Chapitre 41

Je me sentais le cœur léger. Libre d'un poids invisible que je traînais sans m'en rendre compte. Je me sentais libre aux côtés de Yaël, capable de tout et sans aucune contrainte. Autant le regard d'Elya arrivait à m'apaiser que le sien balayait toutes mes peurs et me plongeai dans une joie inégalée. Je ne savais pas qu'il était possible d'éprouver autant d'amour pour une personne.

Une fois à notre cabine, je lui lançai un regard que j'espérais aguicheur, mais à ma surprise, il s'assit sur le banc. Il lissa de ses mains l'étoffe au couleur violine qui le recouvrait et me confia sans détour.

- Tu sais, utiliser Elya pour canaliser tes pensées c'était une bonne idée.

- Mais ?

Je commençais à le connaître. Il avait cet air espiègle qui me certifiait qu'il voulait en venir à un point précis.

- Mais... il y a d'autres sources de magie que tu peux utiliser. Elya c'est une chose, c'est finalement l'étincelle qui permet à tes visions d'apparaître. Toutefois, il va falloir t'en détacher à terme, car toute cette magie, elle est en toi, uniquement en toi. Les astréiens l'ont en chacun d'eux. Tu n'as pas besoin d'étincelle, car tu es la flamme.

- J'ai déjà essayé d'en avoir seule, mais j'ai beau me concentrer, je ne vois jamais rien, Yaël. Pourtant, j'en ai envie, je t'assure. J'aimerais tellement avoir des nouvelles de mon cousin. Je me concentre de toutes mes forces pour essayer de voir le futur le concernant, mais en vain, je n'ai aucune vision.

- Essaie avec moi. Puise ta magie dans la mienne.

- Je... je ne sais pas. Pour être honnête, Elya arrive à me faire prendre le recul nécessaire. Elle me fait oublier l'espace d'un temps toutes mes pensées pour ne me laisser voir que ce que je dois voir. Quand je te regarde, que je plonge mon regard dans tes yeux, je me sens au contraire envahie de sentiments en tout genre, mes pensées bouillonnent bien plus qu'elles ne s'apaisent, lui confiai-je.

- Alors ne me regarde pas ! annonça-t-il, comme si c'était si simple. Viens, assieds-toi.

Je m'installai à côté de lui, un peu réticente.

- Donne-moi tes mains et ferme les yeux. Essaie de ne penser à rien.

Je me prêtai au jeu, mais essayez de ne penser à rien quand quelqu'un vient de vous le demander ! Tout simplement impossible. Bien évidemment que je pensais à quelque chose. J'étais en train de penser que ça ne marchait pas !

- Yaël...

- Chut... ne dis rien. Je vais te guider. Essaie d'oublier tout ce qui nous entoure et n'écoute que ma voix.

Il resserra ses mains sur les miennes et je me concentrai sur le son de sa voix.

- Tu te souviens quand tu venais me voir au bord de la rivière. À la fin d'un hiver, tu es arrivée furibonde. Tu avais pris ton poignard et tu t'étais mise à lacérer un arbre pour passer tes nerfs. Tu l'avais regretté immédiatement, car tu étais alors intimement convaincue que les arbres étaient l'âme de la forêt et que tu l'avais blessé sans raison.

Je m'en souvenais parfaitement.

- Tu avais fini par t'excuser à haute voix en disant que c'était de la faute de ton cousin, que Théo avait tous les droits parce qu'il était un garçon. Tu avais raconté...

J'avais raconté ce qui venait d'arriver, pourquoi je m'étais enfuie jusqu'ici à toute vitesse en colère.

J'avais 10 ans. Je vivais chez mon oncle et ma tante et je partageais ma chambre avec celle de mon cousin. Il avait alors 12 ans. Les hommes du village s'apprêtaient à faire une grande battue en célébration à la déesse Sylvia. Le premier jour du printemps, ils se réunissaient et chassaient le gibier qui servirait au grand festin du soir. La plus belle des proies serait quant à elle laissée en offrande à la déesse des forêts.

C'était un jour important à Azadjan et je n'avais qu'une envie, y participer. J'avais supplié mon oncle de me laisser venir avec lui, mais sa réponse avait été catégorique : ce n'était pas la place d'une femme et je serais bien plus utile aux cuisines avec ma tante. J'avais horreur d'être réduite à un statut, et quand en plus, j'appris que Théo pourrait, quant à lui, y aller pour porter le gibier, mon monde s'était écroulé. Je n'aimais pas être une femme à mon époque, ce monde criait d'inégalités et je n'y pouvais rien.

La seule chose que je pouvais faire était de m'enfuir, le temps d'un instant, à cette rivière et auprès de cet ami inaccessible qui m'était devenu si cher. Je n'étais qu'à moitié étonnée que Yaël s'en souvienne. Je prenais de plus en plus conscience de l'importance de cette fenêtre sur mon monde. Ces moments avaient compté pour lui.

Je repensai au buffet dressé pour Sylvia ce soir-là. J'avais été aigrie toute la journée. Tout le monde faisait la fête, mais j'avais le cœur lourd. J'en voulais à Théo d'avoir pu accompagner mon oncle alors que j'avais dû rester en retrait. J'avais répété au moins cent fois à Yaël que je détestais Théo alors qu'il n'y était pour rien.

C'est alors que je vis très nettement la scène.

Je suis assise sur un rondin de bois à l'écart des gens qui dansent et Théo court vers moi avec sa frimousse réjouie.

- Izi, Izi, dit-il en s'approchant de moi. Pourquoi est-ce que tu n'es pas venue ?

- Je n'ai pas eu le droit, grommelé-je.

- Oh ! Je suis désolé pour toi.

Je me rends compte à quel point il est idiot de lui en vouloir. Je le considère comme un frère et lui n'y est pour rien.

- C'est pas grave, dis-je, penaude. C'était bien ?

- Ça aurait été mieux si tu avais été là, m'assure-t-il. J'ai passé ma journée à porter des oiseaux morts.

Je glousse devant son visage dépité.

- Est-ce que tu étais là quand ils ont eu le sanglier ? demandé-je. Il paraît que Bernie a failli y laisser sa jambe.

- Non, j'étais de l'autre côté. Je te dis, j'ai passé ma journée à marcher et à porter des trucs. J'ai assisté à rien d'incroyable. Je sais pas ce que tu aimes tant dans la forêt.

- J'aurais donné cher pour être à ta place, lui assuré-je. Regarde au pied de l'autel, tu vois la perdrix avec le ruban vert.

- Oui, me confirme-t-il.

- C'est moi qui l'ai chassé. Je l'offre à Sylvia pour la remercier. Tu serais étonné de ce qu'on peut trouver dans les forêts.

- Tu me montreras un jour ce que tu fais toutes ces heures dans ces bois ? me demande-t-il.

- Je ne crois pas que tu peux voir ce que je vois, lui dis-je avec honnêteté.

Il réfléchit un instant à mes mots.

- Au moins, on est complémentaire, finit-il par dire. A nous deux, on pourrait réécrire le monde.

Je souris avec malice. Mon cousin a une façon particulière de voir le monde et ce n'est pas pour me déplaire, mais ce soir, je ne peux m'empêcher de rire.

- Je suis sérieux, se scandalise-t-il. Tu vois la beauté là où je n'en trouve pas et la réciproque est vraie. On se complète, Izi.

- Ce n'est pas pour rien si les cerises poussent entre elles ! lui répondis-je avec complicité.

La lumière me happa à nouveau et je me reconnectai à la réalité. Yaël était assis devant moi, il tenait encore mes mains, mais me dévisageait perplexe.

- Ça a marché, l'informai-je.

- Je sais, s'étonna-t-il. Je l'ai vu !

- Comment ça tu l'as vu ? répétai-je, suprise.

- Tu m'as fait partager ta vision. Je t'ai vue avec ton cousin à un banquet lorsque vous étiez enfants.

- Je peux faire ça !? m'exclamai-je.

- Je l'ignorais, mais apparemment oui !

- Mais, je ne l'ai pas voulu. Je me suis simplement rappelée de ce souvenir à l'évocation du tien. Yaël, je ne contrôle rien.

Cette incapacité de contrôler mon pouvoir m'exaspérait.

- Ton pouvoir est tout nouveau, tu apprends. On ne connaît pas l'étendue de tes capacités. Peut-être qu'ainsi positionnés nous étions connectés et que tu as voulu au fond partager ce souvenir avec moi.

- Mais c'est un échec, ce n'est pas une vraie prémonition, déplorai-je. Je le connais ce passé, j'y étais. Je veux savoir de quoi demain sera fait !

- Laisse un peu de mystère, progresse à ton rythme. Tu ne te satisfais pas de tes réussites, c'est dommage. Moi, quand je te regarde, je vois une magnifique jeune femme, qui a eu son existence bouleversée, mais qui malgré cela n'a jamais cessé de lutter pour ce qu'elle croit juste et pour ceux qu'elle aime. Elle apprend tous les jours, tant à se battre qu'à faire de la magie. Elle s'adapte au quotidien qui lui fait face, elle est aussi bien capable de dormir en haut d'un arbre que dans un bateau alors qu'elle n'avait jamais vu la mer. Elle ne se laisse pas déstabiliser par les nouvelles informations qui troublent sa routine. Elle a réussi avec ses visions à comprendre le secret le mieux gardé de la royauté. Elle a réussi à faire croire à sa mort pour s'enfuir dans des contrées qui lui sont inconnues. Elle a réussi à provoquer ses visions et même à les transmettre. Moi, quand je te regarde, je ne vois vraiment pas une personne qui a échouée.

Ses mots m'allèrent droit au cœur. Je ne savais pas quoi lui répondre alors je décidai de l'embrasser, tout simplement. Un long baiser tendre et délicat qui, je le souhaitais, le couvre de tout l'amour que je lui portais.

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