Chapitre 45
- Il faut que l'on revienne en arrière pour que tu comprennes, m'informa Stan. Au commencement, il y eut les premiers astréiens. Ils n'étaient que deux, un homme et une femme. Ils s'appelaient Gaïa et Orion. Leur entente était parfaite et ils vivaient de peu de choses. La nature les avait dotés de deux pouvoirs chacun. Elle possédait le feu et l'eau. Il détenait la terre et le vent. Les quatre éléments étaient alors partagés. Ils bâtirent une grande maison au sommet d'un arbre, mais de là-haut, la terre leur semblait bien vide. Gaïa commençait à s'ennuyer de leur bout de paradis. Orion ne savait pas comment remédier à cette situation. Ils n'avaient jamais réussi à avoir d'enfants et cela faisait maintenant plus de quatre cents ans qu'ils vivaient seuls ici.
Un jour, la femme se rendit seule près du grand lac qu'on nomme aujourd'hui le Lac-miroir. Elle était profondément triste. Une partie d'elle se sentait vide. Elle avança dans les eaux jusqu'à atteindre le milieu du lac. Malgré la profondeur, elle avait toujours pied. Chaque goutte d'eau se solidifiait à son passage pour la porter là où elle le désirait. Après tout, elle maîtrisait l'eau.
La scène aurait pu être sublime, cette femme d'une beauté remarquable avec ses longs cheveux qui caressaient la surface de l'eau. Pourtant, en faisant attention, on pouvait voir que ses yeux se gorgeaient de larmes. Ses cils tentaient de s'immiscer en barrière, mais finalement, l'une d'entre elles mourut le long de sa joue. Lorsqu'elle termina sa course au fond du lac, une chose incroyable se produisit. La surface du lac ne reflétait plus le ciel, non, elle miroitait une autre réalité. Gaïa vit alors d'autres personnes, d'autres endroits, d'autres choses. Elle ne le savait pas encore, mais elle venait d'ouvrir le portail entre nos deux mondes.
Elle est immédiatement allée chercher Orion pour lui faire part de ce qu'elle venait de découvrir. Lorsqu'elle revint avec lui, elle plongea ses mains dans le lac et les images réapparurent. Ils virent un couple dans une forêt. La femme avait le visage pâle, elle semblait exténuée. L'homme lui disait d'avancer, il répétait sans cesse qu'il fallait le faire, qu'ils ne pouvaient pas nourrir une bouche de plus, qui plus est une fille. La femme serrait ardemment l'étoffe qui la protégeait du froid et suivait le mouvement, sans mot dire. L'homme finit par décréter que cet endroit serait très bien. Elle détacha alors le tissu qu'il la recouvrait et le posa au sol.
Ce n'est qu'à ce moment-là que Gaïa et Orion aperçurent le minuscule bébé qui était contre la poitrine de la femme. Elle le laissa là, au sol, protégé de cette unique broderie bleue. Malgré ses yeux assombris, elle ne lui lança pas de dernier regard. Elle rejoignit son époux et ils reprirent la route.
À peine eurent-ils entamé le chemin du retour qu'ils se firent arrêter par une horde de vagabonds. L'homme avait pourtant assuré ne rien avoir, mais en réponse, une lame traversa son corps. Les brigands le laissèrent agoniser pour s'intéresser au cas de sa femme. Ils la violèrent avant de la tuer.
Orion et Gaïa restèrent impassibles devant ce spectacle, encore surpris de voir une autre réalité, aussi violente, alors qu'ils avaient toujours étaient seuls. Le bébé était resté quant à lui seul allongé sur les feuilles mortes et il ne tarda pas à se mettre à pleurer. C'est alors qu'Orion frappa du pied avec fureur et la terre s'ouvrit devant lui, effaçant les images et laissant l'eau du lac s'écouler dans ce nouveau gouffre. La fenêtre entre nos deux mondes était définitivement ouverte. Orion tendit sa main à Gaïa et tous deux plongèrent sans réfléchir au fond de la cavité.
Ils se retrouvèrent à quelques mètres du nouveau-né. Ils le prirent et le ramenèrent à la Grand'Astrée. Ce fut la première orpheline adoptée à la Grand'Astrée. Elle était connue sous le nom d'Adélaïde. Ils l'élevèrent ainsi que tous les autres orphelins qui apparurent à eux à travers le Lac-miroir. Ils fondèrent notre peuple et s'aperçurent que chaque nouvel astréien était doté d'un pouvoir.
Si Orion et Gaïa restèrent à la Grand'Astrée, les orphelins à l'âge adulte empruntèrent le passage entre nos mondes. Ils apprirent à connaître les terres de chez toi et des autres continents ainsi que le peuple qui y vivait. Adélaïde s'installa à l'est de l'actuel Hululy. Elle y apporta sa sagesse. Elle aida les hommes à se construire et elle leur prodiguait de précieux conseils.
Après deux siècles, cet endroit était devenu une très grande cité, sans conteste la plus puissante du continent. On la surnommait la Cité des lumières. Elle y avait fait naître la démocratie, mais celle-ci fut éphémère. La peste ravagea sa population. La crise sanitaire avait impacté gravement le fonctionnement de la cité.
Adélaïde avait jusqu'alors toujours pris soin d'espacer ses visites d'une génération d'habitants pour ne pas se faire remarquer, car comme tous les astréiens, le temps n'avait pas le même impact sur elle. Mais lorsqu'elle a vu dans le Lac-miroir ce qui se passait, elle n'a pas hésité, elle est allée sauver ceux qu'elle considérait comme son peuple.
Or, cette fois-ci, ils la reconnurent. Et elle n'avait pas pris une ride... en quarante ans. On l'accusa de tous les maux. Elle était un monstre de la nature à leurs yeux et un groupe d'hommes décida de se saisir d'elle. Elle fut trainée sur la place du marché et lynchée publiquement à peine fut-elle arrivée.
Elle tenta bien de leur faire entendre raison, après tout c'était là son don. Elle transmettait la sagesse aux hommes par ses paroles, un don rare. Elle leur dit de se calmer, qu'elle était celle qui saurait mettre fin à leur souffrance, mais le brouhaha de la foule en colère couvrait le son de sa voix. Seuls ses geôliers l'entendirent. Ils cessèrent le pas, happés par le son mélodieux d'Adélaïde. Elle crut pouvoir saisir cette opportunité, mais un des villageois lui jeta une pierre qui l'atteignit au visage et lui fit perdre connaissance.
La peur fait faire des choses stupides, Izi. Ils ne réfléchirent pas lorsqu'ils l'attachèrent à un poteau autour duquel ils dressèrent un bûcher. Les flammes emportèrent Adélaïde sans qu'elle ne puisse convaincre aucun de ces hommes, trop possédés qu'ils étaient par leur rage. Ils n'avaient pas conscience des conséquences de leur acte.
Lorsque Gaïa apprit le triste destin de sa fille, elle entra dans une fureur sans nom. Sa peine était inconsolable et sa rage ne cessait de grandir. Elle emprunta le passage qui relie nos deux mondes et se rendit à la Cité des lumières. Elle fut d'une cruauté sans nom. Elle brûla chaque parcelle de ce territoire. Personne ne fut épargné et elle prit soin de ne laisser aucune âme qui vive. Tous payèrent le meurtre d'Adélaïde. La ville fut entièrement ravagée. Elle n'a laissé que de la roche calcinée et plus rien n'a jamais plus repoussé depuis à cet endroit. Il n'y a que tristesse et désolation. Aujourd'hui encore vous appelez ce lieu...
- Le cimetière de la mère, finis-je.
- En effet, acquiesça-t-il. Et elle s'y laissa mourir. Gaïa ne revint jamais à la Grand'Astrée. Après ça, Orion essaya bien de faire face, mais à lui aussi le goût de la vie l'avait quitté. Cela faisait 632 ans qu'il vivait à la Grand'Astrée, lorsqu'un matin, il partit et traversa le portail qu'il avait créé il y a de cela des siècles. On ne le revit plus jamais.
Les astréiens continuent depuis à recueillir les orphelins qui apparaissent à eux, mais ils observent également ce qui se passe dans l'Autre monde. Ils s'y rendent parfois et interagissent avec la population, car vous aussi vous avez un rôle dans nos vies. On peut choisir de vous aider ou décider, au contraire, d'empêcher certains évènements de se produire et d'en créer d'autres. Cela dépend en réalité de la personnalité de chacun. Certains astréiens n'empruntent d'ailleurs jamais le portail du lac et restent sur nos terres qu'ils trouvent plus sûres.
Je buvais les paroles de Stan et rassemblais précieusement les informations qu'il me donnait enfin.
- Il faut que tu saches, Izi, continua-t-il, que si nous ne pouvons pas mourir de vieillesse à la Grand'Astrée, ce n'est pas le cas dans vos terres. Ici, notre horloge biologique se met au même rythme que le vôtre et si nous décidons de nous établir ici, nous mourons inévitablement. C'est pour ça que nos passages sont toujours brefs dans vos vies.
- Vous redevenez humain ? le questionnai-je.
- En quelque sorte. On a toujours nos pouvoirs, me dit-il avec un clin d'œil.
- Je n'avais jamais entendu l'histoire que tu viens de me conter, lui confiai-je.
- Je sais, elle est propre aux astréiens. Vous n'avez écrit vos légendes qu'à partir de fait que vous avez vu ou interprété. Aucun témoin n'a survécu à cet évènement. Mais il y a dans vos croyances bien souvent une part de vérité, même si certains détails sont parfois totalement faux.
- Lesquels ? demandai-je, curieuse.
- Laisse-moi réfléchir. Oui ! Tu as évoqué au début de notre voyage les enfants de Yärl le Grand. Vous dites ça à propos de tous les bons combattants et si je te l'accorde beaucoup de femmes se vantent de l'avoir rencontré – ce qui est d'ailleurs totalement vrai – aucun de leur fils n'est de Yärl, car comme tu le sais, les astréiens sont infertiles. En revanche, le dieu de la guerre, cela lui va à merveille. Son don est de pouvoir amplifier la force. Autant te dire qu'en temps de guerre, le camp qui aura sa faveur aura un avantage considérable.
- Ça se résume à ça alors. Obtenir vos faveurs. C'est pour ça qu'on prie. Ça reste finalement assez cohérent, je trouve. Est-ce que vous nous entendez ? Je veux dire, nos prières ? Comment prenez-vous vos décisions ? Est-ce que vous regardez des scènes au hasard de nos vies ? Comment est-ce que vous vous faites votre propre opinion sur ce qui est bien et mal ?
- On fait ce qui nous semble juste sur le moment selon nos émotions. Nous vous regardons, nous vivons parfois avec vous et oui nous vous écoutons également. Pas toujours, et c'est en partie la raison de l'existence de vos chapelles. C'est Adélaïde qui, dans sa grande sagesse, conseilla les habitants des différentes populations de consacrer un lieu dédié aux prières. Aussi pour nous, il est beaucoup plus facile de regarder cet endroit précis pour écouter vos requêtes. Chaque dieu a depuis un lieu de culte qui lui est dédié.
- Ils existent alors tous ? C'est fou...
- Oui, ce ne sont pas que des légendes. Et si tu commences à dresser des autels partout tu leur offres la porte parfaite pour nous espionner. Yaël n'a pas envie que tu sois observée par ses frères quand tu peux paraître vulnérable et je pense que toi non plus.
- Oh l'angoisse. Je me suis adressée à eux toute ma vie !
- Et combien ont exaucé tes souhaits ? Crois-moi, seul Yaël avait le droit de te contempler. Or en ce moment, il ne peut pas vraiment y veiller et, à cette simple idée, il s'emporte facilement.
Je comprenais mieux à présent. Mais pourquoi ne me l'avait-il pas tout simplement dit ?
- Il va devoir apprendre à se contrôler, soulignai-je.
- Il le fera.
- Stan, l'interpellai-je. Qui est-il ? Je veux dire dans nos croyances... Je n'ai jamais entendu aucune divinité du nom de Yaël.
- C'est normal, il n'a réellement que 21 ans. Pour te donner une idée, Aequor a 1402 ans. Il est de la première génération. Par là, j'entends les enfants recueillis par Gaïa et Orion. On considère qu'après la mort d'Adélaïde, nous sommes entrés dans une nouvelle ère. Dans ta culture, cela se traduit par ce que vous appelez les anciens et les nouveaux dieux. Ceux qui sont nés ensuite sont les nouveaux. Certains sont bien connus, d'autres méconnus, voire absolument inconnus.
Il faut que tu saches que Yorï, un des premiers dieux, avait les mêmes pouvoirs que toi. Il a prédit une troisième ère. Il a dit qu'un jour, un homme, doté de pouvoirs jusque-là inégalés, parviendrait à rassembler nos deux mondes.
- Tu penses que c'est Yaël ?
- J'en suis convaincu, Izi, comme de très nombreux astréiens. Il ne t'en parlera pas, mais tu dois comprendre que jamais auparavant les quatre éléments n'avaient été réunis en une même personne. Yaël détient les quatre pouvoirs originels. Sa force est considérable. Et tu t'insères parfaitement dans ce tableau. Toi, privée de ta terre d'accueil, ayant été élevée au sein de l'Autre monde, et étant venue à présent nous rejoindre, au côté de Yaël. Yaël ne montre rien, mais il a une pression infernale, car si je t'ai dit que de nombreux astréiens pensent comme moi, cela ne fait pas l'unanimité et je te laisse imaginer combien une personne de plus de mille ans d'expérience croit tout savoir !
- Les anciens dieux.
- Pas tous, mais certains ne veulent pas que les choses changent.
- Aequor ? questionnai-je.
Stan hocha simplement la tête, d'un air grave, sans entrer dans les détails. Ceci expliquait cela... Je n'osai pas poser davantage de questions sur Aequor, je voyais bien que c'était un sujet sensible.
- Mais Stan... tout ça, qu'est-ce que cela fait de moi ?
- Ce que tu désires devenir. Tu peux devenir une grande pythie et offrir des consultations à qui bon viendra te voir ou tu peux être la déesse des songes et te rendre la nuit au chevet de ceux que tu auras choisis pour leur transmettre tes visions sur leur avenir. Tu peux très bien être Isabelle de Valdéria et vivre la vie que tu entends à la Grand'Astrée, être celle qui apporte la lumière sur notre propre peuple au côté de Yaël ou être simplement sa femme. C'est à toi de voir Izi.
- Aucune contrainte ?
- Aucune contrainte, m'assura-t-il. Sois toi-même et reste toi-même quand nous serons arrivés. Les astréiens sont libres. C'est aussi simple que ça.
Aussi simple que ça... J'avais du mal à le croire, mais ses mots me firent du bien.
- Merci, Stan, lui dis-je sincèrement.
- Il n'y a pas de quoi. Et si nous allions prendre un bon dîner ?
- C'est une excellente idée.
Nous remontâmes alors tous les deux vers la salle commune. La tempête était passée.
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