Mes doigts se crispent sur le pommeau de mes dagues.

Les yeux sombres de la fille semblent vouloir me chasser par la seule force de son regard. Je lutte pour ne pas montrer les crocs et régler le problème tout de suite, mais si je la blesse, je risque d'être virée de l'Atrium. Nous n'avons pas le droit d'attaquer des civils désarmés, une mesure censée les protéger au cas où on dérape. Une mesure totalement stupide, puisque c'est nous qui partons les sauver s'ils sont en danger en montagne. Je suis convaincue qu'ils se mettent plus en danger eux-même qu'autre chose, d'ailleurs. Parfois, ils me font penser à des chiots, bruyants et provocateurs, mais qui rentrent sous le ventre de leur mère dès que l'orage éclate. Je détourne la tête et l'ignore.

Ash s'étire souplement comme un lion sur son piédestal et il désigne d'un mouvement large les doubles-âmes. Je suis son regard et fais face à cinq regards de couleurs différentes, spectacle étrange et déstabilisant.

- Bon, puisque personne ne se décide, je vais faire les présentations : la femme aux cheveux blancs, c'est Ines, le garçon au tatouage c'est Kyle, celui avec les cornes c'est Dyan, à côté, c'est Takela, et enfin la fille qui a envie de t'étriper, c'est Randy. (Ses yeux coulissent vers moi) Des questions ?

- Le coup de pied dans la ruelle était très bien placé, glisse le dénommé Kyle.

Un sourire amusé étire mes lèvres. Je revois leur salle d'entraînement. Ils savent comment regarder un combat. Je me demande si Kyle est aussi bon qu'Ash au combat. Il a l'air du type de combattant plus agile que puissant, le genre malin, bien que je n'aie pas remarqué chez lui de cicatrices comme sur la peau du Lion. Il n'a pas non plus sa façon de regarder les choses avec rapidité et efficacité sous son air détendu, comme s'il évaluait toutes les potentielles menaces et issues d'une pièce d'un clin d'œil. Non, lui a un regard plus critique, plus... profond.

Ash hausse un sourcil, un genou plié, l'autre jambe pendant dans le vide.

- Je savais que tu voulais voir sous mon tee-shirt.

J'ouvre la bouche avec exaspération quand les yeux noisette de Taekela se lèvent au ciel dans un geste qu'elle semble avoir l'habitude de faire :

- Ash, c'est pas le sujet !

- Totalement d'accord, dit Ines d'un ton ferme et maternel qui coupe court à la conversation. (Ses yeux bleu glaciales reviennent sur moi et elle marche vers moi.) Shari, si je peux me permettre, d'où est-ce que tu viens ?

J'avale ma salive et passe ma langue sur mes lèvres sèchent.

La terreur.

- Stop, j'ordonne lorsqu'elle est à moins de deux mètres de moi.

Je ne la connais pas et tout à l'heure, elle m'a bloqué l'issue alors que je cherchais à m'enfuir. Je ne lui fais pas confiance. Elle s'arrête, mais je la sens contrarié. Peut-être pensait-elle que notre origine commune nous rapprocherait. Pas de chance pour elle, je ne l'oublie pas comme ça, quand on me coince dans une ruelle. J'ai été kidnappé une fois, ça ne pardonne pas. Je note du coin de l'œil que malgré son air détaché, Ash surveille ce que je fais. Je ricane intérieurement. Tiens, lui n'est pas aussi confiant qu'Ines sur mes intentions pacifiques...

- D'où est-ce que tu viens ? redemande la femme aux cheveux blancs en se ressaisissant.

Je la considère sans répondre. Le souvenir de cette nuit où tout a basculé dans ma vie me crispe. C'était pendant une de ces journées torrides qui précédait des semaines de sécheresse et de disette, nous avions marché tout le jour avant de trouver une source d'eau et le soir, notre mère était partie chasser. Nous avions attendu pendant deux jours et deux nuits qu'elle revienne. Ce n'était pas rare, qu'elle parte longtemps. C'est la raison principale pour laquelle tant de bébés guépards ne passent pas les premiers mois, d'ailleurs. La mère s'acharne à chasser pour se nourrir et leur fournir du lait si bien qu'elle finit par mourir d'épuisement si elle rate plusieurs fois.

Cette nuit-là, des humains en avaient profité pour nous tendre une embuscade. Je n'ai jamais su ce qui est advenu à mes frères, pourquoi ils nous ont attaqués et pourquoi ils m'ont kidnappé. Ils m'ont jeté dans l'arrière de leur camionnette durant des jours sans rien me donner. J'étais aux portes de la mort quand les Bourrasques de M. Jamal ont repéré le véhicule dans la ville et l'ont contrôlé. Ils m'ont emmené en urgence dans l'infirmerie de l'Atrium, où j'ai été gardée jusqu'à ce que je sois hors de danger. Je laisse le silence s'étendre jusqu'à ce que la tension atteigne son paroxysme. Alors, je me penche en avant.

- Pas d'ici, mais vous devez vous en douter puisque vous me posez la question. Alors je vous retourne la question, d'où venez-vous ?

Ils essayent d'en savoir plus sur moi depuis le début, mais je ne sais presque rien sur eux. Je ne vois pas pourquoi je leur dirais des choses alors qu'ils ont essayés de me coincer dans une ruelle. Par contre, leurs informations pourraient se révéler très utiles pour moi. Je dois les orienter dans cette voie. Ines plisse les yeux et me considère avec méfiance. Je lui renvoie son regard.

- Eh bien, cède-t-elle, je viens des montagnes et Takela, Dyan et Kyle sont arrivés ici trop petits pour avoir d'autres souvenirs (Je remarque qu'elle ne parle pas d'Ash, ni de Randy). Et d'où exactement viens-tu ? Je te jure que tu n'as pas à te méfier de nous, on est des doubles-âmes comme toi ! On l'a tous senti, Ash le premier.

Ah oui ? Même si Ines a l'air d'être la mère des autres, on dirait que c'est Ash qui tire les ficelles. C'est lui qui s'est occupé des hommes et qui m'a parlé en premier et il m'a accompagné dans le manoir. Étrange. On dirait que les autres lui font plus confiance qu'à Ines, qui est pourtant plus vieille et expérimentée.

- Je suis arrivée ici trop petite pour avoir d'autres souvenirs, je réponds en la fixant, reprenant exactement sa phrase. (Elle tourne en boucle. Ils savent que je suis une double-âme, néanmoins, qu'ils ne comptent pas sur moi pour alimenter la conversation.) Tu as vécu seule dans les montagnes ou y avait-t-il des doubles-âmes avec toi ?

Je vois mal une famille normale accepter de s'occuper d'un bébé aux cheveux blancs. Les superstitions sont très fortes dans la ville et elles dictent des règles aussi stupides qu'implacable pour ceux qui en sont la cible. L'Ours soupire, pas dupe, et échange un regard avec Kyle. Le tatoué s'avance vers moi et comme Inès, s'arrête à deux mètres. Il plonge ses yeux vairons si déstabilisants dans les miens.

- Si tu veux vraiment savoir, Ines a été élevé par sa mère double-âme avant qu'elle meure. Mais comme tu ne veux pas vraiment savoir, je te le répète, on te veut aucun mal. Pourquoi tu ne veux pas nous faire confiance ? On a le même sang que toi, on vit la même vie ! Il va falloir que tu laisses tomber ta méfiance, on n'a aucun intérêt à te faire mal, d'accord ?

Je grogne. C'est quoi ce petit numéro de charme, là ? Il pense vraiment que je vais le croire ? Il y a moins d'une heure, ils m'ont tendu un guet-apens ! On a connu mieux comme bienveillance... c'est pas lui qui va me dire à qui faire confiance ou non !

- Je te souhaite bonne chance pour établir le contact, lance Ash d'un ton sarcastique. Personnellement je prendrais plutôt une distance de dix mètres de sécurité, au cas où...

Kyle ouvre les bras.

- Si tu veux me servir de bouclier, je t'en prie, il y a de la place pour tout le monde...

- En termes de suicidaire, tu peux t'adresser à Randy... j'ai l'impression qu'elle a la Guéparde Dorée dans le collimateur.

Je lui jette un coup d'œil agacé. C'est réciproque. Kyle s'adresse à nouveau à moi.

- Deux mètres, ça te va ? me demande-t-il avec une lueur de malice dans les yeux.

Je plisse le nez.

- Tant que vous ne pointez pas d'arbalètes sur moi...

Dyan, qui jusque-là était resté plutôt silencieux, me lance un regard embarrassé et se gratte les cornes.

- En fait... c'est moi qui ai eu l'idée de les installer sur les toits, mais il n'y avait personne pour tirer. C'était juste un leurre pour que tu ne t'enfuies pas par là, on ne t'aurait jamais menacé avec des armes.

Il a créé un leurre ? Ce petit bonhomme de douze ans à peine a créé un leurre ? Mais qu'est-ce qu'ils lui ont appris, dans ces murs ? Je le reconsidère pensivement. Sous ses airs de petit ange, il n'est pas si incapable que ça.

- Ce que cherche à dire Dyan, intervient alors Takela, c'est que ce n'était pas un vrai danger. On ne t'aurait jamais menacé comme ça, tu es une des nôtres ! Tu fais partie de notre... famille.

J'ai l'impression que ça a coincé un peu dans sa gorge.

- Je n'ai pas l'habitude de raconter ma vie à ceux qui me bloquent le passage quand j'ai voulu fuir. Je n'ai pas la coutume de les appeler mes « proches » non plus.

La Louve fronce les sourcils, l'air gênée. Elle n'a pas l'air habituée à attaquer des gens. Définitivement pas une mercenaire.

- Tu ne nous as pas facilité la vie, se renfrogne-t-elle. Il a fallu qu'on s'y mette à six. Si on était moins, ç'aurait été nous qui serions à terre. Tu es la Guéparde Dorée, nous avons pris nos précautions.

- Et, au passage, tu es bloquée chez nous, alors tu es obligée de nous répondre... lance sèchement Randy.

Celle-là, elle commence à me courir sur le haricot ! Je sens la fureur monter en moi. Je suis aussi bloquée qu'un écureuil au bout d'une branche. Cette petite fille arrogante la ramène un peu trop à mon goût.

- Reste dans ton coin et laisse nous parler, je lance sèchement avec agacement.

Elle ouvre la bouche, l'air furieuse, mais Ines, en bonne adulte conciliante, se tourne vers elle avec exaspération.

- Randy, arrête de la provoquer ! Et toi, Ash, tu pourrais m'aider un peu !

- Je trouve que tu t'en sors très bien toute seule, répond l'intéressé sans bouger d'un poil.

Il se lime les ongles avec son poignard, mais je sais que c'est juste une façade. Il a l'air du genre à devenir dangereux en une seconde. Il faut que je me méfie de lui. Il relève la tête et croise mon regard. Son sourcil se hausse.

- Alors comme ça, tu penses que tu pourrais partir aussi facilement que ça ?

- Ne me provoque pas, au début je voulais être plus grossière.

Kyle lève les yeux en l'air.

- Arrêtez, vous deux ! C'est vrai, on t'a coincé dans une ruelle, mais sans ça tu ne nous aurais jamais écouté et tu aurais raté l'occasion de voir d'autres doubles-âmes. (Je fronce les sourcils. Bah oui, bien sûr, parce qu'il veut que je le remercie, en plus.) Avoue que tu veux aussi être là, sinon tu serais déjà loin depuis longtemps.

Je le dévisage en plissant les yeux. Il m'a pris au piège. Je me suis trompé en disant qu'il faut que je me méfie d'Ash en premier. Je dois me méfier tout autant de lui. Il ne dit pas grand-chose, mais il regarde et il déduit beaucoup de choses. Il est intelligent et observateur. Un duo dangereux. Je dois absolument clore cette conversation avant que je me retrouve en position de faiblesse. J'ouvre la bouche.

- Qu'est-ce que ça te coûte de répondre ? Me coupe aussitôt Randy. Parce que tu t'appelles la "Guéparde Dorée", tu te crois supérieure aux autres ?

Je relève brusquement la tête et un grondement sourd roule dans ma gorge. Cette fois, je ne vais pas la louper !

- Tu veux que je te donne une vue artistique du mur ? Je te préviens, je fais dans l'abstrait !

Tout le monde se tend brusquement autour de moi.

- Shari, Randy est seulement nerveuse parce qu'elle ne te connaît pas, lance doucement Kyle sans me quitter du regard. Elle est inquiète, c'est normal...

Je plisse le nez. Je ne suis pas là pour jouer la garderie avec des enfants ! La couleur bleu foncé du ciel attire soudain mon attention. Je peste. Et il faut que j'aille au gala, je vais arriver en retard ! Le dépit m'envahit, mais tant pis pour les questions, une priorité à la fois. Je les retrouverai. Je saute du muret et traverse en flèche le balcon. Les doubles-âmes se précipitent derrière moi, mais j'entends la voix du Lion trancher l'air :

- Laissez-la !

Je traverse la salle d'entraînement, plusieurs autres pièces et débouche dans un couloir bordé de grandes fenêtres ouvertes.

Je sens soudain une présence dans mon dos et me retourne brusquement.

Ash est appuyé contre le mur. Je grogne intérieurement. Je n'arrive pas à deviner ses pensées, or il semble deviner sans mal les miennes avec un sarcasme qu'il ne fait rien pour cacher. Ses yeux brillent dans la pénombre comme ceux d'un fauve sous la lune mais semblent pourtant calmes, impénétrables. Il se tourne vers la fenêtre sans un mot.

- On a besoin de toi, il dit finalement de but en blanc. Je sais que tu as des questions sur notre espèce, mais nous-mêmes, on ne sait pas tout. Tu peux nous aider à les résoudre et en savoir plus sur toi... si seulement tu acceptes de mettre ton ego et ta méfiance de côté. (Ses cils s'abaissent et il coule son regard vers moi) Tu as gros à gagner.

Un sentiment désagréable s'insinue dans ma poitrine. Je recule. Je déteste quand on essaye de voir en moi et de guider ma main. Je détourne les yeux pour éviter de le regarder, comme si je pouvais lui dissimuler mes intentions par ce simple geste. Par la fenêtre, j'aperçois la rue déserte en contrebas, seulement occupée par quelques oiseaux. Sur une impulsion, je demande :

- D'où venez-vous, Randy et toi ? Pourquoi Ines n'a pas parlé de vous ?

Ses muscles se tendent et j'aperçois ses pupilles se rétrécir d'un coup. Il me fusille du regard, mais je le soutiens sans bouger. Il veut ma confiance ? Très bien, d'abord il doit me donner la sienne. Il doit me dire d'où il vient. Qu'il voit ce que ça fait.

Les ombres accentuées par la lumière de la lampe au plafond durcissent les traits fins de son visage. En ce moment, on aurait dit qu'il y avait beaucoup de ténèbres dans son regard, une fosse insondable autour de laquelle il n'y avait pas de garde-fou. Ses mains se resserrent sur la barrière de la fenêtre en silence et je ressens une grande satisfaction. Je l'ai acculé. S'il ne répond pas, il me prouvera que je ne peux pas leur faire confiance.

- Du ventre de nos mères. Et parce que Ines ne rentre pas dans la vie des autres, elle, il crache.

Surprise, je plisse les yeux. Je pensais qu'il coopérerait.

- Vraiment ? C'est dommage qu'elle ne t'ait pas préparé, parce que tu vas devoir t'y faire. (Je le fixe et répète ma question plus sèchement, agacée qu'il me résiste.) D'où venez-vous ? Dernière chance.

Le muscle de sa mâchoire se contracte. Son regard est brûlant de haine quand il le pose sur moi. Il se rapproche, poignarde mes iris des siens et s'arrête à seulement quelques centimètres de moi.

- Je viens de l'extérieur et ne compte pas sur moi pour parler à la place de Randy, il me jette d'un ton furieux et méprisant. Tu as assez joué avec moi, ou tu veux me faire dire encore d'autres choses ?

Je cache ma surprise et mon trouble. Ses mots tournent en boucle dans ma tête... « de l'extérieur ». Cela ne révèle pas grand-chose, mais cela reste une information précieuse. Alors il a été emmené ici. Comme moi. Qui l'a ramené ? S'est-il fait kidnapper, lui aussi ? Se sont-ils tous fait kidnapper ? Ça me paraît peu probable, pourtant Ines a mentionné qu'ils sont venus au refuge trop tôt pour s'en souvenir. Ça veut dire qu'ils n'y vivaient pas avant... mais quand à savoir s'ils venaient de la ville ou de l'extérieur, c'est une autre question... Ash se recule et plonge dans l'ombre, me tirant de mes pensées. Ses yeux m'accrochent avec une intensité charbonneuse.

- Quoique que tu essaies de faire, tu n'appartiens pas à leur monde, tu fais partie des nôtres. Tu peux avoir des informations précieuses. Je ne t'apprécie pas, mais tu es comme nous, alors arrête de te voiler la face. Coopère.

Je le fusille du regard, passe par-dessus la rambarde de la fenêtre et saute dans le vide.

Je ne suis pas les ordres.

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Hello ! N'hésitez pas à voter à à commenter pour m'aider à m'améliorer ! :) Alors, qu'est ce que vous pensez de ce chapitre ? Est ce que la réaction de Shari vous a surpris, déstabilisé ? Ou est ce que vous la trouvez totalement normal ? (si c'est ça, vous avez tout comprit du personnage mdr)

Ce chapitre est plus long que d'habitude, alors dites-moi si il vous a paru trop long ou si la longueur est bien, j'adapterais la suite en fonction de vos préférences.

Rendez-vous mercredi prochain ! ^_^