8. Son chez-soi
Théophile Benitoron était un petit homme fluet, nerveux et surtout facilement impressionnable. Il passa le reste de la journée à redresser ses lunettes du doigt et à parler d'une voix chevrotante à la comtesse qui n'en demandait pas tant.
Il tomba en extase devant l'immense bibliothèque mais grimaça devant les archives, le tout sous l'œil sévère du majordome qui n'aimait pas que l'on critique le moindre aspect de la demeure qu'il servait. Mais, trop respectueux de la famille Saint-Loup pour intervenir, il se contenta d'obéir en tous points à Monsieur Benitoron, bouche pincée et sourcils froncés.
Le fragile bibliothécaire, du reste, ne passa que quelques heures avec la comtesse avant de s'enfermer dans sa chambre, refusant toute collation. Il renvoya sèchement Lisa qui se fit houspiller par Monsieur Gavorgue sous l'œil réprobateur de Jacques.
Mais la comtesse se préoccupait peu de Théophile Benitoron. Assise dans son fauteuil favori du grand salon bleu, les mains jointes, elle ne cessait de contempler avec bonheur son fils Guy de Saint-Loup qui allait et venait dans le salon et inspectait chaque bibelot, les mains dans le dos.
— Rien n'a bougé Mère, déclara-t-il finalement avec un sourire attendri.
— Pourquoi changerais-je le décor de votre enfance ? Se récria la comtesse, une main sur le cœur. C'est votre maison Guy, vous devez continuer à vous sentir chez vous. Venez ici, je vous prie.
Le jeune homme obéit et s'accroupit devant sa mère qui prit tendrement son visage entre ses mains.
— Je suis heureuse de vous revoir. Vous avez été absent si longtemps.
— Veuillez m'excuser, Mère. Vous savez que nous enchaînons les gardes et les exercices à Cyr. Je n'ai eu que quelques jours de repos en quatre mois.
— Bien sûr, bien sûr... Mais la maison est terne sans vous, mon enfant. Les jumeaux sont pris par leurs études et n'ont guère envie de passer une après-midi entière avec la vieille dame que je suis.
À l'évocation de ses neveux, Guy fronça les sourcils et se releva.
— Les jumeaux sont ici ?
— Bien sûr, répondit Madame de Saint-Loup, surprise. Je n'aurais guère le cœur de les voir repartir pour un pensionnat chaque fin de semaine.
— Mère, vous savez ce que je pense de cette organisation. Les jumeaux doivent bénéficier d'une réelle éducation, ferme, qui saura les redresser s'ils s'écartent du droit chemin.
La voix de Guy était sèche, claquante. L'élève-officier n'appréciait visiblement pas les décisions de sa mère.
— Mais pourquoi les confiner dans un pensionnat sévère ? Protesta-t-elle. Ce sont de petits anges !
— Des anges ? Permettez-moi d'en douter. Lorsque Bérénice et Alfred étaient encore vivants, seul mon beau-frère parvenait à se faire obéir.
Les lèvres de la comtesse tremblèrent, sa main se posa sur son cœur palpitant, et Guy soupira, ses yeux se posant brièvement sur l'immense portrait de sa sœur. Sa mère se confinait dans le passé, vivrait toujours avec la chère disparue. Il fit quelques pas et s'adossa à la cheminée avant de changer délicatement de sujet :
¾ J'ai croisé une jeune fille dans les cuisines lors de mon arrivée. Avons-nous recruté ?
¾ À part ma chère Madeleine, personne ne s'est présenté ces derniers mois. Je suppose que c'est elle que vous avez rencontrée.
Madeleine... Le prénom charmait l'oreille, se savourait telle la pâtisserie, doux et sucré. Il restait sur la langue, entêtant mais discret. Guy resta songeur : l'inconnue avait manifestement conquis le cœur de sa mère.
— Qui est-ce ?
— La gouvernante des jumeaux. Une jeune fille tout ce qu'il y a de plus charmant, à l'éducation exquise et dotée d'une culture importante. Je ne critiquerais que sa façon de faire cours.
— Vraiment ? Releva Guy d'un ton amusé.
— Elle se montre de temps à autre sévère, très dure avec mes chérubins, acquiesça la comtesse, l'air contrarié.
Le jeune aristocrate se retint de souligner que les chérubins en question avaient un jour brûlé son costume, et soupira. Sa mère et ses préférences...
**********
Madeleine resta silencieuse le reste de la journée, les joues rouges de confusion et la langue bloquée. Il lui semblait que sa culpabilité éclatait sur sa figure, que chacun découvrirait son forfait dès qu'elle parlerait. Mais le personnel ne fit pas attention à son malaise et seul Tom posa sur elle un regard inquiet. Jacques fulminait encore contre Monsieur Gavorgue qui avait bouleversé sa protégée, Anna tricotait des chaussettes immenses pour un orphelin qu'elle parrainait, et la cuisinière tentait de déchiffrer un mot qui avait bavé sur le papier de son journal, dans un fauteuil près du feu, la langue tirée avec application pour mieux lire.
— Un mot qui commence par F, demanda-t-elle brusquement en relevant le nez.
— Farandole, suggéra Anna.
— Froideur, contra Jacques.
— Frein ! S'écria Tom.
— Faute, avança tristement Madeleine en tapotant du bout des doigts la table de chêne.
La tablée éclata de rire devant les mots proposés, mais le chauffeur fronça les sourcils, interpellé. En vain. Madeleine baissa les yeux et se réfugia dans son livre. Monsieur Gavorgue arriva à point nommé pour calmer les esprits excités et déclara de sa voix grave :
— Monsieur s'est retiré dans sa chambre et a prévenu qu'il ne souhaitait aucun repas. J'ose espérer que vous avez entendu et compris Mademoiselle, poursuivit-il en foudroyant du regard Lisa qui se recroquevilla sur sa chaise, tremblante.
Jacques ouvrit la bouche pour protester mais Madame Leludre changea habilement de sujet et les domestiques retournèrent chacun à leurs occupations.
Anna délaissa ses chaussettes, se rapprocha de Madeleine et lut quelques mots par-dessus son épaule.
— Que lisez-vous ? Demanda-t-elle enfin.
— Les Regrets, de du Bellay.
Anna écarquilla les yeux et regarda plus attentivement sa camarade, inquiète.
— Nous irons à la foire du village samedi, finit-elle par reprendre en croisant le regard désemparé de Jacques. Madame Leludre a obtenu la permission pour tout le personnel. Vous joindrez-vous à nous ?
Pour la première fois depuis la soirée, un véritable sourire illumina le visage de la gouvernante et elle hocha la tête, brusquement apaisée. Anna sourit ; les fêtes étaient le remède pour toute jeune fille timide et nostalgique.
**********
Tom gagna un prix, Jacques offrit des confiseries à Lisa et Anna acheta un petit soldat de plomb pour son protégé, un joujou représentant un soldat français moustachu.
— Vous comprenez, glissa-t-elle à l'adresse de Madeleine qui ne la quittait pas d'une semelle, mon pauvre orphelin a perdu ses parents il y a quelques années. Ils vivaient à Paris, dans un des quartiers pauvres où la peste n'a pas encore disparu. Alors il a échoué à l'Assistance publique.
— Comment l'avez-vous connu ?
— Un ami à moi travaille comme majordome dans une grande famille parisienne. La dame visite souvent les orphelinats pour soulager la misère. Il a vu ce petit garçon et a pensé à moi.
— N'est-ce pas trop lourd pour votre budget ? Risqua timidement Madeleine.
— Je me suis arrangée en conséquence. Et à part Étienne, je n'ai aucune dépense. J'aurais aimé avoir des enfants, poursuivit Anna, plus sombre, mais...
Le silence se fit. La domestique s'était perdue dans ses pensées et la petite Parisienne n'aurait jamais osé l'en tirer. Elle se contenta de regarder les étals, les yeux brillants de convoitise. Celui des marrons chauds plus particulièrement attirait son regard comme malgré elle. L'odeur chaleureuse qui s'en dégageait avait même attiré Lisa qui regarda Jacques d'un air suppliant.
Mais le jeune homme secoua la tête et montra ses poches vides pour prouver sa bonne foi. Ce fut Tom qui vola à son secours et acheta un sachet entier sous l'œil envieux des quelques gamins qui traînaient autour de l'étal en bois.
Les domestiques des Saint-Loup passèrent l'après-midi à se promener dans le village en décortiquant les fruits de l'arbre. Le pique-nique préparé par Marthe avait été délicieux, des marrons ne restaient plus rien, et le groupe riait sous un temps exceptionnellement clément pour la date.
Au grand dépit de Madeleine, le personnel refusa d'entrer dans l'église de Saint-Loup de Naud et lui préféra ses bancs sur la place publique pour digérer, sans se préoccuper de l'heure qui courait vite, trop vite.
Assise entre Tom et Anna, Madeleine sourit. Envolés les soucis et chagrins, les tracas et tristesses. Aujourd'hui, elle se sentait en paix avec le monde entier.
**********
Après ce qui sembla à la maison au grand complet des jours entiers, le lieutenant Guy de Saint-Loup descendit enfin de sa chambre, un matin où la neige tombait à gros flocons. Dans la salle à manger, la comtesse et Monsieur Gavorgue le virent débarquer, frais et reposé.
— Bonjour Mère, lança-t-il en l'embrassant chaleureusement. Quelles nouvelles du toit ?
— Il continue à laisser passer l'eau de manière presque affolante, grimaça la comtesse en lui rendant fugacement son baiser. Le grenier et les souvenirs en pâtissent.
— C'est qu'il aimerait grignoter ma solde toute entière, répliqua gaiement le jeune homme en se servant de café.
Mais la ride brusquement apparue au front et son froncement de sourcils montraient combien ce souci l'atteignait davantage qu'il ne le laissait paraître.
— Guy, commença sa mère en reposant avec grâce sa tasse de thé. J'ai envoyé un message à Cécile pour l'inviter à passer Noël avec nous.
— N'aurait-elle pas envie de passer ce moment chrétien avec sa famille pour une fois ? Releva-t-il sans lever les yeux de la tartine qu'il beurrait.
— Cessez de jouer avec le sentiment d'autrui mon garçon. Il est grand temps que vous passiez davantage de temps ici, à Saint-Loup.
— Que je sache, les métayers gèrent leurs parcelles de manière raisonnable, les loyers rentrent chaque mois, et mon administration est tenue à jour. Je ne vois aucune raison de formuler cette critique implicite.
La voix de l'officier était brusquement plus sèche, menaçante sans en avoir l'air. Mais sa mère poursuivit, peu effrayée.
— Vous allez avoir vingt-trois ans.
— Il me semblait avoir encore le temps.
— Vous ne tenez aucun engagement sur le plan mondain. Les Dampierre sont votre seule fréquentation, et encore vous limitez-vous à votre camarade de promotion Philippe. Est-ce bien raisonnable ? Quand vous vous retirerez ici en août prochain, vous devrez faire face à un monde qui vous sera inconnu, pire hostile.
Guy soupira. Le moment d'annoncer à sa mère qu'il souhaitait faire une réelle carrière dans l'armée ne lui semblait guère opportun.
— Eh bien soit ! Se résigna-t-il. Invitez Cécile de Dampierre et veillez à ce que les jumeaux passent leur temps libre avec elle. Cela nous fera toujours un peu de vacances.
— Oh, vous exagérez.
— A peine, marmonna-t-il en mordant à belles dents dans le pain frais.
**********
Ce fut en entrant dans la bibliothèque, devant la chevelure blonde de Madeleine, que Guy se rappela cet entretien si particulier où elle l'avait pris pour un bibliothécaire. S'il se souvenait bien, elle lui avait soutenu que son grand-père exerçait le même métier que lui, mais que lui-même était trop jeune pour cela. Il étouffa derechef un rire à ce souvenir qui s'imposait si brutalement et reprit son sérieux en voyant deux yeux bleus se poser sur lui.
Perchée sur le petit escabeau, sur la pointe des pieds pour mieux attraper un énorme livre, elle tourna la tête pour observer le nouvel arrivant et rougit instantanément lorsque leurs regards se croisèrent.
— Mademoiselle Delorme, si je ne me trompe pas.
Elle frémit sous la voix chaude et descendit prudemment de son perchoir de bois, attentive à regarder les marches plutôt que le jeune homme. Avec un peu de chance, il avait effacé l'épisode de la cuisine de sa mémoire.
— Monsieur le comte.
— Décidément, vous êtes partout. Dans les cuisines, ici... je vous ai également aperçue dans les jardins. À la poursuite des deux diablotins ?
Ses joues la cuisaient. Il n'avait pas oublié. Et voilà qu'il arborait son éternel sourire amusé, le même qu'il y a trois jours.
— Auriez-vous perdu votre langue ? La taquina-t-il de plus belle en se penchant légèrement vers elle. Il me semblait avoir conversé avec une jeune demoiselle plus éloquente.
Elle serra les poings, sa gêne teintée de rancœur. Sa honte était pourtant visible. Et son sourire qui la mettait sur des charbons ardents ! Ne prenait-il donc jamais rien au sérieux ?
— Veuillez m'excuser Monsieur le comte, commença-t-elle en prenant une grande inspiration. Mais il me semble que vous n'avez pas été très honnête avec moi ce jour-là.
— Vraiment ? Il me semblait pourtant avoir été le plus courtois des hommes, répondit-il en fronçant les sourcils.
En vérité, il n'avait pas dit grand-chose lors de cet échange et en avait parfaitement conscience. Il avait noté la farine qui la rendait si pâle, quelques taches de rousseur ici et là. Et surtout la finesse de ce visage, ces traits purs, telle cette peinture de Romney qu'il appréciait tant. Avant qu'il ne réalise le sens de ses paroles.
— Je vous en prie, le coupa-t-elle en levant la main. Je ne savais pas qui vous étiez. À vrai dire, acheva-t-elle dans un souffle, je pensais que vous étiez...le bibliothécaire attendu.
Guy étouffa un rire et baissa la tête pour échapper au regard étincelant de la jeune fille. Elle l'avait pris pour Théo.
Avait-il l'air si rachitique pour que la confusion semble évidente ?
— Je l'admets Mademoiselle, j'ai eu l'audace de jouer avec la situation et votre attente. Et pour cela, veuillez m'en excuser.
Il se redressa, lissa du plat de la main sa veste et, la saluant de son éternel sourire, repartit.
Elle attendit que son pas décroisse puis se laissa tomber dans le fauteuil le plus proche, ses doigts triturant sa natte à moitié défaite, un soupir digne du mistral lui échappant.
Il ne lui en voulait pas, certes, mais elle avait comme un goût d'inachevé de cette discussion. Comme si elle sentait confusément qu'elle ne lui avait pas tout dit.
Les cris des jumeaux glissant le long de la rampe de l'imposant escalier se firent entendre dans toute la maisonnée, et la jeune demoiselle soupira de plus belle. Encore une après-midi à courir après ces garnements casse-cou.
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