Chapitre 50
Je ne connaissais pas exactement le lieu, mais je reconnus les terres des bohémiennes. Nous n'étions pas loin du village des Ouria. Peut-être plus au sud de l'étang auquel j'avais atterri lorsque je m'y étais rendue.
Aequor était plus jeune, mais je le reconnus facilement, de même que Yorï, bien que je n'aie pas eu la chance de le connaître. Il était tel que me l'avait décrit les bohémiennes, la transmission de leur savoir ne faisait pas défaut à la vérité.
Il n'était pas très grand, assez fin, mais musclé. Il était vif et souvent en mouvement. Il ne tenait pas vraiment en place, je supposais à présent qu'il essayait de gérer ses visions, comme je tentais moi-même de le faire à présent. Il était si facile de se perdre dans les souvenirs des autres. Il n'était pourtant pas en contact direct avec quelqu'un, mais Kamilla m'avait expliqué à demi-mot l'expansion de son pouvoir.
Ses yeux étaient couleur de jais et leur intensité était accentuée par les traits charbonneux qu'il avait tracés sous ses cils. Je n'arrivais pas à percevoir ses sentiments, ce qui n'était pas habituel. C'était comme s'il n'était pas vraiment là, je percevais son enveloppe corporelle, mais son esprit était ailleurs. En revanche, les sentiments d'Aequor étaient eux parfaitement clairs. Il était déterminé à faire entendre raison à Yöri quoiqu'il en coute. C'était pour lui une nécessité vitale. Il y avait de l'urgence dans sa voix.
- Yorï nous ne survivrons pas à la nouvelle ère que tu décris. Si ce que tu prédis est exact, c'est la fin de notre monde. Dis-moi comment éviter cela ?
- Tu ne le peux pas, Aequor.
- Toute prémonition peut être changée.
- Pas toutes.
- Celles du futur oui.
- Non, pas celle-ci.
- Pourquoi ?
- Les enjeux sont trop grands, trop complexes, tout est lié. Si tu défais un fil, un autre réapparaît. Tu ne vois pas ce que je vois, souffla Yöri, presque peiné.
- Aide-moi, Yöri, nous n'avons aucune raison de devenir des ennemis. Tu n'as pas l'air ravi de la fin de l'histoire.
- Je ne le suis pas, mais c'est ainsi. J'aurai préféré une fin plus heureuse, mais c'est écrit depuis tellement longtemps. C'est inévitable, comme cela l'était pour Adélaïde.
- Je t'interdis de prononcer son nom, se mit à crier Aequor.
Yöri baissa la tête, mal à l'aise. Adélaïde restait un sujet interdit. La rage que ressentait Aequor ne s'était pas affaiblie avec les années et je lisais toute sa culpabilité de ne pas avoir été là pour protéger sa bien-aimée.
- Il y a bien quelque chose que tu peux faire, Yöri, insista Aequor.
- Un demi-millénaire que nous marchons côte à côte dans cette aventure, mais elle prend fin pour moi.
- De quoi parles-tu Yöri ?
Les yeux de Yöri blanchirent jusqu'à devenir laiteux. J'avais déjà vu ce phénomène dans le regard du prêtre lors de mon mariage avec Yaël. Il prit d'ailleurs la même intonation que ce jour-là, comme s'il était possédé.
- La route sera longue, mais le chemin est inévitable.
La prophétesse sera la seule à décider de notre destin.
Elle verra ce qui est ou non changeable.
Elle luttera contre les astréiens
Et réfléchira à ce qui est équitable.
Elle fera tout pour sauver les siens
Mais sa quête est considérable.
Elle devra lutter au quotidien.
Elle percevra alors l'inacceptable
Et décidera de condamner le malin.
Plus rien ne lui sera indéchiffrable.
Lorsqu'elle comprendra le chemin
Elle tissera des liens inaliénables
Et sera obligée d'affronter le doyen.
Elle refusera de finir inconsolable
Les océans n'y pourront rien.
- Qui Yöri ? Qui ? demanda Aequor d'un ton suppliant. Qui sera à l'origine de l'ère qui signera notre fin ? Nous pouvons éviter ça.
- Aucune issue mon ami
Elle voit tout
Elle entendu tout
Elle est déjà ici.
Yorï me regarda alors droit dans les yeux. Avait-il eu la prémonition que j'aurai cette vision ? Savait-il que j'étais ici, parmi eux ? Cela en devenait tout à fait déroutant.
- Comment ça elle est ici ? Elle est déjà née ? Est-ce une des bohémiennes ? Est-ce que c'est pour ça que tu protèges ce peuple ?
- Bohémienne
Prophétesse
Chiromancienne
Devineresse
Magicienne
Déesse
Nécromancienne
Enchanteresse
Pythienne
- Yöri, reviens parmi nous. Yöri, dit calmement Aequor. Je suis là mon frère.
Mais Yöri ne s'arrêtait pas de déblatérer des noms, même si ses paroles ne faisaient sens que pour lui.
- C'est fini, le rassura Aequor. C'est fini mon frère, ta quête est terminée.
- Homicide
Fratricide
Régicide
- Chut, tout va bien, le calma Aequor.
- Kamilla
Juste toi
Kamilla
Pardonne-moi
Aequor sortit une lame de sous sa tunique. Il agissait comme on le ferait avec un agneau. Yorï ne vit pas le coup venir, mais il l'attendait. Il avait vu sa mort, je le savais. Il l'avait partagé aux bohémiennes qui me l'avaient raconté à leur tour.
Aequor maintenu tout du long Yöri dans ses bras pour l'accompagner vers le royaume d'Inaé. On aurait dit qu'il essayait de le réconforter alors que c'était lui-même qui venait de sceller son destin. Aequor avait l'air plus chamboulé que Yöri. Ce dernier ne se débattait même pas.
- C'est bientôt fini mon frère. Les images vont arrêter de te hanter, je te le promets, murmura Aequor à l'oreille de Yöri.
Yöri ne dit plus rien. Ses yeux avaient retrouvé leurs teintes naturelles.
Je ne percevais toujours aucune émotion chez lui, en revanche, et étrangement, je lisais parfaitement toute la tristesse d'Aequor. Il venait de perdre un frère. Il n'y avait pas de culpabilité chez lui, il était convaincu d'avoir agi pour le mieux, car il fallait empêcher la fin de la Grand'Astrée et Yöri s'y opposait. Alors il devrait le faire seul, peu importe ce que cela lui en couterait.
Il aurait préféré agir de concert avec son frère de toujours, car sa folie lui était égale. Yorï voyait l'avenir. Il était le seul à décider ce qui arrivait ou non et il avait choisi. Mais Aequor ne pouvait accepter sa décision.
Ce fut les dernières émotions d'Aequor que j'eus le temps de lire. Soudain, tout devint trouble et les images s'éteignirent pour me laisser dans l'obscurité.
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