Chapitre 19

J'avais déjà vu des exécutions publiques. Il y en avait eu quelques-unes sur la place du marché à Azadjan, toutefois je n'avais jamais assisté à aucun procès. Aussi, il était plus qu'étrange que je siège à celui-ci. Je ne me sentais vraiment pas à ma place et j'espérai faire bonne figure devant toute cette foule à un moment aussi crucial. Heureusement, les conseils de Yaël résonnaient en moi et le souvenir de sa voix parvenait à me donner la force nécessaire pour survivre à cette journée, du moins je l'espérais. J'aurais peut-être dû lui refuser un procès...

Harold avait pris soin de m'expliquer le déroulement de ce type d'audience, m'évitant ainsi de faire bien des impairs. Tant de formalisme donnait le tournis et le Grand pontife me rappela qu'il avait été le précepteur de mon père, que devenir souverain exigeait un enseignement de plusieurs années, que ce n'était pas quelque chose qui s'improvisait alors que c'était exactement ce que j'étais en train de faire. Je lui répondis poliment que je ne doutais pas qu'il serait parfaire l'éducation d'Isaïah. Pour ma part, il était trop tard, nous devrions tous nous en accommoder.

Le Grand pontife avait pris soin de s'asseoir à ma gauche et j'étais heureuse qu'on soit assez reculé de l'assistance pour qu'il puisse me parler à voix basse et me conseiller sans que personne ne s'en rende compte. Luka était quant à lui assis à ma droite et Misha avait fait le choix de rester debout derrière moi. Cela n'était pas vraiment habituel, mais il n'en avait pas démordu. Nul doute qu'il était avant tout mon garde du corps avant d'être un quelconque conseiller.

Les autres membres du conseil étaient également là, installés derrière nous à un rang reculé de deux longueurs de pied. Nous dominions l'espace de seulement trois marches de hauteur, mais c'était assez pour être visible de tous. En face de moi, un cercle invisible avait été laissé vide pour faire venir ceux qui allaient être entendus. Tout le reste de l'espace était en revanche comblé par l'assistance, toute de haut rang, le bas peuple n'avait pas sa place ici. Les riches seigneurs n'avaient cependant pas tous pu faire le chemin, le procès avait été organisé trop rapidement pour cela, mais nous étions à la capitale et les nobles étaient nombreux. Je ne savais pas vraiment s'ils étaient venus pour voir le jugement de Storm ou me juger moi. C'était ma première intervention publique et à l'attitude de Harold, je compris que le moment était essentiel. Je ne savais pas si j'avais vraiment leur fidélité. Si le peuple s'était rallié en masse à ma cause, destituer un Prince signifiait forcément pour certains perdre des privilèges et les hommes étaient prêts à tout pour le pouvoir, je le savais.

La garde royale était également là, prête à intervenir en cas de débordements, mais là aussi, je ne pouvais que m'interroger sur leur fidélité. Ils étaient dévoués à Storm il y a encore quelques jours, comment ne pas douter ? Harold m'avait expliqué que Yaël avait réorganisé leur troupe, destitué certains, promus d'autres et le conseiller ne me cacha pas que cela avait créé quelques tensions au sein de leurs corps. Je devrais m'occuper de cela et aller à leur rencontre pour sonder leurs pensées et savoir à qui je pouvais faire confiance. Je devais en faire une priorité pour assurer notre sécurité.

Enfin, Storm était bien évidemment présent, placé sous bonne garde et entravé par des chaines de fer. Je ne l'avais pas revu depuis qu'il m'avait rendu visite dans ma cellule de fortune, hormis lors de mes visions. L'homme qui se tenait face à moi n'avait pourtant plus rien de ces souvenirs. J'avais demandé à ce que l'on double sa garde. Je m'attendais à ce qu'il soit virulent, qu'il se défende corps et âme pour sauver sa vie, pour justifier l'injustifiable. Or, il n'était rien de tout cela. Il était éteint, le visage creux, avec de grands cernes qui accentuaient son regard terne.

Lors de l'audience, il parla peu, il écouta les charges qui pesaient contre lui sans se sentir concerné, jusqu'à être parfois totalement absent. Son regard me fuyait et plus je l'observais, plus j'avais l'impression qu'il attendait simplement que cette mascarade penne fin, parce qu'indéniablement il connaissait déjà le sort qui l'attendait. Pourtant, il ne semblait pas en avoir peur et, bien au contraire, je crois qu'il l'attendait. Il avait cessé de combattre. J'ignorais ce qu'il avait subi, mais je savais qu'il envisageait la mort comme une délivrance. Oui, il la désirait.

Les témoignages accablants se succédèrent, les langues se délièrent. Le greffier m'impressionna par la rapidité de sa rédaction, ils étaient nombreux à avoir des choses à dire, mais je trouvais que cette audience commençait à s'étirer en longueur, pour rien. Toutes les preuves de la perfidie de Storm étaient déjà réunies et je ne voulais pas que ce procès dure plusieurs jours. Il n'y avait de toute façon aucun témoignage à décharge, le fou qui s'y serait risqué savait qu'il serait à son tour jugé comme complice. Je décidai donc d'appeler le témoin principal et déclarai qu'il serait le dernier avant que le Conseil ne se réunisse pour prendre sa décision.

- Déclarez votre identité, répétai-je pour là je ne sais plus combien de fois.

- Chase de la famille Montigny, 52 ans.

- Êtes-vous parent ou allié avec l'accusé ?

- J'étais à son service. J'exerçais les fonctions de chasseur pour Storm.

Un brouhaha retentit dans l'assemblée. L'identité des chasseurs était tenue secrète. On ne les rencontrait que quand on avait affaire à eux. Seuls quelques gardes du Palais savaient qui ils étaient.

- À mort ! s'insurgea un des hommes présents parmi l'assistance.

Un autre surenchérit, les nobles s'agitèrent et je vis les membres de la garde royale se rapprocher pour former un bouclier humain.

- Silence, intimai-je.

Les bruits s'estompèrent. J'attendis qu'ils cessent définitivement avant de reprendre.

- L'accusé ici présent est suspecté de trahison, de servir des intérêts contraires à la couronne, d'être le commanditaire de l'empoisonnement de mon oncle et de ma tante, sans parler de tous les autres meurtres perpétrés en toute injustice et cruauté. Il est enfin accusé de fratricide pour prendre le pouvoir et d'avoir ordonné mon exécution et celle de mon fils, votre Prince, pour éteindre définitivement la lignée des Weysar. Que pouvez-vous nous dire sur ces accusations ?

- Je suis la main sanglante du Prince, déclara Chase. J'ai tué hommes, femmes et enfants sur simple ordre, sans qu'il n'y ait aucune forme de procès. Je ne sais rien de la mort des précédents princes, mais je puis vous affirmer de façon formelle que Storm m'a donné l'ordre de vous retrouver au marais, d'en brûler l'intégralité et de m'assurer que vous et votre fils périssiez dans les flammes.

La foule frémit. Le souvenir du massacre des marais était vif dans les esprits.

- Savait-il que j'étais sa nièce ? le questionnai-je.

- Il le savait et voulait justement faire en sorte qu'aucun héritier mâle de la lignée des Weysar ne puisse réclamer le trône.

- Pensez-vous que son désir de pouvoir ait pu le conduire à faire assassiner ses frères aînés ?

- Je n'ai rien ouï dire à ce sujet, mais je ne serais pas surpris de l'apprendre.

- Avez-vous entendu dire qu'au début de son règne, il a envoyé les cavaliers rouges exécuter plusieurs enfants parce qu'il avait entendu parler de ma naissance ?

- Oui, je l'ai entendu.

- Vous a-t-il donné l'ordre de me capturer ?

- Oui, il l'a fait. Il a dit qu'il préférait vous avoir vivante, mais que si vous veniez à périr, cela importait peu.

- Savez-vous s'il a ordonné de mettre du poison dans le repas servi à mon oncle et ma tante alors qu'ils avaient été enfermés au Palais sans aucune raison valable ?

- Effectivement, l'un des gardes me l'a rapporté.

- Savez-vous si à peine les cavaliers rouges morts il a recruté de nouveaux guerriers, surnommés les quatre idoles ?

- Oui, je le sais et je peux en attester.

- Savez-vous qui ils sont ?

Cette question le déstabilisa. Il me regarda comme s'il essayait de deviner quelle était la bonne réponse.

- Parlez librement, l'enquis-je.

J'entendis Luka me demander si j'étais sûre de moi. Nous n'avions pas le droit de révéler l'existence de la Grand'Astrée, c'était l'une de nos règles, mais j'avais l'intuition que Chase était empreint de certaines croyances. La façon dont il avait tenu à distance la pierre qui bloquait mes pouvoirs m'avait fait comprendre que ce que nous étions n'était pas aussi évident pour lui. Je voulais suivre cette intuition, d'autant qu'il n'avait aucun intérêt à me mettre dans une situation délicate, j'étais la seule qui pouvait lui accorder une grâce alors que derrière lui, on réclamait déjà sa tête.

- Ce sont des étrangers. Ils ne sont pas de ce royaume et ils ne sont d'ailleurs pas comme les Hululiens. Ils sont particuliers et le Prince le savait. C'est sciemment qu'il a conclu un pacte avec ces diables. Ils pratiquent la magie noire ! affirma-t-il. J'ai vu de mes yeux une des idoles foudroyer de ses mains un autre homme le laissant mort sur place.

Je m'abstins de lui demander quelle mission avait ces idoles. Nous nous étions entendus pour que la disparition d'Isaïah soit tenue secrète. Officiellement, il était en lieu sûr le temps que la situation soit stabilisée et que les traîtres soient éliminés.

De toute façon, nous en avions assez entendu. Laisser planer le doute d'une potentielle accusation de sorcellerie ne faisait que confirmer la criminalité de l'accusé. Il était temps de mettre fin à tout ceci et de lever la séance.

- Vous nous assurez qu'il savait avec qui il s'alliait et que même sachant la présence de forces obscures, il a continué dans cette voie ?

- Je vous l'assure. Storm avait parfaitement conscience des pouvoirs de ses nouveaux alliés. C'est pour ça qu'il les a recrutés. Il voulait les utiliser contre vous, ma reine.

Si l'assemblée s'agita de nouveau, Storm, quant à lui, n'avait toujours aucune réaction. Son silence semblait être interprété comme un aveu, mais moi, il m'irritait, m'agaçait au plus haut point, j'avais besoin d'entendre des explications.

- Storm de la famille Weysar n'avait vous rien à dire pour votre défense ? réclamai-je.

Aucun son, aucun mot, le silence pour seule devise.

- J'attends, m'impatientai-je.

Il ne dit toujours rien, mais releva la tête dans ma direction. Ses yeux s'imbriquèrent alors dans les miens et je compris son état. Son regard était vide de toutes émotions, éteint de toute trace de bonheur, plus aucune lueur d'espoir ne l'habitait. C'était peut-être le cas de tout futur condamné à mort me diriez-vous ? Pourtant, au fond de moi, je savais. Je devais me rendre à l'évidence. Si Éric avait tardé à revenir à la Grand'Astrée, ce n'était pas un hasard. Il avait fait la connaissance de Storm, très certainement à la demande de Yaël. Et s'il n'avait pas tué son corps, il avait tué son âme. Je frissonnai aux souvenirs de l'effet du pouvoir d'Éric. Pour moi, cela n'avait duré que quelques secondes, mais je doutai fortement qu'il en ait été de même pour Storm.

Pourtant, je m'entêtai. Je voulais des réponses. Je voulais ses aveux.

- Tout vous accable, insistai-je. Si vous avez des éléments à apporter à la Cour, il est temps de les délivrer. À défaut d'explications valables, vous pourriez vous repentir et soulager votre conscience. Nous n'avons pas retrouvé de témoins de l'époque des meurtres de vos frères, mais nous avons de nombreuses présomptions qui laissent à penser que vous avez empoisonné le Prince Henry, d'autant que ce n'est pas la première fois que vous utilisez le poison pour vous débarrasser de vos ennemis. D'autres éléments suggèrent que vous avez poignardé le Prince Jonas, mon père, et que vous avez dissimulé vous-même ce meurtre en accident. Qu'avez-vous à dire sur ces sujets ?

- J'aimais mes frères, dit-il à voix basse, d'un ton presque inaudible.

- Mais vous aimiez plus le pouvoir, constatai-je de façon cynique.

Nouveau silence. J'allais reprendre lorsqu'il prit la parole.

- Vous ne savez pas ce que sait d'être le dernier enfant au sein d'une royauté. Vous ne savez pas ce que sait de n'avoir l'intérêt d'aucun des membres de ce Palais simplement parce que vous êtes le troisième né. Vous ne savez pas ce que sait que d'être attendu nulle part. Un apanage disent-ils, c'est le terme politique pour dire exclusion. Un moyen de survivre alors qu'on est disgracié, rien d'autre.

C'était la première fois qu'il laissait entrevoir ses sentiments et il avait raison, je ne pouvais pas comprendre. Des problèmes de riches, pensai-je en mon for intérieur.

Comprenant qu'il ne dirait rien de plus, je décidai de libérer le témoin.

- La couronne vous remercie, Chase.

Il allait partir, mais j'ajoutai avant un dernier détail qui avait toute son importance.

- Pas uniquement pour votre témoignage, mais aussi pour votre loyauté envers la lignée des Weysar. Vous avez pris le parti de nous renseigner, de trahir votre Prince pour servir les intérêts de celui qui était légitime au trône. Vous vous êtes racheté de vos crimes passés. Pour cela et notre plaisir, Chase de la famille Montigny, vous êtes gracié. Tâchez de faire bon usage de votre nouvelle liberté.

Le visage de Chase se décomposa. Je tins ma parole, mais ce n'était pas tout à fait à quoi il s'attendait et Harold cru bon de m'expliquer les raisons de sa réaction.

- Ma reine, vous venez de révéler publiquement qu'il a trahi et menti pour sauver sa vie. Cela fait de lui un lâche et un traître quoi que disent vos propos.

Je le savais pertinemment. Je lui avais promis d'épargner sa vie, pas son orgueil et en aucun cas je n'oubliais nos premières rencontres.

- Le Conseil en a assez entendu, déclarai-je à haute voix. Mes seigneurs, il est temps pour nous de délibérer.

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