Chapitre 50
J'avais accepté l'offre de Chase. Avais-je vraiment le choix ? Après tout, lui n'avait que ma parole de l'épargner le moment venu. Il risquait gros, car je ne savais pas du tout si je parviendrais à raisonner Yaël sur ce point, mais je m'abstins de lui dire, évidemment...
Nous avions attendu les premières lueurs du jour pour nous mettre en route. J'avais naturellement monté Elya et je me demandais si Chase savait que c'était ma jument. Sans doute, vu qu'il nous avait observé. C'était peut-être même voulu de sa part. J'étais heureuse dans tous les cas de la retrouver, je me sentais un peu moins seule.
Une fois à proximité du manoir, Chase m'indiqua comment le rejoindre. Avant de partir, il me rappela ma promesse pour s'assurer que je tiendrai parole. Je le rassurai mais exigeai une chose en retour.
- Il faut que tu me laisses la pierre, dis-je avant qu'il ne parte.
- Je préfère la garder, affirma-t-il. Elle pourrait encore m'être utile.
- Sans doute, mais peu de temps. Dès que je ne serai plus à sa portée, Yaël se téléportera immédiatement à mes côtés. Tu n'auras pas eu le temps de t'éloigner suffisamment, tu seras trop près pour que j'aie le temps de te sauver. Tu le sais. Donne-moi la pierre.
Je jouai sur sa crainte de mon époux pour le faire céder. Il ne pouvait pas savoir que Yaël n'avait pas cette faculté, mais il avait dû voir des choses assez incroyables pour imaginer cela possible.
- Si je la garde, je mettrais plus de temps à rejoindre Yaël et tu pourras te mettre en sécurité, ajoutai-je.
Il hésita.
- Donne-moi la pierre, insistai-je.
Il la sortit finalement de sa sacoche, il la souleva par la corde, prenant soin de ne pas la toucher. C'était sans doute une précaution qui lui semblait nécessaire face à un objet magique. Je la pris, pour ma part, en pleine main. Chase sursauta, on aurait dit qu'il s'attendait à ce qu'elle me brûle et je voyais bien qu'il était intrigué, mais il ne dit rien et il partit sans plus attendre.
Je le laissai s'éloigner puis, je pris la pierre et la plongeai dans ma gourde pour l'immerger entièrement. Je bloquai ainsi son pouvoir et permettais à Yaël de percevoir ma lumière. Je ne savais pas trop comment cela fonctionnait, mais j'étais persuadée qu'il recevrait mon signal. Il saurait ainsi que j'étais vivante et que j'allais lui revenir.
Je ne la laissai toutefois pas trop longtemps dans l'eau, car je voulais simplement le rassurer et non qu'il ait le temps de me localiser. Il fallait que je fasse une chose avant de le rejoindre et je devais être seule.
Je fis demi-tour et revins sur mes pas. J'avançai durant une vingtaine de minutes sur le dos d'Elya pour repasser devant le bâtiment en ruine que nous avions longé tout à l'heure avec Chase. Il m'avait paru familier, mais je ne m'étais pas immédiatement rappelée d'où je le connaissais. Puis, j'avais compris et j'avais su que je devais m'y rendre.
Quand j'y parvins, l'endroit était encore désert, mais je savais que je n'attendrais pas longtemps. Je m'assis sur les anciennes marches en pierre. Il ne restait plus grand-chose à part ça et quelques colonnades restées intactes.
Je sentis sa présence avant de le voir.
- Aequor.
- Isabelle.
Lui non plus n'était pas surpris de me voir.
- Je suis ravie de constater que vous allez bien, assura Aequor en m'examinant.
Il ne dit rien sur ma blessure à la joue et poursuivit la conversation.
- Vous n'êtes pas sans savoir que beaucoup de personnes vous cherchent. Je suis heureux que vous ayez pris le temps de m'attendre... qui plus est seule.
Il savait parfaitement que j'avais eu la vision de notre rencontre et qu'effectivement, j'aurais pu prendre le temps d'aller chercher Yaël ou de l'attendre, mais je n'avais pas fait ce choix.
Aequor était sans doute au Lac-Miroir lorsque j'avais fait paraître ma lumière et il était venu aussitôt. Ce qu'il ne savait pas, c'était que j'avais de nouveau dissimulé mon don, bloquant ainsi mon pouvoir et désormais, par notre proximité, le sien...
Je ne connaissais pas l'étendue des pouvoirs d'Aequor, mais je savais qu'avec les années nos pouvoirs évoluaient, s'intensifiaient et se développaient. Je ne doutais pas de sa puissance et il était hors de question que je sous-estime mon adversaire.
- Tout le plaisir est pour moi, répondis-je sur le même ton, mais vous devez vous douter que j'ai peu de temps à vous consacrer. Que me vaut votre visite ?
- J'adore votre caractère ! s'exclama-t-il. Vous l'ai-je déjà dit ?
- Il me semble.
- Vous êtes unique Isabelle et vous déclenchez aussi des choses inédites.
Il me regardait intensément et je parvins difficilement à ne pas baisser les yeux et à l'affronter du regard sans faillir.
- Je ne vous ai d'ailleurs pas félicité pour la naissance d'Isaïah, continua-t-il. Il me tarde de le rencontrer.
Je frémis sous ses mots. Il s'en aperçut.
- Je suppose que son absence doit vous être difficile, ajouta-t-il.
- Cher Aequor, comme je vous l'ai dit, je suis assez pressée. Il me tarde en effet de retrouver mon fils. Nous ne sommes pas ici pour parler de l'amour d'une mère envers son enfant, si ?
- En partie ! On m'a dit que vous aviez de grandes ambitions pour lui.
- Rien de moins que ce qui lui revient de droit.
- Et c'est bien là le rôle d'une mère, c'est tout à votre honneur. Ce qui m'inquiète, c'est plutôt les effets que cela aura sur nos deux mondes. Vous n'êtes pas sans connaître la prophétie vous concernant.
- Je la connais, en effet.
- Avez-vous déjà essayé de l'interpréter ?
Sa question me désarçonna, mais il continua sans me laisser le temps de lui répondre.
- Moi je l'ai fait durant des années et je continue encore ! C'est un bien vilain cadeau que m'a fait Yöri en me la confiant. Une ère nouvelle, ce n'est pas rien ! Et je parle en connaissance de cause. J'ai traversé les siècles et l'histoire est une perpétuelle boucle. Il n'y a pas d'ère nouvelle, il y a des évolutions, des crises, des guerres, des phénomènes tous prévisibles pour un regard extérieur. Du côté des astréiens, nos traditions sont ancrées depuis des générations, il n'y a jamais eu aucun bouleversement notable, rien que des tragédies propres à la mortalité, jusqu'à Yaël.
Il ancra de nouveau son regard dans le mien, avant d'insister sur les mots suivants.
- Puis, toi.
C'était la première fois qu'il me tutoyait.
- Toi, ton histoire, celle qui est apparue à nous qu'à ses 8 ans. J'ai immédiatement compris que la prophétie parlait de toi. J'étais si impatient de te connaître. Tu sais, il n'y a pas que Yaël qui t'ait vu grandir. J'ai toujours gardé un œil sur toi, de façon moins constante que ton cher mari, je te rassure, mais j'ai veillé sur toi. Puis, Yaël a décidé de venir te chercher. Quand je t'ai perçu voguant sur l'océan, au sein même de mon royaume, je n'ai pas résisté à l'envie de venir te parler et tu as été au-dessus de mes espérances.
- Je ne vois pas en quoi !
- Crois-moi quand je t'ai vu j'ai été parfaitement ensorcelé, comme l'avez prédit Yorï.
J'avalai difficilement ma salive en repensant à la prophétie. Sa soudaine proximité me dérangeait et qu'il évoque Yöri me mettait mal à l'aise.
- Puis, reprit-il, à vous deux vous avez réalisé l'impossible et conçu un enfant.
Son regard devient plus froid, sa voix plus rauque.
- Tu n'as pas pu voir de tes yeux l'émotion qu'a suscitée cette annonce chez les astréiens. J'aimerais te la montrer, si tu permets ?
J'aurais été tenté d'accepter si je ne savais pas que j'en étais totalement incapable avec la pierre de Kamilla dans ma poche.
- Inutile, mon mari me l'a montré, mentis-je.
- Donc tu sais l'entrain que cette nouvelle a suscité.
Yaël m'avait effectivement raconté qu'ils avaient été nombreux à vouloir nous aider pour protéger notre enfant.
- Tu dois bien comprendre que les astréiens ont toujours œuvré de façon active dans l'Autre monde, mais jamais ensemble et de façon organisée, m'expliqua Aequor. Comme tu le sais, nous sommes libres de vivre comme nous l'entendons et les causes humaines nous importent peu, sauf pour quelques-uns. Et pourtant, te voici avec presque tout un peuple à ta suite, pour ta cause personnelle. Je ne crois pas que tu saisisses ce que cela signifie.
- Mais vous avez l'air d'avoir envie de me le dire. Alors ?
Il sourit, tout en conservant sa prestance naturelle.
- Les astréiens sont en train d'œuvrer ensemble pour placer ton fils à la tête d'un continent, c'est dire l'estime qu'il lui porte déjà, mais ils ne doivent en aucun devenir des membres de l'armée d'Isaïah. Ce n'est pas la place des astréiens, l'équilibre entre nos deux mondes en serait totalement troublé.
Il semblait sincère dans sa déclaration.
- Isabelle, imaginez-vous les astréiens se battre contre les humains ?
Le vouvoiement était revenu, constatai-je, plutôt que d'imaginer une telle guerre. En réalité, j'y avais déjà pensé, j'avais eu peur pour les hululiens, mais Yaël et les autres avaient su me convaincre qu'ils étaient ma force et non une faiblesse.
- Je n'ai aucun doute sur le vainqueur, continua-t-il, l'air préoccupé. Les pertes seraient désastreuses, l'espèce humaine pourrait rapidement devenir en voie de disparition. Et si c'était cela la nouvelle ère ? Y avez-vous songé ?
Oui, j'y avais songé, mais lui n'avait pas compris que je ne menais pas une attaque sanglante, je destituais un usurpateur, rien d'autre.
- Votre cause est juste, mais je ne peux pas l'approuver, finit-il par dire.
- Je n'ai jamais demandé votre soutien, Aequor. Les astréiens sont libres ! Comment voulez-vous que je les force à quoi que ce soit ! S'ils veulent me soutenir, je les accueille les bras ouverts.
- Et pour les autres ?
- Je leur déconseille de se mettre au milieu de mon chemin.
- Les astréiens ne doivent pas se battre les uns contre les autres. En aucun cas ! Il n'y a pas que moi qui suis inquiet de cette situation. Isabelle, vous devez les raisonner. Menez cette bataille sans eux, sans Yaël. Je sais que vos rangs se gonflent à chaque instant de valeureux hululiens, gagnez cette guerre comme tout humain et non en impliquant tout un peuple aux pouvoirs extraordinaires.
- Je pense que vous sous-estimez votre peuple, cher Aequor.
Je me relevai et remis en ordre mes vêtements, lui faisant comprendre que notre échange prenait fin.
- Le début d'une nouvelle ère ne signifie pas désordre et chaos, ajoutai-je. Vous oubliez le début de la prophétie, la prêtresse est celle qui nous sauvera tous.
- Et vous, vous oubliez que c'est son sang qui scellera cette guerre. Est-ce vraiment une référence à Isaïah ou est-ce que cela implique votre mort ? Y avez-vous réfléchi ?
Je l'avais effectivement envisagé à la suite des révélations de Kamilla.
- Dites-moi, quelle sera cette ère nouvelle que nous réserve l'Élu s'il vous perd alors qu'il a à peine eu le temps de vous connaître ?
Il était le deuxième à me mettre en garde. Je ne lui répondis pas et me dirigeai sans plus attendre en direction du manoir, sans même lui accorder un dernier regard.
Elya galopa à toute allure les kilomètres qui me séparaient de Yaël. Je devais le rejoindre au plus vite. Je devais le rassurer et lui expliquer la situation. Je devais m'assurer qu'il n'avait pas fait de folie. Une partie de moi avait peur des dégâts que ma disparition avait pu occasionner. Il fallait que je le retrouve et que je lui raconte ce qui venait de se passer.
Et dans cette course folle, absolument envahie par l'urgence du message que je devais délivrer à Yaël, je me souvins alors avoir vu cette même scène, dans la cale d'un navire, il y a de cela plusieurs mois.
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