Chapitre 15 :

"Tchac".

La pointe de la dague s'enfonce dans la cible, le manche parfaitement perpendiculaire au rond. Circulaire et faite d'un matériel épais, elle est clouée sur une poutre entre une autre plus haute et une autre plus basse, toutes deux aussi trouées. Elles ont été placées à l'extrémité opposée de la porte pour ne pas risquer des accidents de tirs perdus, mais de toute façon presque tous les trous qui ont été créé sont dans le centre. Je fais plusieurs volées de tirs pour échauffer mes mains. Je viens ici plus tôt que d'habitude pour m'habituer à tirer avec mes brûlures en vue de mon prochain combat. Elles ne seront pas guéries d'ici là, ce qui va m'obliger à m'adapter en modifiant la position de mes mains sur les dagues, néanmoins je m'estime heureuse. Je me suis plutôt bien tirée de l'incendie, j'en connais qui sont encore plaqués au lit.

Je me recule de dix mètres, puis encore de dix mètres, jusqu'à finalement arriver à l'avant-dernier trait. Le bébé me trotte dans la tête depuis l'incendie et l'exercice a au moins l'avantage de me vider l'esprit. À son enterrement, j'avais été incapable de pleurer. Oh, je l'aurais fait si j'avais pu, il parait que ça soulage, mais je ne sais pas comment faire. On dit que les bébés apprennent à le faire tout petit en imitant les autres, mais pleurer n'existait pas dans la savane. Je me suis senti horrible, la seule à ne pas verser une seule larme alors que son cercueil glissait sous terre. Si l'odeur du sang et de la mort fait partie de mon enfance et si je ne l'aime pas vraiment, je n'en fais d'habitude pas grand cas. Quand on devient Rafale, on est souvent amené à participer à des sauvetages dont les corps sont dans un pire état et j'ai vu beaucoup de cadavres depuis que je suis petite, la plupart étant ceux que ma mère chassait - et ceux que je mangeais, en passant. Alors je ne comprends pas pourquoi ce bébé me hante tellement. Qu'a-t-il de particulier ?

Je fixe la cible. Tirer, ça au moins, c'est facile.

Un éclair métallique, et ma dague se plante en vibrant au centre de la cible. Je rafle mes dagues pour la énième fois, tourne les talons et recule jusqu'au dernier trait blanc au sol. Je vise, lance et recommence encore et encore jusqu'à toucher la petite croix blanche au centre à chaque fois. J'essuie la sueur sur mon front de mon bras et reprends mon souffle. Bien. Je commence à m'habituer à tirer avec des mains blessées. Il n'est pas question que ces brûlures me ralentissent, dans l'Arène. Je dois pouvoir me battre aussi aisément que si on m'avait massé les mains avant.

Soudain, je réalise. C'est le premier bébé que je vois mourir.

Ma mère chassait tous le temps les adultes pour laisser le temps aux bébés de grandir et perpétuer à leur tour leur lignée afin qu'une population ne s'éteigne jamais. Moi-même, je n'ai jamais chassé autre chose que des rongeurs et autres petits animaux adultes. Le monde n'est qu'un renouvellement constant, un enchaînement de naissances et de décès qui s'équilibrent. Un mort, une naissance. Or on a pris la vie d'un bébé. C'est voler une âme qui n'a pas eu le temps de se développer. Ça ne devrait pas être, c'est profondément injuste.

Je secoue la tête pour me débarrasser de mes pensées et essaye de me concentrer à nouveau sur mes tirs.

Depuis quand le monde est juste ?

Je ravale un soupir et rengaine mes dagues dans leurs fourreaux, à ma taille. J'ai entraînement à lame longue dans quelques minutes, je dois me dépêcher.

Je me retourne et parcours des yeux la diversité d'armes exposées. Sur les murs noirs de la salle d'armes, elles sont aussi nombreuses et diverses que les grains de sable sur une plage. Les lames étincellent d'un éclat argenté encore plus meurtrier par contraste à la couloir noir du mur. Accrochées sur des portes-armes, posées sur des tables, rangées dans des fourreaux ou attachées au mur par un ceinturon, elles dégagent une douce odeur d'acier familière et rassurante. J'ai passé des heures entières à entretenir et aiguiser leur lame pendant les travaux collectifs, quand j'étais Novice. Je souris à ce souvenir et mon esprit dérive sur une toute autre arme, la parazonium d'Ash. Il semble l'avoir toujours sur lui... par sécurité ou par habitude ?

Choisis, ou tu vas être en retard.

Je décroche une épée Romane du mur et la prends en main, mais je la glisse à nouveau dans son fourreau. Trop longue. Mes yeux se posent sur une épée fine au pommeau rouge sombre, à côté d'elle. Une épée de Gim, pas très large, mais bien équilibrée et récemment effilée. Ça fera l'affaire. J'attache son fourreau à ma ceinture et me dirige vers la sortie. La porte s'ouvre et j'esquive un garçon aux cheveux noirs qui déboule dans la salle comme un diablotin, l'air en retard à son cours d'armes blanches. Il ouvre de grands yeux et déglutit, semblant regretter instantanément d'être ici à ce moment.

- D... désolé ! Je ne vous avais pas vu !

Je le fixe en silence. Encore ce « vous » ! Je vais finir par croire que j'ai plusieurs personnes dans ma tête.

- ... quel âge as-tu ? je demande en m'adossant à la porte.

Il semble se ratatiner encore plus.

- Euh... treize ans, murmure-t-il en baissant les yeux.

Une Brise.

- Treize ans ! Je m'exclame avec un petit sourire. On a que quatre ans d'écart, ne me vouvoie pas, ça m'évitera de m'inquiéter pour d'éventuels rides...

Il relève la tête d'un air stupéfait, cligne des yeux et hoche la tête.

- Je... d'accord.

Je lève les yeux en l'air, exaspérée, et sors en me dirigeant vers la cours d'entraînement. Parfois, j'ai l'impression qu'ils pensent que si j'avais trop faim, je les boufferai. Les combats m'ont fait une réputation de fille impitoyable et puissante et comme je ne fais pas particulièrement d'effort pour être aimable, les gens ont presque peur de moi. Un jour, Aron m'a dit que les autres Novices de son groupe me craignait parce que je sentais la mort. Je ne sais pas comment le prendre, mais c'est quelque chose que j'ai déjà remarqué chez les autres enfants : c'est comme s'ils sentaient sur moi la marque de la mort et que cela les tenait à distance. Je ne sais pas comment, mais ils sentent que j'ai failli mourir plus d'une fois, quand j'étais petite et cette aura sombre qui semble accroché à moi comme une chauve-souris à du sang ne part pas non plus avec les ans.

Je passe devant l'infirmerie, en surnombre depuis l'incendie. Les brûlures sont une des blessures les plus lentes à guérir, ce qui veut dire que l'endroit ne sera probablement pas débouché avant la semaine prochaine. Je sens que je vais encore devoir utiliser mes propres bandages à mon prochain combat. Il va falloir que j'en rachète.

Je sens la serre avant de la voir. L'odeur de terre mouillée et l'humidité chaude et étouffante me fais plisser le nez, comme à chaque fois. Je déteste cette humidité malsaine. Les plantes sont faites pour vivre à l'air libre, pas enfermées dans un bâtiment. C'est aussi absurde que si on mettait des oiseaux en cage. C'est une des plus grosses dépenses en termes de chauffage de l'Atrium, qui l'utilisent pour nous fournir des légumes en hiver, mais vu notre nombre, cela ne nous nourrit pas beaucoup. J'aperçois Laaja à l'intérieur, penchée sur un carré de plantes, ses longs cheveux blonds attachés en une queue-de-cheval. Laaja et les plantes... une grande histoire d'amour, du genre coup de foudre. Tout comme Kaïcha a un talent pour coudre, tailler et fabriquer des vêtements, Laaja a un talent pour jardiner et cultiver. Elle passe la majorité de son temps dans la serre et elle adore avoir les mains dans la terre. Je lui reproche toujours d'étouffer les plantes dans cet air plus fermé qu'autre chose, mais elle me rétorque que si elles étaient dehors, elles mourraient. Dans ce cas, il serait quand même plus simple de cultiver des plantes plus résistantes.

Personnellement, je ne suis à l'aise ni en couture – je sais juste recoudre des vêtements - ni en plantes, ni pour m'occuper des enfants, ni en quoi que ce soit d'autres, en fait. Laaja dit que ma passion, ce sont les armes, mais c'est faux : je les manie juste par nécessité. De toute façon, je n'ai besoin que de ça. Mon entraîneur m'a prévenu : après que j'aurais passé mes dix-neuf ans et que je devrais partir de l'Atrium, on m'acceptera partout où j'irais du moment que ce soit des armureries ou des forgeries. Les combattants connus n'ont pas de mal à trouver du travail chez les métiers de l'armurerie, car cela bénéficie aussi à la réputation des magasins. Je me demande si je deviendrai comme Sable, une Rafale très célèbre pour sa souplesse qui lui permettait de se glisser hors des attaques de ses adversaires comme du sable d'un poing fermé. Ce guerrier rapide et féroce avait été invité à tellement de repas et soirées des familles bourgeoises qu'il ne ressemble plus qu'à une loque rongée par l'alcool et la paresse aujourd'hui. Je ne supporterai pas d'être entouré de personnes poudrés et parfumés qui caquettent à longueur de journée assis sur leur postérieur.

Je suis sortie de mes pensées par le bruit métallique de lames qui s'entrechoquent. J'inspire l'air familier de sueur et de cuir qui indique la cour d'entraînement. Je prends à droite et franchis une petite arche avec un escalier débouchant sur la cour. En forme de demi-cercle, elle jouxte l'Arène dont elle est séparée par un grand rempart, sur lequel est construit un des pans de gradin. Parfois, dans l'Arène, on peut entendre M. Chale, l'entraîneur des Rafales et des troisièmes et quatrième années de novices, vociférer sur ses disciples.

En cette matinée, plusieurs groupes de différents niveaux voltigent, roulent et bondissent dans l'air froid de l'hiver. L'éclat des armes étincellent sous le soleil voilé et la buée chaude qui sort de la bouche des combattants s'échappe dans le vent. Des traînées rouges brillent au soleil, des cris résonnent, des pieds dérapent, frappent, des lames sifflent, grincent au contact brutal d'une autre, crachent des étincelles. L'ambiance est concentrée et bestiale, d'un rouge bordeaux tirant sur l'écarlate.

Je me dirige vers le groupe des Rafales en frissonnant. Je ne me suis jamais adaptée à la température glaciale des hivers de Braçalia et notre tenue d'entraînement est légère, car on se réchauffe vite en bougeant. En ce moment, je la maudis de toute la noirceur de ma haine.

M. Chale siffle un coup sec, reconnaissable à sa haute silhouette et ses longs cheveux roux attachés en queue de cheval. C'était une des Rafale la plus douée de sa promotion et des rumeurs courent sur le fait qu'il descendrait lui-même d'un couple de Rafale, mais comme seuls les orphelins sont acceptés ici, il n'y a aucun moyen de vérifier et il se garde bien d'infirmer ou confirmer les dires. Il aurait dû quitter l'Atrium à sa majorité, comme tout le monde, mais il s'est reconverti en entraîneur pour rester à l'Atrium. Il est encore avec le groupe de novices de l'heure d'avant, occupé comme toujours à crier. On se demande tous comment il peut ne pas avoir d'extinction de voix, à force de gueuler...

Aron est parmi le groupe qu'il entraîne, en plein duel avec un de ses compagnons. C'est une des meilleures lame de sa division, surtout grâce aux heures supplémentaires que je passe avec lui sur le sable. Il est très agile et léger, mais il a tendance à être imprudent sur sa garde. C'est le genre de chose qui ne pardonnent pas, dans l'Arène. La dernière chose dont j'ai besoin, c'est de voir revenir un Aron sur un brancard. Il n'y a pas beaucoup de choses qui me font peur. Mais putain, ça, ça me terrifie. Ça ronge mes nuits comme si j'avais avalé un morceau de neige glaciale à chaque fois qu'il part en montagne ou dans la savane pour passer des tests de survie, chaque fois qu'il tombe malade, chaque fois qu'il a les lèvres bleuis par le froid, l'hiver, chaque fois qu'il s'évanouit de faim. Chaque. Putain. De. Fois.

J'ai vu trop de petits corps immobiles dans la savane, de bébés rongés par la maladie, d'os pas plus longs que ma main. La maladie, la faim, les blessures... les enfants sont si fragiles ! La mort peut le cueillir à tout moment si personne n'est là pour le protéger. Pour veiller sur son sommeil. Sa santé. Je donnerai tout ce que j'ai pour qu'il puisse grandir dans la sécurité des enfants bourgeois. Mais tout ce que j'ai ne suffit pas.

- Tu n'utilises pas tout l'espace ! Ordonne M. Chale. Redresse-toi ! Esquive ! Naalan, vise les tendons ! Imbécile, ne te fais JAMAIS toucher à la moelle épinière ! Bouge, si tu restes statique, tu es une cible facile ! Aron, ne regarde pas où tu attaques !

M. Chale n'est pas indulgent pour un sou, mais tout le monde ici le reconnaît comme le meilleur entraîneur de l'Atrium. Après être passé par sa poigne de fer, on devient nous-même de l'acier. Incassable. Impitoyable. Il sait repérer les points faibles et les atouts de chaque personne dès les premières secondes de son premier combat. Le combat prend fin et l'entraîneur siffle à nouveau.

- La session est terminée !

Les novices, pantelants et trempés de transpiration, s'éloignent et reprennent leur souffle. Je rejoins Aron, qui s'assied sur une pierre en débouchant sa gourde, les joues rouges. Il lève la tête vers moi quand j'arrive vers lui – par un étrange mystère, il arrive toujours à me sentir arriver alors que je marche en silence. Son regard sombre s'éclaire et il sourit. Alex affirme qu'il a des "sourires à Shari", mais c'est n'importe quoi, on sourit ou on sourit pas. Point.

- Tu m'as vu ? il demande.

- J'ai vu que toi, j'ironise en essuyant doucement une trace de sang sur son front.

La coupure n'est pas profonde, presque une éraflure en fait, mais la tête est très irriguée en sang. Il fait une moue sarcastique et se désinvoltement gratte le sourcil avec un coutelas.

- Bah moi, j'ai vu tout le monde sauf toi. C'était bien ?

Mon regard s'arrête sur ses mains de Novices, encore douces et lisses. Elles deviendront de plus en plus rêches et insensibles au fil du temps à cause du maniement répétitif des armes. C'est à cela qu'on reconnaît les combattants âgés. Il paraît que les plus vieux ne ressentent presque plus rien sur leur paume.

- Pense toujours à ramener ta garde après chaque esquive et tu t'es fait toucher à l'articulation, tu aurais dû être plus vigilant, je dis. Quand tu te battras en duel armé, si tu te fais toucher à une articulation, tu perdras ton membre.

Aussi simplement que ça. Une seule erreur, une seule seconde d'inattention et cela peut être irréversible. Voilà pourquoi je ne lui dis jamais les bons points de ses enchaînements. Il ne doit jamais oublier qu'il est vulnérable, à chaque instant, à chaque endroit dans cette Arène. Qu'il peut tout perdre en l'espace de deux secondes, qu'il ne sera jamais à l'abri, qu'il doit toujours être sur ses gardes, toujours se méfier, ne jamais relâcher son attention. Lorsque les victoires s'enchaînent et avec le rugissement des spectateurs et l'adrénaline du combat, on peut vite se sentir indestructible.

Mais on ne le sera jamais.

Aron serre les dents et me fixe avec une lueur très sérieuse au fond des yeux.

- Ne te fais jamais toucher à une articulation.

C'est idiot de s'en faire pour moi, il sait que je mets chaque partie de mon corps en danger à chaque combat. Cela fait longtemps que je ne promets plus rien à personne. J'aimerais pouvoir le rassurer, mais il est déjà arrivé que des Rafales soit handicapés à vie à cause des duels et je ne vais pas lui mentir.

Je remarque soudain un trou dans son tee-shirt et fronce les sourcils. Il va falloir que je recoud ça avant que ça s'élargisse.

- Tourne-toi, j'ordonne.

Il s'exécute. Son tee-shirt, pourtant l'un des seuls dont je n'ai miraculeusement jamais eu à m'occuper, a maintenant un trou au niveau de sa nuque. Un peu de sang séché en dessous m'informe qu'il a été fait par un couteau. Je grogne et retourne le col du tee-shirt pour juger la taille du trou. Je n'ai presque plus de fil... je plisse le nez, remarque une inscription blanche écrite dans l'intérieur du col, si petite que je ne l'avais jamais remarqué.

"Brazil".






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Hi ! N'hésitez pas à voter et commentez ! Qu'est-ce que vous pensez de ce nouveau chapitre ? On revient à l'Atrium pour le temps d'un entraînement, mais promis, Ash va bientôt faire son retour ! ;)

Ce chapitre-ci est un peu plus long que le précédent, alors dites-moi ce que vous préférez en longueur ^_^

À mercredi prochain ! <3




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