Chapitre 44
Antoine était reparti pour diffuser l'information de la destruction des marécages par le Prince tandis que nous avions continué notre marche. Nous étions à présent à Spycrick, qui ne se trouvait qu'à quelques lieux du Mont d'Or. Nous y attendions la venue du conseiller royal, Harold, dit le Grand pontife. C'était dans cette ville que nous avions décidé de le rencontrer, car un déplacement diplomatique y était prévu de longue date. C'était le moment idéal, personne ne soupçonnerait une intervention de notre part.
Nous y étions à présent depuis deux jours et je n'avais pas été étonnée d'apprendre que Yaël en avait profité pour venger Némésis et punir ses violeurs. Je savais qu'il n'avait pas pris leur vie, mais je lui en voulais un peu de ne pas avoir simplement oublié cette histoire. J'avais encore en tête les révélations d'Anya et je ne voulais pas qu'il se sente obligé de quoi que ce soit vis-à-vis de Némésis.
Nous avions eu également le temps de mettre notre stratégie en place. Il fallait absolument approcher Harold en toute discrétion. Pour ça, nous avions dû faire appel à une nouvelle astréienne : Enéa, une jolie rousse figée dans sa jeunesse, bien que désormais centenaire.
Son pouvoir me diriez-vous ? Vous allez bientôt le connaître...
Nous n'aurions pas beaucoup de temps pour intervenir, nous le savions. Si je ne doutais pas que Yaël avait pensé à un plan B et C, je n'envisageais pour ma part que le premier. Nous ne devions pas échouer et tout devait se passer comme nous l'avions prévu, car s'il n'y avait qu'un soupçon de trahison de la part du conseiller, c'était la décapitation qui l'attendait, voire pire.
Le grand jour était venu, le Grand pontife serait dans la ville d'ici peu. Il devait être accueilli par le seigneur des lieux, chez qui il logerait. Enéa et moi étions à quelques kilomètres de là, en embuscade sur la voie royale. Le convoi n'allait plus tarder, il était attendu pour midi.
Lorsque je l'aperçus, mon inquiétude s'intensifia. Il était nombreux, je n'imaginais pas une telle escorte pour un conseiller et je n'avais songé qu'à un seul carrosse, non à trois. Nous ne savions pas lequel était occupé par le Grand pontife et je comptais déjà une vingtaine de personnes tout autour. C'était beaucoup d'âmes à immobiliser et je n'avais pas encore vu les dons d'Enéa à l'œuvre.
- Ne t'inquiète pas, me dit cette dernière avant de se lever pour sortir de notre cachette.
Elle marcha d'un pas assuré en direction du convoi. Je crus qu'un des cavaliers allait l'interpeller, mais il n'en eut pas le temps. Ils se figèrent tous soudainement et devinrent totalement immobiles. Les êtres humains avaient gardé leur dernière expression, telles des statues de cire, de même que les chevaux.
Je n'hésitai plus et je fonçai à mon tour en direction des carrosses. J'aperçus deux femmes dans le premier et ne m'arrêtai pas, fonçant déjà sur le deuxième. Le conseiller était là, je le sus tout de suite à sa tenue et aux papiers qui étaient disposés un peu partout sur la banquette en face de lui. Je montai dedans sans plus attendre, Enéa, elle, attendait dehors.
Je jetai un rapide coup d'œil sur les documents qui étaient autour de moi à la recherche d'informations pouvant m'être utiles. Il s'agissait de taxes dues par le seigneur de Spycrick, ce n'était sans doute pas une simple visite de courtoisie. Je ne m'attardais pas davantage, je ne savais pas exactement combien de temps ils resteraient figés.
J'aurais pourtant dû être plus attentive, explorer davantage les éléments à ma portée. J'aurais dû ouvrir tous les carrosses pour m'assurer de l'identité des voyageurs. J'aurais dû courir jusqu'au troisième carrosse, mais je ne l'ai pas fait. Je ne le savais pas encore, mais je le regretterai amèrement. Théo était dans le troisième carrosse. Il était à ma portée, j'aurais pu le sauver, mais je n'avais pas pris le temps de regarder qui était dans ce dernier convoi et je ne saurai que bien plus tard qu'il était ici, à quelques mètres de moi.
- Vas-y ! ordonnai-je à Enéa alors que je me tenais assise, de façon droite, devant le Grand pontife.
Enéa libéra Harold de son emprise, uniquement lui. Il sursauta en me voyant. Il faut dire que pour lui, le temps s'était arrêté et il ne devait pas très bien expliquer ma soudaine présence. Il se remit toutefois assez vite de cette apparition magique et tout en reprenant ses esprits, il me questionna.
- Vous êtes Isabelle de Valdéria ?
- Elle-même, répondis-je.
- Que... que s'est-il passé ? demanda-t-il en regardant à travers la lucarne de la porte.
Je rabattis les épais rideaux qui nous cachaient de l'extérieur, lui demandant implicitement de se rasseoir.
- Ils vont bien, si c'est votre question, le rassurai-je.
- Que me voulez-vous ?
Son trouble ne m'échappait pas, il était mal à l'aise, mais essayait de reprendre contenance et de s'affirmer.
- Votre allégeance.
Il émit un bref ricanement. Il n'était pas dupe lui non plus, j'étais une enfant qui se présentait devant lui avec des exigences. Je n'étais nullement sa reine, du moins pas encore.
- Depuis quand êtes-vous conseiller à la Cour ?
Je connaissais déjà la réponse, mais je voulais l'entendre me le dire.
- 42 ans de loyaux services.
- C'est mon grand-père qui vous a confié ce poste ?
- C'est notre souverain Ollard qui m'a désigné à cette fonction.
Par sa réponse, il refusait d'admettre que je faisais partie de la famille royale, mais je ne me laissai pas déstabiliser.
- Que vous honorez, précisai-je. Vous êtes un membre éminent de cette cour, votre avis est écouté et vos conseils toujours sages.
- Sans doute parce que je ne me laisse pas avoir par la flatterie, répliqua-t-il.
Je lui souris.
- J'aimerais bénéficier de vos conseils, lui expliquai-je. Puis-je vous soumettre un de mes dilemmes ?
Il hésita, m'étudia puis hocha la tête. Il n'avait de toute façon pas vraiment le choix.
- Je vous en sais gré. Voyez-vous, je n'ai appris que très récemment mes liens de sang avec la famille Weysar. C'est lorsque j'ai été conduite au Palais, mais nous ne nous y sommes pas vus. Vous n'êtes apparemment pas de ceux qui vont aux cachots visiter les prisonniers. Ce n'est pas un reproche, je n'ai pas eu beaucoup de visite durant ma détention. Je n'en ai eu qu'une à vrai dire. Celle de l'Infâme.
Il tiqua au dernier mot. En tant que membre de la cour, il était censé me condamner à avoir la langue coupée pour de tel propos, mais il me laissa continuer.
- Savez-vous qu'il a essayé de m'empoisonner ? Sans doute. Vous l'avez peut-être même conseillé, c'est votre métier après tout.
Il devint blême.
- J'ignorai tout de votre présence au Palais jusqu'à l'incendie, se défendit-il.
- Je suis heureuse de l'entendre, j'aurais dû exiger votre mort si j'avais su que vous étiez impliqué dans l'assassinat de mon oncle et de ma tante.
Il me fixa droit dans les yeux et je repris.
- Cela me chagrine, vous savez. Je n'ai plus beaucoup de famille, j'aurais aimé me réjouir d'avoir retrouvé un oncle, de découvrir ces liens de parenté dont j'ignorai tout. Mais vous savez comme moi que Storm n'est pas très famille.
- Il aimait son père, proclama-t-il.
- Et ses frères ? demandai-je de façon innocente.
Il pâlit à vue d'œil, sans répondre, ce qui était en soi une réponse.
- Donc vous savez, soulignai-je.
Je n'avais pas besoin d'évoquer clairement ces horribles fratricides, nous savions tous deux à quoi je faisais allusion.
- Mon dilemme est le suivant, repris-je, vous étiez le conseiller d'Ollard et destiné à être celui d'Henry, vous avez connu mon père, vous étiez même son précepteur ; que la mort d'étrangers, de simples paysans, ne vous touche pas, je peux essayer de le comprendre, mais eux ? Comment faites-vous pour suivre un homme tel que Storm ? lui demandai-je avec mépris.
- J'ai juré allégeance à la famille Weysar, j'honorerai mon serment jusqu'à la mort, dit-il en bombant la poitrine.
- Bien, parce que c'est exactement ce que je vous demande de faire.
- En trahissant ?
- En aidant le souverain légitime.
- Votre fils n'est pas l'héritier direct et il tient sa lignée royale de par sa mère, c'est problématique, vous le concéderez.
- J'en conviens, mais le peuple se rebelle, le massacre des marais n'a pas plu, qu'on attente à ma vie et à celle de mon fils non plus. Le Prince est détesté depuis des années, c'est un sanguinaire et qui plus est un fratricide, il n'est en rien légitime au pouvoir et son règne doit désormais prendre fin. Si vous ne m'aidez pas, nous irons droit vers une révolte. Faites-en sorte que les victimes soient les moins nombreuses possibles. Il s'agit de notre peuple.
- Et qu'attendez-vous exactement de moi ?
- Que vous chuchotiez ces paroles aux bonnes personnes, que le Prince soit rapidement démis de ces fonctions, sans émeute.
- Vous croyez un instant qu'il se rendra ? me demanda-t-il, interloqué.
- Non, mais je veux accéder au Palais sans avoir à tuer tous ses habitants. Mon règne ne sera pas celui de la terreur.
- J'ai assisté à plusieurs règnes ma dame et il y a toujours de la terreur.
- Alors, aidez-moi à ce que cela change.
Le carrosse se remit à avancer. J'avais épuisé le temps qu'Enéa m'offrait, je savais désormais que je n'avais plus que cinq minutes avant de devoir m'extirper d'ici. Le conseiller constata également cette remise en route. Il savait qu'il pouvait à présent crier et signaler ma présence, mais il ne le fit pas. Les garçons n'auraient pas à intervenir.
Harold resta un moment silencieux et je fis de même.
- Si on apprend que je vous ai rencontré... commença-t-il.
- Je sais, le coupai-je. Soyez prudent, ne vous adressez qu'à des personnes de confiance. Ne prenez aucun risque, ne laissez aucune preuve. Et agissez vite.
Il se remit à réfléchir.
- C'est entendu, finit-il par dire.
- N'essayez pas d'entrer en contact avec moi, c'est moi qui vous retrouverais au moment voulu, l'informai-je.
- Bien.
- Je dois m'en aller à présent, mais j'ai une dernière question à vous poser.
- Je vous écoute.
- Est-ce que Théo...
Je n'eus pas le temps de terminer ma phrase, je ne connaîtrais jamais sa réponse. Enéa avait de nouveau figé tout le convoi, il était temps pour moi de partir.
Je laissai le conseiller et rejoignis Enéa en coupant à travers les bois. Lorsque je fus à ses côtés, elle désenvouta tout le monde et les chevaux reprirent leur marche comme si de rien n'était. Le Grand pontife venait de nouveau de s'éveiller, mais sans ma présence cette fois-ci. J'allais de toute façon le revoir très bientôt.
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