Chapitre 55

Anya se leva sans plus attendre et me prit par la main comme le ferait une amie intime. Étrange attitude après avoir sous-entendu que je devais me méfier d'elle, mais je me laissai guider. Elle s'éloigna de l'étang et glissa deux de ses doigts entre ses lèvres afin d'émettre un sifflement strident. Nous n'eûmes pas besoin d'attendre plus de quelques secondes pour voir un magnifique étalon noir, sortir du sous-bois.

- À ton tour, m'enjoignit-elle.

- Comment ça ?

- Appelle Elya.

J'émis un sifflement, sans grande conviction et sans prendre la peine d'essayer d'accentuer la portée sonore de mon sifflement à l'aide de mes doigts. Je n'avais jamais réussi à le faire !

Je fus ébahie de constater le résultat. Elya apparut et se positionna naturellement à côté de moi.

Ni une, ni deux, Anya monta à cru sur son étalon. Je la regardai, déroutée, et elle m'expliqua qu'ils n'utilisaient les selles que pour respecter nos traditions, mais qu'ici ils n'en voyaient pas l'utilité. Il n'y avait même pas de rênes pour diriger le cheval. Cela ne semblait pourtant en rien la déranger.

Je parvins à monter sur Elya malgré l'absence d'étrier, de façon toutefois bien moins gracieuse qu'Anya.

- Accroche-toi à sa crinière, me dit-elle en m'observant.

- Comment est-ce que je la dirige ?

- N'essaie pas de contrôler sa direction. Il te suffit de penser à Yaël et elle t'emmènera jusqu'à lui. Comment crois-tu avoir rejoint la Grand'Astrée ? C'est ton besoin de voir Yaël qui t'a permise de traverser le portail.

Elle se dirigea dans le sous-bois sans attendre. Je caressai l'encolure d'Elya, tout en me penchant vers son oreille pour lui murmurer de me conduire à Yaël. Je ne croyais pas que cela était bien nécessaire, mais après tout chacun sa façon de faire ! Et Elya s'exécuta immédiatement.

Plus on s'enfonça dans la forêt, plus les arbres s'épaissirent et s'agrandirent, jusqu'à devenir véritablement immenses. Je ralentis pour les observer sans même m'en rendre compte, hypnotisée par ce décor magistral.

- Mais comment faites-vous pour dormir à leurs sommets. Escalader là-haut doit vous prendre des heures !?

- Oui, si tu n'as pas de lianes magiques, ricana-t-elle.

- Des lianes magiques ? l'interrogeai-je.

- Enfin, elles ne sont pas véritablement magiques. Il y en a aussi dans ton monde, mais vous n'exploitez pas leur capacité. Il faut dire qu'elles sont au fond des océans et que vous n'avez pas encore trouvé le moyen de les extraire, ni même d'en connaître l'existence. Elles servent d'ascenseur. Nous ne mettons que quelques secondes à nous hisser au sommet des séquoias à feuilles d'if.

Je restai circonspecte.

- C'est un astréien du nom d'Eliott qui va nous les chercher. Elles sont tout au fond des océans, plongées dans les abysses. Seul Eliott peut les atteindre grâce à son don. Il sait respirer sous l'eau, répondit-elle à ma question muette, tout en continuant son chemin.

Entre tous ces immenses résineux, une steppe apparut. Elle était recouverte de très peu d'herbes, il faut dire que les branches des arbres étaient si imposantes qu'elles se rejoignaient et formaient une immense canopée qui empêchait partiellement les rayons du soleil de traverser. Cela me fit penser à la forêt proche d'Azadjan, à la différence qu'ici tout était démesuré et il n'y avait pas cette sensation presque étouffante et sombre des bois que je connaissais.

- Nous sommes au centre, m'informa Anya. C'est ici que tout se passe. Des échoppes sont ouvertes à l'orée du bois en temps normal. Et l'école se tient ici même.

Je ne constatai la présence d'aucun bâtiment.

- L'école ? demandai-je, sceptique.

- Oui, il y a beaucoup d'activités pratiques, nous préférons rester en extérieur. Seuls les cours de lecture et d'écriture ont lieu directement chez Valéria.

Je la questionnai encore du regard.

- Une déesse inconnue de votre monde, me répondit-elle simplement. Et une très bonne enseignante.

Yaël et Stan m'avaient parlé de leur entraînement intensif durant l'enfance, jamais de leur instruction. Je n'osai lui avouer que je serais bien incapable d'écrire mon nom et qu'il était de coutume chez nous de signer en ne faisant qu'une simple croix. Je me sentais soudain un peu bête et creusai dans ma tête un peu plus le fossé qui me séparait des astréiens.

- Où sont passés tous les gens ? demandai-je.

- Yaël leur a ordonné de rester à leur domicile. C'était la seule façon d'empêcher les curieux de venir à ta rencontre. Tu es attendue ici. Depuis un certain temps, ajouta-t-elle. Et l'idée d'un comité d'accueil, au regard de la situation, inquiétait Yaël.

Je le remerciai intérieurement, sans rien dire.

- La maison de Ya... Votre maison, se reprit-elle, est juste là.

Elle m'entraîna à l'écart vers un immense tronc d'arbre. Je remarquai alors toutes les cabanes de bric et de broc imbriquées au pied des arbres. Aucune n'avait la même forme. Les planches de bois dépassaient de droite à gauche, sans être de la même taille. Rien n'était régulier et cela donnait à ce lieu une certaine beauté.

Notre cabane était en forme de triangle, de longues planches s'élançaient du sol pour se rejoindre à leur sommet. La façade était constituée de nombreuses fenêtres, ce qui la laissait ouverte à la nature, même la porte était vitrée. Je tombai immédiatement sous le charme.

Quand j'aperçus une ombre dans l'habitacle, mon cœur se comprima. J'allais revoir Yaël. Mon visage dut me trahir et Anya me demanda si ça allait. Je hochai simplement la tête et continuai d'avancer vers ce nouveau chez moi. Je descendis d'Elya et lui rendis sa liberté. Yaël apparut alors dans l'encadrement de la porte. Il ne portait qu'un pantalon en toile légère, laissant ses abdominaux saillants aux yeux de tous. Il avait les cheveux en pagaille, légèrement mouillés. Il venait apparemment de se doucher et il était rasé de près. Il était diablement beau.

Son visage était toutefois fermé. Il semblait contrarié, me renvoyant à mes propres sentiments. J'entendis Anya annoncer son départ, mais je ne l'écoutais plus vraiment. J'étais obnubilé par Yaël et sa démarche assurée qui rétrécissait la distance qui nous séparait.

- On va marcher dans les bois, me suggéra-t-il.

Je me rendis compte que je n'avais pas du tout envie de parler avec lui de ce qui venait de se passer. Je voulais terrer cette histoire dans un recoin de ma tête et ne plus jamais y penser.

- Et si tu me faisais faire le tour du propriétaire plutôt ?

Je le sentis hésitant. Je lisais tellement d'émotions dans son visage... Cependant, je savais qu'il était temps. Il était temps de faire face, car mon destin était écrit et qu'il n'était pas celui que je pensais il y a encore quelques mois. Je ne savais pas encore véritablement ce qu'il devait être, mais s'il y avait bien une personne qui pouvait le savoir, c'était moi ! Qui de mieux placée qu'une prophétesse ?

Je savais que ma vie était avec Yaël. J'en étais convaincue, quoi qu'il se soit passé avec son ancienne maîtresse. Et je savais aussi que je devais retourner au Mont d'Or. Je savais qu'elle était ma destinée, même si j'en ignorai le parcours, je devais sauver le royaume de Hululy.

Je me sentais forte de ces convictions et pourtant je me décomposai lorsque j'aperçus ce sombre visage. Un homme sortit de la cabane de Yaël et se tint devant l'entrée. Son sourire me figea sur place. J'avais déjà rencontré cet homme. Sur le bateau. Lors de la traversée de l'océan. C'était l'homme qui était venu s'asseoir à ma table lors de la tempête que Yaël nous infligeait.

Il semblait ravi de me revoir et plus que content que je le reconnaisse, alors que je ne comprenais pas encore comment il pouvait être là. Son air satisfait me donna envie de vomir. Cet homme me révulsait, sans que je puisse vraiment en saisir la cause.

L'embarras de Yaël s'accentua et je compris que sa proposition de s'éloigner n'était pas sans rapport avec la présence de cet étranger. Je l'entendis soupirer avant de me dire.

- Izi, je te présente Aequor.

Aequor, le dieu de la mer et des océans. Cette divinité connue de tout humain. Cet astréien vieux de 1402 ans qui se tenait devant moi et qui avait volontairement choisi de me rencontrer dans de toute autre circonstance, et je doutais fort que cela plaise à Yaël. Je me demandais même s'il ne cherchait pas à ce que je lui avoue pour le faire enrager. Je repensai aux paroles d'Anya. Cet Aequor n'inaugurait rien de bon, j'en étais certaine.

J'en fus totalement convaincue lorsqu'il me dit d'une voix rauque.

- Bienvenue à la Grand'Astrée Isabelle.

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