Chapitre 36

Yaël

Cela avait pris plus de temps que je ne l'avais escompté, mais, ce n'était pas grave, cette mission était spéciale, elle me touchait directement. Je devais être certain que les hommes étaient prêts. Maintenant que j'en étais convaincu, je pouvais rejoindre Izi, ma princesse, comme j'aimais l'appeler depuis que j'avais appris qu'elle était de sang royal.

Je voulais rentrer avant que Sara ne revienne délivrer ses renseignements, car je craignais la réaction de ma femme. Elle n'avait pas voulu l'entendre, mais tout laissait à penser que Théo se portait comme un charme au Palais et cela ne présageait rien de bon.

Storm avait compris l'attachement d'Izi à sa famille et il avait su en tirer profit. La réaction de Théo ne serait sans doute pas celle qu'elle espérait et je ne savais pas comment elle allait réagir.

En fait si, elle allait soit se renfermer sur elle-même, ne plus communiquer et faire semblant que tout allait bien ; soit elle allait enrager contre son cousin de s'être fait manipuler ; soit je me trompais et Théo avait conscience du danger qui le guettait et il était sur ses gardes. Après tout, il avait dissimulé une arme dans sa chambre... Malheureusement, je doutais me tromper, je connaissais bien le terrain et la réaction des hommes, j'avais déjà joué à ce jeu de nombreuses fois.

Je n'avais toutefois jamais pensé que je livrerai un jour le combat de ma femme. J'aurais préféré qu'elle y renonce, je n'aimais pas l'idée qu'elle soit au cœur de l'action, je n'aimais tout simplement pas le fait qu'elle puisse être en danger. Je n'étais néanmoins pas déçu qu'elle suive son instinct et qu'elle aille au bout de ses convictions. Elle était forte et j'appréciais ce trait de caractère chez elle. Je ne lui avais jamais dit, mais à bien des égards elle avait la personnalité des astréiens. Elle n'avait pas grandi parmi nous, mais elle était indépendante dans son esprit, elle l'avait toujours été.

Au moins, Théo n'était pas en danger, ce qui nous avait laissé du temps. Nous avions pu nous offrir un semblant de vie normale. J'avais envie que celle-ci devienne éternelle mais je doutais que normalité et Izi soient des mots que l'on puisse facilement accorder. Ou peut-être que c'était le fardeau de tout astréien.

Storm préparait son jeu depuis plus longtemps que nous. Il avait régné dans l'ombre de la prophétie. Il serait détrôné par un membre de sa lignée. Yöri l'avait prédit et il avait tout fait pour que cela ne se réalise jamais. Je devais me méfier, d'autant que s'il croyait Izi encore vivante, c'était qu'il était bien renseigné et cela ne pouvait dire qu'une chose : il était aidé des dieux... ou devrais-je dire de mes détracteurs, la bande dissidente du groupe.

Aequor avait dû saisir l'occasion, elle était trop belle, pourquoi ne l'aurait-il pas fait ? Il avait enfin l'occasion idéale de me tester et il avait décidé d'attaquer directement mon point faible : Izi... et bientôt, il apprendrait l'existence de mon fils...

J'avais pourtant décidé d'en faire une force car, j'avais une bonne raison de me battre. Deux bonnes raisons. Aequor n'allait pas s'en sortir indemne et il faudrait aussi qu'il paye pour le meurtre de Yorï.

Je n'avais pas de doute, cela ne pouvait être que lui. J'avais mené mon enquête lorsque j'avais noué des liens avec Kamilla. Tout m'amenait à lui. Je ne l'avais jamais dit à Kamilla, car je ne voulais pas simplement lui donner un nom, je voulais lui offrir sa vengeance. Il était hors de question qu'Aequor en réchappe. Le meurtre d'un astréien était puni de mort, peu importait le statut du meurtrier. C'était notre loi et Aequor le savait.

J'avais hésité à le défier, mais notre inimitié était publique. On aurait cru que c'était personnel et on en aurait oublié ou remis en cause le meurtre de Yorï. Ce dernier n'était pas très apprécié et on le considérait comme fou, alors qu'à l'inverse, Aequor était l'astréien le plus âgé et, rien que pour cela, il imposait le respect ; d'autant que lui, il n'avait jamais eu de discours confus et incohérent. Si je l'affrontais sans preuve, il s'en sortirait, il gagnerait l'opinion publique et moi du haut de mes 22 ans, je serai regardé par les anciens comme un enfant qui fait un caprice.

Or, sans le vouloir, Aequor m'offrait une porte de sortie. En informant le Prince, il donnait des armes à celui que les astréiens avaient décidé de combattre et cette trahison ne passerait pas. Izi était appréciée contrairement à ce qu'elle pensait. Elle fascinait beaucoup d'astréiens, son histoire était unique et elle avait accompli un miracle, elle avait donné la vie.

Les plus jeunes n'avaient jamais été aussi heureux d'aller à l'école lorsqu'ils avaient su qu'elle y débutait ses études. Je comprenais parfaitement qu'Izi se sente dévisagée, elle l'était ! Il ne fallait pas en vouloir aux astréiens, avant même sa venue à la Grand'Astrée, Izi était unique et tout le monde connaissait son histoire. Le fait qu'elle me soit destinée avait apparemment rendu la chose des plus attrayantes, si j'avais bien compris le discours de certains.

En tout cas, annoncer la naissance d'Isaïah aux astréiens avait définitivement mis l'opinion publique de son côté. Ils se battraient pour elle et pour notre enfant. A eux deux, ils étaient le miracle de la Grand'Astrée et je m'amusais que « les dieux » aient eux-aussi leur croyance.

Izi n'en avait pas encore conscience, mais Isaïah était devenu l'enfant de tous les astréiens, celui qu'ils n'auraient jamais. Ils se battraient pour lui, jusqu'à la mort, je l'avais lu dans leurs yeux.

Les liens « familiaux » des astréiens étaient particuliers. Je m'étonnais qu'Izi ne l'ait pas remarqué ou qu'elle n'ait pas osé me questionner sur ce sujet. J'avais été certes recueilli à ma naissance en tant qu'orphelin, comme tous les astréiens, mais je n'avais jamais eu de parents de substitution, nous ne fonctionnions pas ainsi. Il n'y avait pas de famille au sens traditionnel du terme à la Grand'Astrée.

Les nouveaux arrivants étaient tous amenés à la pouponnière, les astréiens – aussi bien les hommes que les femmes – se relayaient pour s'occuper d'eux. Personne n'était considéré comme l'enfant d'un des couples ou parent de l'un des orphelins, cela n'était jamais arrivé, sauf pour Gaïa et Orion. Les enfants grandissaient ensemble et dès qu'ils savaient clairement exprimer leur envie, ils étaient libres de choisir l'endroit où ils décidaient de vivre, si bien que nous vivions un peu chez tout le monde durant notre enfance jusqu'à ce qu'on soit assez grand pour vivre seul, et même après cela, rien ne nous empêchait d'aller ailleurs.

Le principe premier de l'astréien est d'être libre. La liberté n'a pas de prix, si bien que nos règles sont peu nombreuses et très peu restrictives.

En général, vers 10 ans, nous disposons de notre propre logement. On le partage avec notre âme sœur, enfin si on en a une... Sinon, on s'isole, comme je l'ai fait, mais il faut dire que cela n'est arrivé qu'à moi. C'est à cet âge que j'ai commencé à voir Kamilla de façon plus régulière.

Avant mes 15 ans, j'ai pris soin de visiter chaque recoin de la Grand'Astrée. Je me suis vite lié d'amitié avec cette vieille sorcière qui ne sait pas tenir sa langue dans sa poche. Au moins, elle ne me ménageait pas, même si je pense que c'était plutôt ma solitude qui avait fait écho à la sienne.

J'avais eu mal quand j'avais compris que, malgré toutes ces années, elle aimait encore autant Yorï. Son amour n'avait pas faibli, le temps n'y avait rien changé et il n'y changerait jamais rien. J'aimerais Izi toute ma vie, c'était une évidence à présent, mais à cette époque, je m'étais dit que je ne connaîtrais jamais cet amour inconditionnel. J'ignorai alors qu'Izi avait 6 ans et qu'elle vivait tranquillement dans une ferme aux pourtours de la ville d'Azadjan. J'ignorai tout d'elle, jusqu'à ce qu'elle m'éblouisse de sa lumière.

Ce jour-là, toutes les eaux de la Grand'Astrée s'étaient mises à briller. Leur surface scintillait, comme chargée d'électricité, laissant apparaître les ondes bleutées qui la traversaient. C'était le signe qu'un nouvel orphelin était appelé à rejoindre la Grand'Astrée et qu'il fallait partir à sa recherche.

Les astréiens allaient se rendre au Lac-miroir pour voir l'endroit exact où se trouvait le nouveau-né. C'était le seul portail actif, enfin pour tous les autres, pas pour moi. Mon don me permettait de créer des passages dans n'importe quelles eaux. J'étais justement devant un étang à ce moment-là, pas très loin du Lac-miroir, et ma curiosité fut piquée au vif sur ce nouvel arrivant.

J'hésitai néanmoins un instant, car j'essayais de me détacher de l'Autre monde mais une part de moi espérait toujours que j'y trouverais celle qui m'était destinée. Je m'approchai davantage de la surface de l'eau et la caressai de ma main pour qu'elle reflète les images de l'Autre monde.

C'est la première fois que je l'ai vu, cette petite fille, décoiffée, avec les yeux bordés de larmes. Je l'entendis hurler de véritables cris de douleur. Elle n'avait pourtant aucune séquelle physique, non, c'était son âme qui saignait. Pourquoi une fillette de 8 ans était-elle si triste ?

Je cherchais du regard le bébé, mais je ne le voyais pas. Il ne devait pourtant pas être bien loin. Est-ce que c'était sa sœur que j'apercevais ? Ses parents avaient dû mourir dans des conditions tragiques vu son état. Elle serait toute seule à présent. Peut-être l'avait-elle déjà compris ?

Je continuai de l'observer. Elle s'était recroquevillée sur elle-même, les jambes relevées, ses bras les entourant et sa tête enfouie à l'intérieur. Cela faisait un moment qu'elle était dans cette position maintenant. Elle s'était un peu calmée et avait arrêté de crier, mais son corps avait encore quelques soubresauts et je devinais qu'elle était en train de pleurer. Elle ne semblait pas soucieuse de se cacher de ses agresseurs. Elle restait là dans la forêt, sans bouger. Elle m'intriguait.

Puis, elle se redressa doucement, comme si elle avait entendu un bruit. Elle regarda droit dans ma direction et dès que nos regards se croisèrent, je sus exactement qui elle était. C'était elle. C'était la nouvelle astréienne mais bien plus encore, c'était ma moitié. Et... elle me souriait.

Elle avait les yeux bouffis, rougis d'avoir tant pleureur, pourtant, elle me souriait. Ses larmes avaient laissé des sillons blanchâtres sur leur passage et elle était toute dépeignée, mais à peine nos regards se croisèrent que ses lèvres s'étirèrent en un timide, mais sincère sourire. Pour moi... sauf qu'elle ne pouvait pas me voir... Je le savais.

- Bonjour, dit-elle.

Un de ses proches venait sans doute de la rejoindre, c'était pour lui ce sourire...

- Moi, c'est Izi. En fait, c'est Isabelle, mais tu peux m'appeler Izi si tu veux.

Elle ne devait pas tant le connaître que ça ! Mais qui était-ce ? J'avais beau regarder, je ne voyais personne de l'autre côté de la rivière, à l'endroit même où elle regardait.

- Mes amis m'appellent Izi et aujourd'hui c'est pas une très bonne journée pour moi et j'aurai bien besoin d'un ami, confia-t-elle avec des larmes dans la gorge.

Elle ne pouvait pas s'adresser à des inconnus comme ça, elle devait se méfier. Savait-elle seulement se défendre ? Quel était leur degré d'instruction dans ce domaine là où elle vivait ? Il fallait que j'y aille, je devais la rejoindre, elle était peut-être en danger.

- Tu as donc enfin ta promise, me coupa dans mon élan une voix dans mon dos.

Aequor se tenait derrière moi, je ne l'avais pas entendu arriver, trop concentré par ce qui se passait dans l'Autre monde.

- Aequor, répondis-je, oui, elle est juste là, il faut que j'aille la chercher, elle n'a pas l'air bien.

- Mais elle doit avoir 8 ans.

- Oui, je ne comprends pas. Toutes ces années et elle était là à m'attendre.

- Non Yaël, regarde mieux, elle ne t'attendait pas. Elle a une vie, des amis et surtout une famille. Tu ne peux pas la retirer à eux.

- Mais tu vois bien sa lumière, c'est une astréienne.

- La situation est unique Yaël, nous ne pouvons pas nous précipiter, nous devons y réfléchir.

- Comment ça ? m'énervai-je.

- Tu vois bien qu'elle est différente. Allons au bois millénaire, les autres nous y attendent.

- Tu as réuni le conseil ?

- Ils se sont réunis d'eux-mêmes devant la situation. Je te l'ai dit, nous devons en discuter et tu as ton mot à dire dans cette histoire, tu seras écouté. Viens maintenant.

Je regardai une dernière fois en direction de l'étang. Je vis Izi au milieu de la rivière, l'eau lui arrivait à la taille, mais elle s'en fichait. Elle avait relevé sa robe, plus pour faciliter sa marche que pour épargner ses vêtements. Elle allait être totalement mouillée, mais elle avait l'air de s'en moquer. Elle avançait d'un pas déterminé pour atteindre l'autre rive tout en criant : « M'en fou, si tu veux pas me parler, c'est moi qui viens à toi et on verra ! ».

Son agresseur ne devait pas vraiment en être un, pensai-je, et ce petit bout de femme me semblait capable de se défendre elle-même, du moins pour le moment. J'avais hâte de la connaître mieux et c'est à regret que je détournai mon regard de l'étang pour suivre Aequor.

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