26. Klara
Klara utilisa les deux euros d'Henriette pour acheter un ticket de bus pour Milanville. Une fois sur place, elle trouverait bien quelqu'un pour lui indiquer l'endroit où se trouvait le cirque. Son voyage touchait enfin à sa fin.
Elle avait rangé Lumière dans son sac pour être certaine de passer inaperçue. Après une dizaine d'arrêts, le bus s'arrêta au centre-ville. Klara repéra plusieurs drapeaux devant un bâtiment qui ne pouvait être que la mairie. Elle se trouvait forcément près du but. Elle descendit du bus, sortit Lumière de son sac pour qu'il puisse profiter du spectacle, arpenta plusieurs rues et découvrit enfin le grand chapiteau rouge et jaune.
Elle touchait au but !
Joyeuse, elle se précipita et avisa une dame qui parlait dans son téléphone portable. Elle la reconnaissait : cette dame avait fait un numéro d'acrobate quelques soirs plus tôt. Elle avait troqué sa tenue argentée à paillettes contre un jean et un vieux tee-shirt mais Klara avait une très bonne mémoire pour les visages.
- Bonjour ! s'écria-t-elle. Je pourrais parler au patron du cirque ?
La dame lui fit signe d'attendre et termina son appel. Ensuite, elle la dévisagea, surprise.
- Il est occupé, répondit-elle. Pourquoi ?
- Je dois absolument lui parler !
- Pourquoi ?
- Je vais me joindre à vous !
La dame ouvrit des yeux ronds. Pour l'impressionner, Klara posa son sac et Lumière à terre et se mit à marcher sur les mains, fit la roue et enchaîna sur les quelques acrobaties qu'elle connaissait. Enfin, elle salua et demanda :
- C'est bien, non ?
- Tu ne devrais pas être à l'école, maintenant ? s'enquit la dame.
- Non, puisque je suis là !
- Et tu t'appelles comment ?
Klara voyait bien que son interlocutrice se méfiait. Elle pensa que donner son vrai nom serait probablement très imprudent.
- Je m'appelle Sophie Lumière !
- Moi, c'est Fabienne. Viens.
Klara suivit Fabienne jusque dans un mobil-home. Klara n'était jamais montée dans ce genre de véhicule et elle était émerveillée. Une maison qu'on pouvait déplacer comme une voiture, quelle idée formidable !
- Assieds-toi, dit Fabienne en dépliant une petite table encastrée dans le mur.
Klara s'exécuta. Cette pièce était incroyable. Tout était conçu pour gagner de la place : des meubles pliants, des rangements là où on ne s'y attendait pas... Un jour, elle habiterait dans un endroit comme ça !
- Tu veux un biscuit ? demanda Fabienne en lui tendant une boîte de cookies.
- Oui, s'il vous plaît ! Je meurs de faim !
- Et moi, alors ?
La voix venait du fond du mobil-home et Klara réalisa qu'un très jeune homme se trouvait là. Elle le reconnut : c'était Monsieur La Roue, le jongleur avec qui elle avait parlé quelques jours auparavant.
- D'accord, dit la dame en lui tendant la boîte. Félix, voici Sophie. Tu veux bien la surveiller cinq minutes ? J'ai un truc à faire.
- Oui, m'man !
La mère sortit et Klara décida d'engager la conversation. Il fallait qu'elle fasse de Félix son nouveau meilleur ami.
- Salut, s'écria-t-elle. Tu me reconnais ?
- Euh... non. Je devrais ?
- On s'est parlé à Songibaud. Tu m'as montré comment on jongle et tu m'as dit de revenir quand j'aurais 18 ans.
Félix ne s'en souvenait pas. Il voyait de nouvelles têtes tous les jours et ne pouvait pas toutes les mémoriser. Gêné, il se contenta de hocher la tête.
- Oui ?
- J'ai pas attendu ! Je viens me joindre à vous !
- Ah, OK. Tes parents sont au courant ? demanda Félix.
- Ils sont morts. Ils ont toujours voulu faire carrière dans le cirque. Sur leur lit de mort, ils m'ont dit de faire carrière pour eux. Ce serait pas bien de ne pas le faire !
C'était un mensonge grossier mais Klara l'avait sorti tout naturellement On lui avait déjà dit que plus le mensonge est gros, mieux il passe. Cependant, le garçon semblait sceptique.
- Et c'est tout ? s'enquit-il. Ils sont morts et tu es venue jusqu'ici ? Tu n'as pas d'oncles, de tantes ou de grands-parents pour s'occuper de toi ?
- Si mais ils sont en train de tourner un blockbuster en Australie.
- Et tu crois que je vais gober ça ?!
- Un peu de respect, s'il vous plaît. Mes parents sont morts et je suis traumatisée. Tu pourrais parler d'eux un peu plus gentiment.
Félix secoua la tête, visiblement sceptique.
- Ouais, dit-il. Moi, mes parents, ils sont pas morts. Et je crois que si je disparaissais à dix ans, ils seraient morts d'inquiétude. T'as envie que tes parents soient morts d'inquiétude ?
Klara n'en avait aucune envie, évidemment. Pour la première fois depuis son départ, elle sentit la culpabilité lui ronger le ventre. Elle s'efforça de chasser ce sentiment.
- Tu dors où ? demanda-t-elle pour changer de sujet. Je parie que ton lit peut se replier dans le mur, c'est trop génial !
- Tu détournes la conversation.
- Elle est trop géniale, ta vie ! Tu voyages tout le temps, tu dors dans un lit pliant, t'as même pas besoin d'aller à l'école ou de savoir lire !
Le visage de Félix se ferma.
- N'importe quoi, énonça-t-il sombrement. Tout le monde a besoin de savoir lire. J'y suis allé, à l'école, en suivant des cours par correspondance. J'aime ma vie, je reproche pas à mes parents de m'avoir élevé comme ça. Seulement, des fois, je me dis que j'aurais aimé savoir ce que c'est d'aller à la même école tous les jours et garder les mêmes copains toute l'année.
- Mais tes enfants, tu les élèveras comme toi, non ? voulut savoir Klara.
- Je sais pas encore si j'aurai des enfants. Je sais pas avec qui j'en aurais ni comment ça se passera... La seule chose dont je suis sûr, c'est que je leur apprendrai à jongler.
Félix s'assit et attrapa un livre, signe que la conversation était terminée. Pas satisfaite du tout, Klara insista :
- Tu m'avais dit de revenir quand j'aurai 18 ans, non ? Je suis juste un peu...
À ce moment-là, la porte s'ouvrit et Fabienne apparut dans l'embrasure.
- Tu vas pouvoir rentrer chez toi ! annonça-t-elle. Félix, ses parents vont passer la chercher dans la journée. Elle s'appelle Klara Ivanova et elle a fugué.
Klara comprit que son aventure était terminée. Elle ne mènerait pas une vie trépidante avec les gens du cirque, elle ne deviendrait pas une acrobate de renommée mondiale et ses parents allaient méchamment l'engueuler. Quelle chute décevante pour cet incroyable voyage.
Tant pis. Il fallait au moins qu'elle fasse bonne figure, qu'elle affronte avec dignité la honte de devoir rentrer à Songibaud. Elle chercha en vain quelque chose a dire et finit par demander :
- Vous avez une prise électrique, s'il vous plaît ? J'aimerais recharger mon petit robot.
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