Chapitre 33
Yaël s'était révélé à moi sous une personnalité que je ne lui connaissais pas encore. Il était un véritable meneur d'hommes, je m'en étais vite aperçue à la Grand'Astrée, mais je n'avais pas encore compris quel grand stratège il était.
Si Yaël avait attendu le temps nécessaire pour discuter avec moi de notre « plan d'attaque » comme il l'appelait, il ne m'avait pas attendu pour y réfléchir. Il y avait même bien plus pensé que moi ! Pourtant, il ne m'imposait rien et il me laissait le temps d'assimiler toutes les informations qu'il me donnait. Je constatais que tous ses projets impliquaient les astréiens et je ne pouvais pas m'empêcher de repenser aux paroles de Misha.
Il y avait quelques risques, il ne pouvait en être autrement et Yaël voulait encore repenser certains aspects de notre plan pour éviter de me mettre en danger, mais il était conscient que l'absence de risques n'existait pas. Une part de lui n'avait cependant pas encore accepté pleinement l'idée d'emprunter cette voie, je le voyais bien, mais il n'essaya pas de m'en dissuader.
Pourtant, une brèche s'était insinuée en moi. Si Yaël était parfait dans son rôle, je ne l'étais pas dans le mien. Je n'étais pas une guerrière, je n'étais pas à la tête d'une milice, je n'étais pas l'Élue d'un peuple. En revanche, j'étais devenue une mère. Entrer en guerre signifiait nécessairement me séparer un temps d'Isaïah et plus les jours passaient moins je m'en sentais capable.
Cela faisait plusieurs semaines qu'Isaïah était né et nous n'avions plus de réelles raisons d'attendre, si ce n'est que j'étais incapable de donner vie aux projets que nous avions conçus. J'avais peur. Pas de ce que nous devrions faire, mais de ce que nous allions briser en le faisant. Je ne voulais pas quitter ma bulle, je n'avais aucune envie de quitter la demeure de Mélinda. J'étais tellement bien ici, je m'y sentais chez moi. Enfin.
- Izi, tu m'écoutes ?
- Bien sûr, me défendis-je.
- Alors, réponds-moi, s'énerva Yaël. Est-ce que tu es d'accord pour impliquer Luka et Sara ? Nous n'y arriverons pas sans eux, me dit-il sur un ton plus doux.
- Si c'est nécessaire... marmonnai-je, contrite.
Je n'avais toujours pas pardonné à Luka.
- Mais hors de question qu'il recommence ce qu'il a fait ! ajoutai-je de façon virulente.
- Tu dois bien admettre que cela a fonctionné, me rappela-t-il.
- Dois-je te rappeler que le fait que tu cautionnes cet acte est tout à fait détestable ? m'agaçai-je.
- Tu m'as pourtant pardonné sans hésiter, pourquoi est-ce que tu lui en veux autant ?
C'est vrai que j'avais pardonné d'office à Yaël, mais je ne savais pas dire pourquoi ma rancune envers Luka était si tenace, surtout que je savais au fond qu'il l'avait fait uniquement pour m'aider.
- De toute façon, c'est bien Sara qui va intervenir la première ? lui demandai-je pour changer de sujet.
- Elle retournera au Mont d'Or et se cachera dans les appartements de ton cousin. Une fois seule avec lui, elle lui fera passer le message que tu souhaites.
- Bien. Il faudra qu'elle se renseigne sur ce qu'il sait, mais sans le brusquer. Je confierai un de mes souvenirs à Sara avant son départ que je suis la seule à connaître avec Théo. Il peut être méfiant parfois. Enfin, quand il décide de réfléchir au lieu de foncer tête baissée. Ensuite ? repris-je pour continuer le fil de notre plan.
- Ensuite, Sara se rendra dans les appartements du Grand pontife et y laissera le mot que tu auras rédigé.
Harold, le Grand pontife, était un élément clé de notre plan. Un atout qui pouvait tout changer, mais qui, si on se trompait, nous mènerait à notre perte.
- Un message évasif qui ne m'implique pas trop, mais où je lui fais savoir qui je suis et que je suis disposée à le rencontrer, synthétisai-je.
- Exact.
- Et s'il refuse ?
- Il acceptera.
- Mais s'il refuse ?
- Il acceptera, dit-il en insistant sur chaque syllabe.
Yaël avait observé Harold pendant plusieurs jours, il s'était renseigné sur lui. C'était le maillon faible de l'entourage du Prince. Il en était certain. Il s'agissait pourtant de son plus ancien conseiller. Auparavant, Harold était déjà celui d'Ollard le Grand. Il était fidèle à la couronne, pas au Prince, m'avait convaincu Yaël, et je représentais le futur du royaume. Il viendrait. Il ne pouvait pas ignorer qui était le Prince, ni ce qu'il avait fait à ses frères. Il était là tout ce temps, il avait vu grandir les enfants Weysar. Il avait même été le précepteur de Jonas, mon père biologique. Sa mort avait dû être un coup dur. Sa réputation était bonne et nous avions besoin d'un infiltré au Palais pour faire tomber le pouvoir de l'intérieur.
Il ne s'agissait en effet pas simplement de renverser le Prince par la force, le peuple devait être de notre côté et pour cela nous aurions besoin d'aide et en particulier de quelqu'un qui soit déjà présent dans les rouages du pouvoir afin d'assurer la transition. J'espérais juste que Harold soit bien une personne de confiance.
Yaël avait bien sûr réfléchi à tout ce que cela impliquait et surtout comment me protéger. Harold ne serait jamais où et quand me rencontrer. Je ne le savais pas encore, mais il était depuis un certain temps sous étroite vigilance astréienne et rien de ses habitudes ne nous échappaient.
- Après ? demandai-je à Yaël.
- Après, nous faisons engager des astréiens dans l'armée royale.
- Et nous connaîtrons ainsi chacun de leur mouvement de troupes, finis-je pour lui. Cela ne résout pas le problème des cavaliers rouges et encore moins celui des chasseurs.
- Laisse-leur du temps. Je m'occupe de confier cette tâche à des astréiens de confiance et dont les talents seront être reconnus, ils ne resteront pas longtemps de simples soldats.
- Il ne faut pas non plus qu'ils se fassent trop remarquer, rappelai-je.
- Ils sauront parfaitement exécuter leur mission. Ils seront sous mes ordres, donne-moi ta confiance à défaut de la leur confier à eux.
J'acquiesçai de la tête, je savais en effet qu'ils feraient ce que Yaël exigerait, il n'y aurait pas de débordements.
- Et puis ? réclamai-je.
- Puis, nous marcherons de nouveau vers le Nord.
- Sans Isaïah.
- Sans Isaïah, confirma-t-il. Il restera ici avec Mélinda et Anya.
- Pourquoi pas avec Stan également ?
- Nous en avons déjà parlé, Stan doit rester à mes côtés, il ne peut pas en être autrement. C'est son rôle, il est né pour ça.
Il me l'avait effectivement déjà dit, mais je n'avais pas réalisé à quel point ces mots avaient un sens pour eux, aussi bien pour Yaël que pour Stan.
D'ailleurs, si je croyais avoir été seule avec Yaël durant la fin de ma grossesse, je m'étais pleinement trompée. Je n'avais simplement jamais vu Stan et Misha faire leur ronde autour de la maison de Mélinda. Yaël leur avait demandé de me laisser de l'espace, pas de partir, si bien qu'ils ne sont jamais venus à ma rencontre, m'octroyant cette pause que j'avais appréciée avec égoïsme.
- Arrête avec ça. Il est aussi né pour être avec Anya, il me semble, fis-je remarquer.
Je m'en voulais de les séparer de nouveau, même si je n'aurai confié Isaïah à personne d'autre qu'Anya.
- Stan vient avec nous, c'est non négociable. Nous aurons besoin de lui. Isaïah sera en sécurité. Je ne partirais pas si je n'en étais pas convaincu et tu le sais très bien.
Je le savais, mais comme je vous le disais, j'avais du mal à accepter la séparation avec mon fils, qui devenait à présent imminente.
- Nous marcherons donc vers le Mont d'Or, repris-je. Ensuite ?
- Nous nous arrêterons dans chacun des villages que nous traverserons.
- Pour faire circuler la rumeur, continuai-je.
- Pour informer le peuple de Hululy qu'il y a un nouveau Prince pour la monarchie, corrigea-t-il.
- Et leur apprendre qu'Isabelle de Valdéria, la Princesse Weysar, vient de le mettre au monde, ajoutai-je.
- Et qu'elle réside dans les marais en attendant son retour au sein de sa famille au sein du Mont d'Or, finit Yaël.
La question de ma localisation aux marais avait été l'objet de débats houleux. Yaël avait fait étroitement surveiller l'endroit depuis ma vision. Or, aucune attaque n'avait eu lieu, aucun mouvement suspect, rien. Il en était venu à penser que notre connaissance de cette prémonition pouvait devenir un avantage.
Il fallait se faire aimer du peuple et s'il croyait que je m'étais réfugiée aux marais, il serait scandalisé d'apprendre que le Prince avait décidé de les détruire, simplement pour m'ôter la vie. Je deviendrai alors la voix du peuple bafoué et opprimé, la destruction des marais serait un message fort et nous pourrions ainsi nous assurer que Storm soit encore plus détesté, si cela était toutefois possible. En réalité, il nous suffisait de souffler sur les braises pour que les flammes prennent et que l'incendie conduise à l'insurrection.
Mais en agissant ainsi, j'avais l'impression de moi-même ordonner l'élimination des marais. Est-ce que si on ne disait rien à personne, ma prémonition ne se réaliserait jamais ? Je ne cessais de me poser cette question et ma culpabilité grandissait en conséquence.
- Je veillerai à ce que les femmes et les enfants soient en sécurité, je te l'ai dit, me rassura Yaël.
- Combien de veuves ? Combien d'orphelins ?
- Chaque guerre a son prix, déclara-t-il.
- Comment fais-tu pour l'accepter ? Ça me ronge, Yaël.
Il était ennuyé, nous en avions déjà parlé, mais j'avais l'estomac noué rien que d'y songer. Je ne savais pas comment passer outre.
- Quelle est ta priorité ? demanda Yaël. Quelle est la chose la plus importante à tes yeux, princesse ?
- Ma famille.
- Que ferais-tu pour elle ?
- Tout, répondis-je sincère, mais cela ne me déculpabilise pas.
- Il va falloir pourtant. Il n'y a pas de remède miracle, Izi. On fait tous des choix, il faut les assumer. Il y en aura d'autres, tu sais. Des victimes, ajouta-t-il. Si tu hésites, tu nous affaibliras. Tu n'es pas quelqu'un de faible, je sais que tu y parviendras. Tu réfléchis trop, mais c'est parce que tu n'es pas au cœur de l'action, tu verras, ça passera et tu sauras faire les bons choix en temps voulu.
J'essayai de me convaincre qu'il avait raison. Je repris le déroulement de notre plan pour me redonner une constance.
- Nous en saurons donc plus au sujet de Théo, qui nous aidera lui aussi de l'intérieur, et qu'on ira chercher au moment opportun. Nous aurons des yeux et des oreilles au sein de l'armée royale et un des conseillers du Prince nous apportera peut-être – j'insistai sur ce dernier point – son soutien. Le peuple de son côté aura vent de la naissance d'Isaïah et nous veillerons à le présenter comme le sauveur du royaume. Le Prince enverra les cavaliers rouges aux marais pour me capturer. Ils ne trouveront que le collier d'Elija. Nous serons alors peut-être déjà au Mont d'Or et nous aurons – avec de la chance – eu les renseignements que nous souhaitons auprès du Grand pontife.
- C'est à ce moment que Luka interviendra.
- Il me donnera le sceau du Prince, finis-je pour lui. J'aurai accès aux souvenirs liés à cet objet.
- Et nous pourrons créer un faux acte, tout ce qui a de plus officiel, qui incriminera davantage le Prince. Document que nous diffuserons largement au sein du royaume.
- La rumeur d'un faux circulera aussi, arguai-je.
- Qui le peuple croira ? me demanda-t-il de façon rhétorique. C'est la seule chose qui importe.
Je ne doutais pas, en effet, que le peuple se persuade de la culpabilité du Prince, d'autant que s'en prendre publiquement à sa famille, c'était franchir une limite qui mettrait à mal son pouvoir.
C'était la première partie de notre plan, le reste dépendrait des informations que nous allions récupérer. Yaël avait déjà plusieurs idées selon ce que l'on découvrirait. Il prenait soin de tout prévoir. Il m'avait répété qu'il fallait toujours un plan B et un plan C au minimum pour tout projet. Ne jamais laisser place à l'imprévu, tout analyser, tout prévoir, ne pas laisser d'aléas, nos vies en dépendaient.
- Très bien. Quand partons-nous ? demandai-je.
- Quand tu seras prête, affirma Yaël, mais le plus tôt sera le mieux.
- Dis à Sara et Anya que je dois les voir. Et fais venir Stan et Misha. Il est temps de présenter Isaïah de manière officielle.
Yaël se leva mais hésita à sortir.
- Izi... il est encore temps de tout arrêter, tu sais... après il sera trop tard.
Nous y étions. Il m'offrait une dernière porte de sortie. Il m'offrait une vie paisible, la vie de famille dont j'avais toujours rêvé, pourtant je ne pouvais l'accepter. Je l'avais compris dans mes visions, mon chemin était déjà tracé et il me menait au Mont d'Or.
- Je dois le faire, lui dis-je en le regardant droit dans les yeux pour qu'il y lise ma détermination.
- Je sais, confirma-t-il sans grand étonnement.
- Et je le ferai, indiquai-je. Va voir les astréiens, donne tes ordres et charge-les de se rendre aux quatre coins du royaume pour informer de la naissance d'Isaïah, sauf pour les villages que nous traverserons. Je veux que dans 3 jours la majorité des hululiens aient connaissance de la nouvelle. Nous partirons demain matin. Sara doit intervenir dès la nuit tombée. Je veux que Théo connaisse toute l'histoire avant de l'apprendre d'un autre. Fais-la venir ici s'il te plaît, je dois lui parler avant qu'elle ne se rende au Mont d'Or.
J'avais donné mes directives sans même reprendre mon souffle.
- Tu apprends vite, me dit-il avec un sourire. Je te l'envoie, je ne reviendrai pas tout de suite. J'ai des astréiens à recruter.
Il déposa un léger baiser sur mes lèvres avant de partir et de rejoindre la Grand'Astrée.
Je restai seule un moment à me préparer mentalement à ce qui allait m'attendre. Isaïah était avec Mélinda. J'hésitai à les rejoindre, je craignais que le visage de mon enfant me fasse faiblir et rejaillir mes incertitudes. Je devais être forte pour lui, car il n'y avait plus de retour en arrière possible : la partie avait commencé.
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