7. Le lieutenant Guy de Saint-Loup
Décembre 1913
La vie reprit son cours à Saint-Loup de Naud. Le château était toujours désespérément vide de visiteurs, les jumeaux régnaient en maîtres et la comtesse demeurait continuellement dans le grand salon, ses yeux nostalgiques du passé posés sur le grand portrait.
Le personnel avait accueilli avec joie la décision de Madeleine : Marthe lui prodiguait mille conseils culinaires, Anna et Lisa étaient toujours aussi aimables, et même Jacques s'était fendu d'un mot gentil un jour qu'ils étaient seuls dans la cuisine. Noël, insensiblement, approchait : cela faisait quatre mois que la petite Parisienne était arrivée, et deux que les jumeaux avaient révélé leur vrai visage.
— Vous maigrissez que c'est à en faire peur, grommela un jour Marthe en finissant le bouillon dont l'odeur alléchait d'avance ceux qui passaient par là.
Madeleine sourit faiblement ; elle ne dormait plus depuis qu'elle avait retrouvé sa chambre en haut du château. Les jumeaux avaient réussi à forcer la serrure et la clef ne lui était plus d'aucune utilité.
— C'est qu'ils continuent à vous faire des misères, pas vrai ?
L'image du recueil de poésie Alcools de Guillaume Apollinaire, que Victor avait gentiment glissé dans ses bagages alors qu'elle repartait, lui traversa fugitivement l'esprit et elle hocha la tête, trop émue pour parler. Du livre ne restait plus grand-chose excepté la couverture. Et encore.
— Ma fille, poursuivit la cuisinière en touillant une étrange mixture bouillonnant joyeusement sur le feu, je ne passerai pas par quatre chemins. Ces enfants sont de véritables fléaux et de mon temps, comte ou pas comte, on leur aurait donné une fessée.
Mme Leludre releva la tête de son ouvrage, choquée que l'on parle ainsi des héritiers, mais la cuisinière haussa les épaules et poursuivit :
— Aux grands maux les grands remèdes. Vous avez vingt ans, l'âge d'or, affirmez-vous.
— Mais... balbutia Madeleine. Je ne frapperai jamais un enfant, fût-il horrible.
L'intendante hocha vigoureusement la tête et regarda subrepticement la gouvernante, un drôle d'éclat dans les yeux qu'elle réprima aussitôt pour poursuivre sa lecture.
— Dans ce cas, soupira Marthe, je me demande pourquoi vous restez ici. Sauf votre respect, rester sans avoir l'intention de rien faire, ça me dépasse.
Madeleine resta longtemps songeuse devant cette question pourtant logique. La réponse, mélange d'amour-propre et de volonté de se prouver quelque chose, n'était guère glorieuse. En tout cas, elle voulait la garder pour elle.
Madame Leludre posa un regard pensif sur cette jeune fille si mystérieuse qui endurait brimades sur méchancetés sans rien dire. Elle avait noté que les cours avaient été malgré tout maintenus et que les jumeaux s'y rendaient de façon plus ou moins régulière, pour entretenir l'illusion face à la comtesse. Les enfants avaient imposé leur discipline à la maison, et la vieille fille s'en désolait, navrée de voir une aussi belle maison vide et à la merci d'enfants terribles.
Il fallait qu'elle intervienne.
***********
Madeleine, après avoir secondé Marthe, l'avait rapidement remplacé pour la réalisation de quelques plats. Le personnel raffolait de ses biscuits, la vieille cuisinière en profitait pour voler quelques minutes de couture et la jeune fille s'occupait en même temps qu'elle pensait à autre chose qu'à ses élèves saccageurs. La recette de Papet pour faire des crêpes faisait fureur dans la demeure et même Marthe avait reconnu qu'elles étaient meilleures, une première si l'on en croyait Jacques.
Le soir était tombé depuis quelques heures sur le château. Le personnel, dans l'office, discutait de politique avant d'aller se coucher, et Madame Leludre mettait à jour son courrier, l'oreille toujours aux aguets. Dans la cuisine spacieuse, seule avec le majordome qui lisait tranquillement son journal, Madeleine préparait la pâte des croissants qui seraient servis au goûter du lendemain.
— Voyez-vous ça, grogna sourdement Monsieur Gavorgue en tournant la page. Des incidents ont encore éclaté à propos de l'Inventaire. Un homme serait blessé. Quand le gouvernement se rendra-t-il compte que ces lois sacrilèges ne font que diviser profondément le pays ?
Madeleine lui jeta un regard étonné et méfiant. Depuis cette nuit où elle avait entrevu ce que pensait réellement le majordome, elle préférait rester perpétuellement sur ses gardes. Aussi se contenta-t-elle d'un simple hochement de tête prudent avant de retourner à sa pâte.
Monsieur Gavorgue lui jeta un étrange regard et, pliant avec méthode son journal, s'approcha lentement.
— Mademoiselle Delorme...
Elle releva la tête. Des mèches échappées de son chignon lui tombant devant les yeux, un air fatigué, une tristesse dissimulée derrière un apparent sourire, un corps dans des vêtements légèrement trop grands, la jeune fille lui apparaissait comme le chaton sauvé des eaux, tremblant et craintif, que les jumeaux avaient rapportés un jour.
— Je voudrais vous féliciter, acheva l'homme aux cheveux grisonnants, bourru. Vous féliciter et vous assurer de mon admiration.
Madeleine écarquilla les yeux, ébahie. Devant elle, le majordome baissait la tête pour contempler les décorations sur la pâte et ainsi mieux échapper à son regard troublant.
— J'ai rarement vu personne aussi courageuse, encore moins de votre âge. Je ne sais pourquoi vous vous accrochez ainsi à ce poste, mais je voulais vous remercier au nom de la comtesse.
Madeleine le dévisagea, intimidée, et il lui sourit, de son sourire froid mâtiné de cette réserve singulière.
— Madame Leludre m'a racontée votre obstination, et j'ai constaté moi-même votre ténacité à rester. Or, la comtesse a besoin de stabilité et de paix. Aussi, au nom de la maison, merci.
Il prit son journal, la salua un peu moins froidement que d'habitude, et partit. Ébahie, la jeune demoiselle se laissa tomber sur une chaise et passa une main enfarinée sur son front. Voilà qui était nouveau. Nouveau et presque inquiétant.
L'intendante arriva au même moment et s'approcha silencieusement de Madeleine avant de poser avec délicatesse sa main sur son épaule. Madeleine releva la tête et écarquilla les yeux, encore stupéfaite du compliment du majordome.
Pour toute réponse, Madame Leludre sourit.
— Croyez-moi quand je vous dis que Monsieur Gavorgue ne fait jamais de compliments. À qui que ce soit.
**********
— Mademoiselle Delorme !
La voix de l'intendante claqua dans l'office, sèche et presque désagréable. Mais Madeleine ne la craignait plus -ou presque. La vieille fille avait réussi à conquérir sa confiance et l'avait tant bien que mal aidée dans tout ce qui était susceptible d'améliorer son sort.
À ses côtés, Marthe grommela, surprise dans sa somnolence frauduleuse, et se remit à écosser les petits pois.
— Le bibliothécaire de Monsieur arrivera cette semaine, un certain Théophile Benitoron, poursuivit Mme Leludre en vérifiant d'un regard le nom. Si je ne m'abuse, il devrait arriver d'ici deux à trois jours.
— Est-il nommé par la comtesse ? Intervint Marthe, vivement intéressée.
— Par Monsieur lui-même. Il désire classer la bibliothèque familiale et mettre à jour le sommaire qui date d'il y a vingt ans.
L'intendante jeta l'enveloppe au feu et reprit en se tournant vers Madeleine qui restait attentive, les mains plongées dans les petits pois :
— Je compte sur vous pour le mettre au courant des habitudes de la maison. Si je ne m'abuse, ce jeune homme doit avoir votre âge et vient lui aussi de Paris. D'excellentes raisons pour établir un lien concret, afin qu'il comprenne les particularités de la maison St-Loup.
Et sans un mot de plus, le chignon toujours aussi strict et les pas mesurés, Mme Leludre repartit, laissant Marthe et Madeleine sourire devant son air sévère qui ne la quittait jamais.
— Je vais finir par croire qu'elle a avalé un balai, marmonna Marthe en se rasseyant en face de sa petite protégée.
Madeleine acquiesça pour lui faire plaisir mais se replongea derechef dans ses pensées. Un nouveau venu chez les St-Loup ? L'annonce, après tant de mois passés isolée au fin fond d'un château, perdue dans la campagne aux alentours de Paris, avait de quoi émoustiller la demoiselle.
Les domestiques eux-mêmes, dans les jours qui suivirent, n'eurent plus d'autre sujet de conversation que ce nouvel employé, parisien d'origine, qui leur parlerait des dernières nouvelles et briserait au moins pour quelques temps la monotonie du château.
Noël approchait, le Nouvel An et les permissions aussi.
**********
Madeleine pétrissait la pâte avec ardeur. Des mèches échappées de son chignon retombaient autour de son visage, l'encadrant, se soulevant en même temps que les mouvements de la jeune fille. De temps en temps, elle s'épongeait le front, laissant des traces blanches sur son visage et même dans ses cheveux.
Marthe l'avait laissée pour aller inspecter le poulailler. Des renards avaient déjà mangé des poulets et la vieille cuisinière, furibonde depuis trois jours, promettait les pires tortures à l'animal qu'elle trouverait. En vain.
L'arrivée de ce Théophile Benitoron était imminente. Tom était parti le chercher à la gare de Longueville, comme il l'avait fait pour Madeleine en septembre, Jacques inspectait tous les vêtements de Monsieur le comte sous la férule de Mr Gavorgue, et Mme Leludre mettait à jour l'intendance. Les servantes, elles, couraient en tous sens pour préparer au mieux la maison.
Silencieusement, Madeleine s'étonnait de toute cette agitation pour un simple bibliothécaire. Mais à entendre Mme Leludre, ce jeune homme d'environ vingt ans était issue d'une grande famille, avait devant lui de brillantes études littéraires, et préparait même un diplôme en paléographie en complément d'un diplôme d'histoire du Moyen-Âge. Les Saint-Loup étaient chanceux de l'avoir et si le bibliothécaire avait accepté, c'était davantage par amitié pour Monsieur le comte, Saint-Cyrien régulièrement absent, que par les avantages qu'offrait l'emploi.
Madeleine avait haussé les épaules, malgré tout admirative et légèrement envieuse. Elle aurait aimé faire autant d'études. Mais en dépit des quelques lois qui tentaient depuis une vingtaine d'années d'ouvrir le monde de l'enseignement supérieur aux femmes, l'avancée restait encore timide et surtout, surtout, Papet n'avait jamais pu, malgré la relative aisance dans laquelle ils vivaient grâce à la librairie, lui offrir des études aussi coûteuses. L'agrégation d'histoire requérait des années d'étude et de l'argent. Beaucoup d'argent.
Madeleine soupira et posa les mains sur la table recouverte de farine, légèrement désespérée. Malgré tous ses efforts pour les amadouer, les jumeaux restaient farouches, impossibles à dompter. La solution ferme, les corriger, la tentait de plus en plus mais l'effrayait également. Elle avait trop souffert des coups de règle sur le bout des doigts pour vouloir recommencer le même manège.
Elle remit une mèche de cheveux derrière l'oreille et fixa sa pâte sans vraiment la voir. Le nouveau bibliothécaire se rendrait très vite compte de la situation mais, même sans réelle confirmation de Mme Leludre, elle savait qu'il valait mieux taire l'affaire des jumeaux et lui laisser le temps de le découvrir par lui-même. Ainsi, elle avait bien conscience de rentrer dans le jeu vicieux qui régnait sur le château depuis quelques années, mais malgré sa répugnance, ne voyait pas d'autre solution. Mr Gavorgue serait furieux que ce diplômé reparte, dégoûté par son témoignage et la situation, et elle serait renvoyée sur l'heure. Piètre expérience professionnelle.
Un bruit de pas se fit entendre et Madeleine se redressa, tous les sens en alerte. Marthe l'avait prévenue que le nouveau venu viendrait faire un tour dans l'office afin de se familiariser le plus vite possible avec les lieux. Et elle s'était promis à elle-même d'être la plus accueillante possible. À en croire les pas lourds qui approchaient, il était arrivé.
Le jeune homme apparut, souriant, et s'avança vers elle, une lueur d'étonnement étrangement présente dans ses yeux. La jeune fille sourit, déjà conquise par son air d'ange, et tendit chaleureusement sa main pleine de farine, rayonnante.
— Bonjour, Monsieur ! Je suis Madeleine, la gouvernante des enfants Saint-Loup.
— Bonjour Mademoiselle, s'inclina-t-il en prenant délicatement la petite main avant de s'incliner.
Madeleine rougit un peu en apercevant ses mains abîmées couvrir de farine celles du jeune homme et, les essuyant vivement sur son tablier, reprit gaiement en pétrissant de nouveau la pâte :
— Avez-vous fait bon voyage ? Tom n'a-t-il pas été trop rapide sur les petites routes ?
— Monsieur Charpentier a été aussi prudent qu'efficace, répondit le nouveau venu en s'accoudant avec tranquillité au comptoir.
Madeleine lui jeta un regard rapide, nota des cheveux châtains coupés court, une bouche fine et deux yeux gris, un corps athlétique, puis aperçut brièvement des vêtements de qualité : une veste de laine particulièrement belle sur un gilet et une chemise immaculée. Il gagnait manifestement bien sa vie. Bras croisés, il l'observait travailler avec attention.
— Vous savez, reprit-elle avec entrain en saupoudrant de farine sa pâte, on ne s'attendrait pas à un jeune homme pour la fonction que vous occupez.
— Vraiment ? Releva le jeune homme, un sourire aux lèvres. Et pourquoi donc ?
— Eh bien, dans votre corporation, on requiert davantage une personne avec de l'expérience et parallèlement une culture importante amassée au fil du temps. Je n'ai jamais vu que des personnes âgées exercer votre métier.
— Des personnes âgées ? Répéta-t-il alors qu'un large sourire commençait à étirer ses lèvres.
Madeleine lui jeta un autre coup d'œil et fut frappé de la façon dont son sourire illuminait son visage. Elle sourit à son tour, gagnée par la bonne humeur qui émanait du jeune homme et hocha la tête, désireuse de le mettre en confiance.
— Bien sûr ! Affirma-t-elle en souriant de toutes ses dents. Je n'ai jamais vu que de respectables vieilles personnes, à l'âge vénérable et au savoir infini. Il n'y a d'ailleurs que des hommes, à part quelques femmes.
Le nouveau venu s'étouffa et toussa quelques minutes, le poing serré contre la bouche pour être le plus discret possible. Puis, un sourire éclatant aux lèvres, il releva les yeux et observa longtemps Madeleine qui modelait la pâte de façon à former des croissants. Son chignon, ébranlé par les mouvements qu'elle faisait, retenait tant bien que mal ses cheveux blonds qui, au soleil, paraissaient parfois traversés de reflets roux.
— Si je comprends bien, vous connaissez le monde dans lequel je vis ? Demanda-t-il poliment, sans pouvoir cependant cacher la lueur amusée de son regard.
— J'en fais plus ou moins partie, confirma Madeleine avec son si joli sourire. Mon grand-père exerce votre métier.
— Actuellement ? S'étonna le jeune homme, manifestement surpris.
Elle hocha la tête et il émit de nouveau ce léger bruit qui pouvait passer pour une toux -ou bien un rire amusé. Elle le regarda, étonnée de sa réaction, et il secoua la tête.
— Veuillez m'excuser, j'ai pris froid il y a quelques jours. Vous êtes donc la gouvernante de la famille ? Enchaîna-t-il aimablement en s'accoudant de nouveau au comptoir.
Madeleine hocha la tête pour toute réponse et remit en place une mèche volage qui revint pourtant immédiatement à sa place.
— Je suis arrivée en septembre, précisa-t-elle.
— Cela se passe-t-il bien ?
Elle releva la tête et fixa quelques instants le jeune homme qui fronçait légèrement les sourcils en attendant sa réponse. Elle se mordit inconsciemment la lèvre et mentit, encore une fois depuis que les jumeaux étaient entrés dans sa vie :
— Tout se passe à merveille, déclara-t-elle avec ce qu'elle espérait être un sourire convaincant.
Avait-elle été convaincante ? Apparemment pas. Il fronça davantage encore les sourcils, manifestement incrédule, et elle gémit intérieurement. Monsieur Gavorgue serait furieux. Et obtiendrait probablement son renvoi.
— Monsieur de Saint-Loup !
La voix de Marthe résonna dans la cuisine, brisant le silence qui s'était installé et la bulle dans laquelle les deux jeunes gens s'étaient enfermés. Madeleine sursauta et il se retourna, le sourire toujours aux lèvres, pour faire face à la domestique qui se précipita pour le serrer dans ses bras.
— C'est mon petit Guy ! Mon Robin des Bois ! Criait la cuisinière, folle de joie.
Madeleine resta les bras ballants devant l'étrange duo que formait la cuisinière ronchon et le jeune aristocrate, officier de l'armée française.
Il n'était pas Théophile Benitoron, le bibliothécaire parisien aux nombreux diplômes. Il portait le nom des Saint-Loup. Marthe l'avait appelé... Les mains dans la farine, réalisant peu à peu la situation, la jeune fille étouffa un hoquet d'horreur et écarquilla les yeux lorsqu'il se retourna vers elle, le regard insondable.
Le comte Guy de Saint-Loup était devant elle.
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