qui tourne. L'extrémité de mes doigts devient bleu pâle. Ma cheville perd trop de sang, mais je ne peux pas m'arrêter avant d'arriver en haut. Néanmoins, je faiblis. Mes forces me quittent avec mon sang. Aron me chuchote des mots d'encouragements dans l'oreille en essayant de m'aider comme il peut, mais c'est à peine si je les comprends.

Je manque de glisser plusieurs fois sur mon sang et ma cheville blessée est trop faible pour que je puisse m'appuyer dessus. Grimper avec une seule jambe est tout de suite plus difficile. Surtout avec des gavials en-dessous.

Mes mains s'agrippent enfin au bord de la rive, je nous hisse sur la terre ocre de la savane et on roule au sol. Un gémissement s'échappe de ma gorge.

- Shari ! il me presse en me secouant et en plongeant ses yeux noirs dans les miens. Shari ! Il faut bander ta cheville !

Il tousse, et je me force à me redresser, fouille dans mon sac à côté, et lui donne ma gourde. Il est complètement déshydraté. Il la repousse et sort ma trousse de secours de mon sac. Je la lui prends des mains et tourne son visage.

- Ne regarde pas. Je suis surprise par ma voix pâle.

Il me fixe d'un air têtu.

- Pour une fois, obéis. Je ne peux pas m'occuper de ma blessure et toi en même temps.

Je prends une respiration, allonge ma jambe devant moi et suis prise de nausée.

Le gavial devait avoir faim.

La chair de ma cheville est déchiquetée et pend par lambeaux, à moitié arrachée. Le reste est un méli-mélo de peau, de sang et d'autre chose dont je ne veux pas savoir ce que c'est. Je déglutis et me force à me ressaisir. Je dois faire vite. Le sang s'échappe de la blessure comme de l'eau d'une fontaine.

Je sors rapidement un bandage de ma trousse de soins avant de le couper avec ma dague. La lame se dédouble devant mes yeux. Je me mords la joue et me force à me concentrer en pestant contre moi-même.

Aron m'attrape l'autre jambe et me la serre. Il ne dit rien, mais ses yeux sont agrandis par le choc.

- Je t'avais dit de ne pas regarder ! je grogne.

J'enroule le bandage autour de ma cheville sur une bonne épaisseur et fais plusieurs tours. Je fais un nœud et me force à serrer fort en tressaillant. Je ne peux pas me permettre de perdre plus de sang. Je rengaine ma dague et me répète que ce n'est pas si grave. Après tout, ce n'est rien de plus qu'une blessure, rien qu'une blessure comme j'en ai eu des centaines dans l'Arène. Je me remets debout sur une jambe tremblante et relève Aron.

Rien qu'une blessure.

J'ignore le froid anormal qui pénètre tout mon corps, enfile mon sac et repart clopin-clopant avec Aron à mes côtés. Je m'accroche à une pensée : l'hélicoptère. Je dois tenir jusqu'à l'hélicoptère. Il n'est pas très loin, car je reconnais l'endroit. A moins que ce ne soit mon esprit qui divague. Je prie pour que ce ne soit pas le cas.

Au bout d'une centaine de mètres insupportablement lent, je crois apercevoir la silhouette de l'hélicoptère, mais mon esprit embrouillé n'arrive pas à déterminer si c'est la réalité ou juste moi qui délire. Un brouillard sans odeur déforme de plus en plus ma vision.

Je titube, et me redresse.

Rien qu'une blessure.

J'aperçois des formes vagues atour de moi. Je plisse les yeux. Tout est si chaud d'un coup... pourquoi j'ai si mal ? Ah oui parce que... je suis blessée. Je fronce les sourcils. Et... pourquoi, déjà ? Un marteau pulse de plus en plus fort dans ma tête. Je me force à rester ancrée dans la réalité, mais mes paupières papillonnent. J'entends la voix d'Aron m'appeler, étrangement déformée. Je serre les dents et me concentre pour avancer pas après pas jusqu'à l'hélicoptère devant nous.

Le sol se met à tanguer, de plus en plus fort. Mes genoux heurtent le sol. Ma joue rencontre l'herbe, puis un liquide poisseux.

Je crois que mon bandage s'est défait.


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Hi ! Voilà la petite surprise que je vous ai concoctée, deux chapitres pour le prix d'un, c'est pas top, ça ? J'avoue que j'ai eu pitié de vous pour ce énième cliffhanger dont certains en ressortent très frustrés (ils se reconnaitrons mdr) du coup, je vous fais une fleur !

Mais attention, hein ! Je le ferais pas à tout les coups... (il faut pas abuser de ma gentillesse, non plus ! XD) n'hésitez pas à voter et commenter !

Rendez-vous dimanche prochain ! ^^

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